Philippe PELLETIER

est avocat et président du comité stratégique du « Plan bâtiment
Grenelle ».

© Luc Paris

Serge CONTAT

Directeur général de la Régie immobilière de la ville de Paris (RIVP).

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Logement : poursuivre le mouvement engagé

L’intervention des collectivités locales dans l’habitat s’est déjà renforcée. Elle pourrait encore s’accroître et apporter des réponses mieux adaptées à des besoins spécifiques.

Avec, en France, un parc de 29,5 millions de logements pour 60 millions d’habitants, soit l’un des taux les plus élevés d’Europe, une construction neuve qui s’est maintenue au-delà de la barre symbolique des 300 000 réalisations par an au cours des dernières années, des circuits financiers robustes, un contexte de taux d’intérêt historiquement favorable, la question du logement dans notre pays peut apparaître parfois comme définitivement réglée, ne nécessitant que de simples réglages conjoncturels.

Dans ces conditions, très favorables en apparence, pourquoi se poser la question de son éventuelle décentralisation, alors que d’autres domaines semblent plus prioritaires ?

L’histoire du logement qui connaît des cycles de long terme enseigne modestie et pugnacité. Le désintérêt se paie cher et longtemps, comme l’exemple récent de la Suède le montre. Ce pays, qui a connu la situation favorable d’une offre de logement abondante, de bonne qualité et d’une pression démographique faible, avait « baissé la garde ». La crise du logement qui s’y est développée a replacé le logement au cœur des grandes questions politiques du pays. Elle a conduit à un réinvestissement massif de la collectivité dans les aides financières directes au logement, à un niveau actuellement très supérieur à celui observé en France.

Or, des signaux récents doivent conduire à redoubler de vigilance et éviter à tout prix de tomber dans le « piège suédois ».

Premier signal d’inquiétude, l’offre de logements disponibles est sans aucun doute devenue insuffisante, en dépit d’un taux de construction maintenu à un niveau élevé.

Ce signal est clairement renforcé par les résultats de la dernière enquête Logement réalisée en 2002 dont le fait marquant est le degré historiquement bas de la vacance de logements, à moins de 7 %.

Autre signal révélateur, l’évolution des prix du logement – locatif et accession – qui va bien au-delà de l’augmentation des revenus disponibles et que la baisse des taux d’intérêt ne suffit pas à expliquer. A la différence de la fin des années quatre-vingt-dix, cette envolée touche toutes les grandes agglomérations. L’insuffisance de l’offre n’y est pas étrangère.

Evolution de la demande

De manière plus structurelle, dans le domaine du logement, l’évolution de la demande rejoint celle que l’on peut constater pour d’autres biens de consommation : plus grande segmentation, émergence rapide de besoins nouveaux comme le logement des étudiants ou des travailleurs saisonniers dont les conditions d’hébergement restent particulièrement précaires, désaffectation, voire obsolescence totale d’une partie du parc alors que son amortissement financier n’est pas encore achevé.

Quelques évolutions majeures sur le plan démographique amplifient cette demande structurelle : décohabitation avec le besoin d’accueil partagé des enfants, demande de mobilité en fonction des « temps de la vie », vieillissement de la population et besoin de maintien à domicile, pour ne citer que les plus importantes.

Même si les termes en sont renouvelés, la question du logement reste très largement devant nous. S’interroger sur sa décentralisation est donc nécessaire.

Le premier facteur indispensable à la décentralisation est d’ordre financier.

Le logement reste un secteur très consommateur de capitaux, mais l’alimentation de ce secteur est aujourd’hui assurée : l’accession à la propriété relève de mécanismes financiers banalisés. Depuis la réforme du prêt à taux zéro, les fonds d’épargne sont suffisants pour l’alimentation de la construction neuve et la réhabilitation HLM. L’alimentation financière du secteur n’est donc plus un obstacle à la décentralisation. Cette question de la ressource financière et de sa régulation rendait la question de la décentralisation du logement incongrue, il y a encore une décennie. L’existence actuelle de marges de manœuvre change radicalement la donne pour l’avenir.

Réalité locale

L’émergence de l’intercommunalité devrait faciliter la décentralisation. Les agglomérations et les pays, qui correspondent à la réalité des « bassins d’habitat », sont en quelques années devenus une réalité politique. Cette condition essentielle de la cohérence des politiques d’habitat est désormais remplie.

