est géographe, professeur à l’Université Paris-VIII et directeur de la revue de géographie et de géopolitique Hérodote.
Démocratie accrue ou concurrence exacerbée?
L’accroissement du pouvoir des collectivités
locales constitue un incontestable avantage pour la démocratie,
mais il risque d’aviver la concurrence entre collectivités.
La décentralisation fait actuellement l’objet
de multiples discours et le Premier ministre, qui était encore
récemment le président de la région Poitou-Charentes,
ne manque pas d’en évoquer les avantages, comme s’il
s’agissait d’un phénomène tout à fait nouveau.
Le centralisme, pire le « jacobinisme », sont dénoncés
comme la cause de toutes les pesanteurs et de tous les blocages, et la
décentralisation est présentée comme la solution
de nombre de problèmes et comme le signe même de la modernité.
Rappelons toutefois 1 que c’est dans les années
cinquante que les départements commencent à être progressivement
associés par petits groupes (certes pour des tâches encore
limitées) à ce que l’on appellera par la suite les
vingt-deux régions (administratives). C’est, au début
des années soixante, le gouvernement du général De
Gaulle, réputé fort centralisateur, qui, avec la création
de la Datar, lancera le programme des « métropoles d’équilibre
». Il dotera nombre de villes de province, alors de taille très
moyenne, des ressources et des équipements qui allaient leur permettre
de devenir des grandes villes et des capitales de région.
Les lois de décentralisation de 1982, adoptées
sous le gouvernement de François Mitterrand, ont doté chacune
des vingt-deux régions de pouvoirs relativement importants et d’un
Conseil régional élu au suffrage universel. Mais en I983,
les pouvoirs des départements et ceux des conseils généraux
étaient eux aussi considérablement accrus et il en a été
de même par la suite pour les municipalités.
Les projets actuels de décentralisation sont donc
une étape nouvelle dans une évolution qui a commencé
il y a un demi-siècle. Dans une large mesure, le pouvoir central,
celui du chef de l’Etat approuvé par l’Assemblée
nationale, c’est-à-dire les représentants de la nation,
a impulsé et impulse encore le mouvement de décentralisation.
Aujourd’hui, le centralisme a mauvaise presse (on le confond à
tort ou à raison avec le pouvoir des hauts fonctionnaires) et le
mot décentralisation suscite dans l’opinion des images positives,
à tel point que la gauche comme la droite s’en réclament.
L’évolution de la société française
depuis plus d’un siècle a fait que l’appareil d’Etat
a été conduit à prendre en charge sur l’ensemble
du territoire toute une série d’activités culturelles,
sanitaires, économiques et sociales. Même avec un très
grand nombre de fonctionnaires, l’Etat ne peut plus remplir efficacement
ces multiples fonctions et il est conduit à les confier progressivement
aux collectivités territoriales, régions, départements,
municipalités dont le nombre des employés et fonctionnaires
s’accroît considérablement.
Un progrès pour la démocratie
Plutôt que d’énumérer les avantages
techniques de ce large mouvement de décentralisation, je dirai
surtout qu’il contribue aux progrès de la démocratie
dans notre pays. Certes, l’élection des représentants
de la nation au suffrage universel existe depuis un siècle et demi
et l’élection du chef de l’Etat depuis quarante ans.
Certes, la liberté d’expression s’est beaucoup développée
depuis 1968.
En revanche, le comportement civique d’un grand
nombre de citoyens régresse, comme leur participation à
la vie politique au plan national et l’on sait que ceci est grave
pour le fonctionnement de tout ce qui constitue la démocratie.
C’est pourquoi j’estime que la décentralisation peut
contribuer à la consolidation de la démocratie dans la mesure
où se multiplie le nombre des hommes et des femmes qui acceptent
les suffrages de leurs concitoyens pour exercer de véritables responsabilités
d’intérêt collectif dans leur commune, leur quartier,
leur ville, ou au sein d’ensembles territoriaux, leur département
ou leur région, dont ils se font une idée plus concrète
que l’ensemble du territoire national.
Certes, on peut considérer comme tout à
fait irrationnel qu’il y ait en France trente-six mille communes
et que beaucoup d’entre elles n’aient plus beaucoup d’habitants.
Mais trente-six mille communes, ça veut dire trente-six mille maires
et sans doute dix fois plus de conseillers municipaux qui, bénévolement
pour la plupart, sont chargés par leurs concitoyens de responsabilités
de plus en plus nombreuses et difficiles à exercer. Les polémiques
politiques, qui font aussi partie du fonctionnement de la démocratie,
se déroulent le plus souvent de façon plus concrète
au niveau local et régional.
Certes, un nombre croissant de communes faiblement peuplées
s’associent en intercommunalité pour gérer en commun
certains problèmes, mais les maires et les conseillers municipaux
de chacune d’elles ne doivent pas disparaître pour autant,
car ce sont eux qui sont véritablement en contact avec leurs concitoyens.
Tels sont, à mon avis, les avantages du développement
de la régionalisation, c’est-à-dire de l’accroissement
des pouvoirs conférés aux différents types de collectivités
territoriales.