Par ailleurs, les collectivités locales jouent un rôle central dans le processus de construction par la maîtrise des règles d’urbanisme, déterminante non seulement pour la construction neuve, mais aussi pour l’évolution du parc de logements. Les plans locaux d’urbanisme, qui remplaceront progressivement les plans d’occupation des sols, doivent traiter l’ensemble des questions d’habitat.

Enfin, la question de principe est dépassée : le rôle des collectivités locales est d’ores et déjà essentiel dans le secteur du logement. Elles exercent directement un certain nombre de compétences que la loi leur a conférées, en particulier dans le domaine social : plans départementaux pour le logement des plus démunis, fonds de solidarité logement... En termes d’investissements financiers, leur intervention croit régulièrement pour atteindre actuellement environ la moitié de celle de l’Etat.

Le rôle des collectivités locales dans le domaine du logement s’est donc déjà renforcé. La question posée n’est pas celle d’un transfert pur et simple d’un bloc de compétences, mais l’évolution d’un système complexe.

Décentraliser les aides à la pierre

Les caractéristiques actuelles des aides à la pierre 1 incitent à plus de décentralisation. Alors que leur montant joue un rôle déterminant dans l’accès au logement en influant directement sur les niveaux de loyers envisageables, elles sont globalement insuffisantes (la France se situe plutôt dans le bas de la fourchette des pays européens si l’on prend en compte le montant des aides à la pierre par habitant) et surtout mal adaptées géographiquement. Elles apparaissent souvent « surdimensionnées » dans les zones où les besoins sont faibles, et très insuffisantes dans les secteurs où les marchés du logement sont tendus, en particulier en Ile-de-France.

Introduire plus de décentralisation dans les aides à la pierre permettrait une optimisation de ces aides, et leur adaptation à une échelle géographique suffisamment fine pour appréhender la diversité des marchés du logement. A volume d’aides constant, cette meilleure adéquation doit assurer des conditions d’accès au logement plus efficaces.

Plus de décentralisation, c’est aussi une réponse plus rapide, mieux ciblée face à l’émergence de besoins nouveaux, parfois très spécifiques, que des outils généralistes s’avèrent incapables de traiter. Comment répondre à la situation parfois dramatique du logement universitaire ? Comment répondre avec la même panoplie financière aux besoins de logement des travailleurs saisonniers, touristiques ou agricoles, ou à ceux résultant de la reconversion des bassins industriels ? Ces besoins sont actuellement mal satisfaits, alors qu’ils correspondent à des enjeux économiques ou sociaux essentiels pour la vie locale. Les aides à la personne sont également impuissantes à résoudre ces problèmes.

Plus de décentralisation, c’est assurer plus efficacement la fluidité des « marchés de l’habitat ». Tous les praticiens savent qu’il suffit que l’une des composantes de ces marchés soit affaiblie pour que ce soit l’ensemble du système qui se paralyse. Ainsi, les programmes locaux de l’habitat les plus élaborés abordent cette question de la segmentation des différentes composantes de la demande. Et les collectivités locales apportent souvent des compléments de financement, peu visibles, peu lisibles, pour assurer cette indispensable fluidité. Davantage de décentralisation doit être synonyme de circuits et de modes de réponse plus courts, plus réactifs par rapport à la demande.

Le cas du parc privé

Porteur de valeurs patrimoniales, témoin de l’histoire et de l’âme des villes et villages, mais assurant aussi la fonction de mobilité résidentielle, le parc de logements privés est soumis à des évolutions contrastées. Il est au cœur des interrogations concernant la décentralisation.

Le rôle joué par l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (Anah) pour accompagner les mutations de ce parc s’est avéré déterminant. En une génération, son action a permis de mettre l’essentiel de ces logements aux normes de confort nécessaires à des conditions de vie dignes du début du xxie siècle.

Grâce à la souplesse d’intervention que lui permet sa nature d’établissement public doté d’un conseil d’administration, son action s’est avérée adaptable en fonction de l’évolution des enjeux du parc privé. Cela lui a permis de mettre en œuvre une modulation fine de ses moyens d’intervention pour répondre à des besoins territoriaux différents. Enfin, à travers la politique d’opérations programmées d’amélioration de l’habitat (Opah) qui représente la moitié des logements subventionnés, son action a été conduite dans un cadre largement contractualisé avec les collectivités locales.

La loi Solidarité et renouvellement urbains a modernisé le cadre d’intervention de l’Agence en renforçant son ancrage dans les politiques locales de l’habitat. L’Anah intervient désormais sur la totalité du parc de logements privés, propriétaires bailleurs et propriétaires occupants. Le conseil d’administration a retenu des priorités d’intervention qui correspondent aux grandes questions contemporaines concernant l’habitat : mobilisation du parc privé pour l’émergence d’une offre locative sociale et intermédiaire ; préservation de la santé et de la sécurité des habitants ; prise en compte du développement durable.

La déclinaison de ces priorités est inscrite dans des programmes d’action territorialisés, sur une base départementale, mais qui peuvent l’être par bassin d’habitat. Ils sont élaborés et approuvés par les commissions locales d’amélioration de l’habitat dont la composition paritaire est calquée sur celle du conseil d’administration de l’Agence.

Il est désormais possible d’approfondir cette démarche dans le sens d’une plus grande décentralisation.

Une véritable autonomie serait donnée au niveau local avec des structures individualisées pour lesquelles différentes voies sont envisageables : établissement public spécifique, groupement d’intérêt public. Quelle qu’en soit la nature, cette structure serait dotée d’un conseil d’administration fixant, par bassin d’habitat, des modalités d’intervention. Afin de concilier taille critique d’intervention et adaptation locale, le niveau régional paraît le mieux adapté, mais la diversité des situations rend cette question délicate. Le niveau élémentaire d’intervention, sur le plan opérationnel, serait par conséquent les intercommunalités, au premier rang desquelles se situeraient les agglomérations.

Dans une telle configuration, une agence nationale garderait une véritable légitimité, mais avec des missions redéfinies : réflexion générale sur les grands objectifs en termes d’habitat, évaluation des politiques conduites, solidarité nationale dont les catastrophes récentes suite aux inondations ou accidents technologiques ont clairement montré l’absolue nécessité, et, éventuellement, péréquation financière.

Cette organisation qui constitue un prolongement des évolutions récentes, est en quelque sorte inscrite dans la réalité actuelle de l’Anah.

A travers des conventions signées entre l’Agence et les conseils régionaux, actuellement au nombre de sept, la réalité d’une action concertée entre l’Anah et les régions ou les départements concernés est très proche de ce schéma.

La présence d’acteurs du logement représentant les propriétaires bailleurs, les propriétaires occupants, les locataires, les opérateurs et associations aux côtés des élus est un gage de pertinence dans la définition des politiques et une garantie quant à l’efficacité de leur mise en œuvre.

Des précautions à prendre

Ce schéma, qui concerne aujourd’hui les aides au parc privé, pourrait être adapté à d’autres aides à la pierre. Il pourrait permettre une politique d’aide à l’accession à la propriété mieux ciblée, plus ambitieuse sur le parc ancien. Concernant les aides au logement social public, il suppose de résoudre certaines difficultés spécifiques, touchant notamment au statut et à la compétence territoriale des organismes HLM.

Si la décentralisation est à portée de main dans le domaine du logement, elle ne peut s’envisager qu’en respectant certaines précautions.

L’acuité des problèmes de logement concernant les personnes défavorisées, le débat public concernant le parc de logements sociaux dans les villes (article 55 de la loi SRU), les difficultés insurmontables pour redonner espoir et dignité dans les quartiers qui cumulent pauvreté de la population et faiblesse de ressources fiscales, ont montré que les tentations de repli sur soi et d’égoïsmes locaux pouvaient parfois prendre le dessus. Aller jusqu’au bout de la décentralisation dans le domaine du logement suppose ainsi de résoudre ces questions collectivement et de se donner des garde-fous fiables et pérennes.

Il convient également de veiller aux conditions d’évolution du système. La situation actuelle est hétérogène, une politique du logement efficace suppose de prendre en compte des équilibres parfois construits patiemment au fil des années. Compte tenu de cette complexité et du risque de voir se mettre en place une « décentralisation à rebours », l’expérimentation est la méthode la plus pertinente, voire la seule possible.

Dans ce domaine complexe qu’est le logement, une décentralisation peut indiscutablement apporter des réponses mieux adaptées à tout un chacun. Conduite sans précautions, elle peut aussi être un échec collectif. Plusieurs voies sont désormais ouvertes : l’exemple de l’Anah et les quelques pistes évoquées pour de futures évolutions ne constituent que l’un des schémas possibles. Pour réussir, chacun devra impérativement faire preuve d’écoute et de dialogue avec, au centre des réflexions, les habitants de la cité, tous les habitants, sans que quiconque ne reste en chemin.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/logement-poursuivre-le-mouvement-engage.html?item_id=2468
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