Concurrence entre collectivités
Mais quels sont les inconvénients ? Ils tiennent à la concurrence croissante entre ces collectivités territoriales de différents niveaux. Certains promoteurs d’une régionalisation encore plus poussée en relais ou au détriment des pouvoir de l’Etat central — c’est semble-t-il le cas de Jean-Pierre Raffarin —, estiment que ce sont les pouvoirs de chacun des vingt-deux régions (et celles d’outre-mer) qui doivent être renforcées, non seulement vis-à-vis de l’Etat mais aussi par rapport aux départements. La région, qui regroupe un plus ou moins grand nombre d’entre eux, est ainsi considérée comme le niveau supérieur d’une hiérarchie des collectivités territoriales, celui-ci correspondant au niveau des Lander allemands ou des Autonomies espagnoles.
Mais les conseils généraux de départements
n’entendent pas se laisser retirer certains pouvoirs au profit de
la région dont ils font partie, et certains d’entre eux rappellent
que le budget qu’ils ont à gérer est beaucoup plus
important (dix fois plus dans certains cas) que celui de la région
où ils se situent.
Les présidents des grandes communautés
urbaines (dont le budget est dans certains cas dix fois supérieur
à celui du conseil général) font le même raisonnement,
tant à l’égard de la région que du département
et ils réclament d’exercer eux aussi des pouvoirs accrus que
confère la nouvelle régionalisation.
L’idée que le département est «
trop petit » et qu’il faudrait le supprimer n’est pas
du tout partagée, selon les derniers sondages, par l’ensemble
de l’opinion. La décision que vient de prendre le gouvernement,
pour l’organisation des prochaines élections européennes,
de constituer huit grandes régions, inquiète les conseils
régionaux qui savent qu’en « haut lieu » près
de la moitié des vingt-deux régions sont, elles aussi, considérées
comme « trop petites » dans le cadre de l’Europe élargie.
Pour ne mécontenter aucun notable, la tendance
est de déclarer vouloir accroître les pouvoirs de toutes
les catégories de collectivités territoriales, et ceci ne
peut avoir pour effet que de multiplier leurs rivalités de pouvoirs.
D’aucuns prétendront les apaiser en se référant
aux règles de la « subsidiarité », terme à
la mode pour désigner de nouvelles formes de « gouvernance
» dont les arbitrages, en fin de compte, seront fonction des relations
entre le gouvernement à Paris et tel président de conseil
général ou tel président de conseil régional
et telle ou telle collectivité territoriale.
Répartition inégale des ressources
Le grand problème sera surtout de répartir
« équitablement » (comme le promet Jean-Pierre Raffarin)
entre des régions dont les moyens sont extrêmement inégaux.
Ainsi, les ressources financières nationales sont fournies pour
près de 40 % dans la grande région parisienne (l’Ile-de-France,
nord de la région Centre, Picardie, Haute-Normandie, Champagne)
avec moins du quart de la population française.
La nouvelle loi de décentralisation qui donne aux collectivités
territoriales une autonomie croissante avec des pouvoirs et des responsabilités
accrus, va plus encore faire apparaître la très grande inégalité
des poids économiques des vingt-deux régions. La Corse n’a
que 260 000 habitants, le Limousin, 700 000, l’Auvergne, 1,3 million.
Comment les moins peuplées et les moins riches d’entre elles
vont-elles pouvoir faire face aux dépenses qu’entraînent
le fonctionnement, l’entretien et le renouvellement des nombreux services
publics qu’elles vont devoir prendre en charge ?
La nouvelle loi de décentralisation transférant
vers des communautés territoriales des responsabilités qu’elles
ne peuvent guère assumer financièrement, il va donc falloir
que l’Etat, le pouvoir central, continue de transférer vers
les régions des moyens financiers principalement produits dans
la région parisienne. Les régions de plus en plus autonomes
risquent donc de devenir de plus en plus concurrentes et l’arbitrage
entre leurs revendications va poser des problèmes de très
grande importance.
Cette grande vague de « régionalisation
» risque aussi de faire apparaître des rivalités territoriales
entre les régions. Si, dans les années cinquante, pour constituer
chacune d’elles, le regroupement d’un plus ou moins grand nombre
de départements avait été décidé dans
une indifférence quasi générale, il n’en est
plus de même aujourd’hui.
Ainsi, selon un tout récent sondage, plus des
deux tiers des habitants de la région Bretagne demandent le rattachement
de Nantes et du département de Loire-Atlantique. La région
Centre se trouve divisée par la rivalité de ses trois villes
principales. Une ligue savoisienne réclame la création d’une
région Savoie qui serait autonome. Les partisans de la création
d’un département basque ne cachent pas leur projet de se rattacher
à un Pays basque Euskadi qui se séparerait de l’Espagne.
Tous ces problèmes sont géopolitiques,
c’est-à-dire qu’ils traduisent des rivalités de
pouvoirs sur des territoires, rivalités entre différents
types de pouvoirs sur des territoires de plus ou moins grande envergure
et se combinant les uns aux autres.
L’analyse géopolitique ne porte pas seulement
sur des rivalités territoriales entre des Etats ou des concurrences
planétaires entre grandes puissances. Les rivalités de pouvoirs
au sein d’un Etat démocratique peuvent et doivent se dérouler
de façon démocratique, et la méthode d’analyse
géopolitique peut aider à ce que les citoyens voient plus
clair dans des questions compliquées, se sentent concernés
et participent de nouveau à la vie politique.
La nouvelle décentralisation va multiplier les problèmes
géopolitiques mais, en multipliant le nombre des acteurs, elle peut
contribuer à la consolidation de la démocratie et à
son développement.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/democratie-accrue-ou-concurrence-exacerbee.html?item_id=2465
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article