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Jacques ATTALI

est écrivain

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La nouvelle donne du pouvoir

L’affaiblissement de l’Etat se poursuit inexorablement alors que le local devient un lieu de pouvoir de plus en plus pertinent. Mais il devra s’accommoder d’une évolution qui n’est plus seulement géographique.

Face à la mondialisation des mœurs, des idées, des marchandises, des lois, à l’anonymat des marchés, à l’uniformisation de la musique, des vêtements, des modes et des plaisirs, devant la dislocation des empires et des nations par la paix ou la guerre, les individus, confrontés à l’affaiblissement général des pouvoirs politiques, réagissent partout par la même revendication : tout tenter pour échapper à la violence du monde, pour retrouver une maîtrise de leur destin, pour obtenir un meilleur contrôle de leur vie. Et pour y parvenir, partout, le temps du pouvoir central, celui du Prince, semble révolu.
Revient celui du pouvoir local, le plus proche du citoyen, le seul qui soit encore en prise avec les changements du monde. En France, en particulier, pays où l’identité nationale s’est longtemps confondue avec la puissance de l’Etat, le discrédit du pouvoir central a fait monter des revendications régionales. Après une première vague de décentralisation en 1981, les collectivités locales ont pris goût à l’exercice du pouvoir ; elles en demandent aujourd’hui plus encore. C’était prévisible : moins l’Etat est puissant, plus on cherche à l’affaiblir.

Diminution du pouvoir de l’Etat

Cette déperdition du pouvoir de l’Etat a de multiples sources. D’abord, la mondialisation, accélérée par les progrès des technologies, réduit les capacités des Etats à influer sur la vie de leurs territoires. Les marchés peuvent désormais déplacer à leur guise les emplois, les investissements, imposer des normes de travail, des lois sans que les Etats puissent faire plus que de jouer aux hôteliers efficaces, et les frontières perdent leur importance.
Les progrès de la construction européenne vident aussi de leurs contenus une grande partie des compétences nationales. Et chaque région sait désormais qu’elle devra plaider sa cause à Bruxelles au moins autant qu’à Paris.
De plus, les Etats se privent eux-mêmes volontairement de l’essentiel de leurs pouvoirs économiques par le jeu des privatisations et des dérégulations, confiant aux marchés l’essentiel de leurs compétences dans ces domaines.
Enfin, l’Etat est affaibli par les progrès de l’individualisme, exacerbé par les exigences de la consommation, qui pousse chacun à refuser les diktats de la collectivité, et incite les minorités à rejeter les décisions des majorités lorsqu’elles leur sont par trop défavorables.

L’individualisme s’accorde avec le « local »

Incité à refuser le collectif et l’uniforme, le consommateur de biens privés veut aussi contrôler les services qu’il reçoit de la collectivité. Le développement de l’éducation et de l’esprit d’initiative pousse à refuser la soumission à des règles tutélaires. A vouloir décider pour et par soi-même.
Il devient évident que le local est un lieu de pouvoir de plus en plus pertinent, parce que plus proche des aspirations personnelles. Ainsi se dessine peu à peu une nouvelle division des rôles, aux frontières sans cesse en mouvement : aux marchés mondiaux, les grandes tendances de la consommation privée ; à l’Europe, le contrôle des grands choix de politique économique et, un jour, de sécurité. A l’Etat-nation celui d’assurer la protection des individus (par la santé, la police, la défense, la justice) et celle de l’identité nationale (par l’éducation, la culture, l’environnement et la politique extérieure). Tous les autres services publics peuvent être de compétence locale et le deviennent l’un après l’autre.

Une structure plus simple, plus lisible

Pour être efficace, une telle décentralisation ne peut se faire sans une profonde modification des structures publiques, et en particulier sans une clarification et une réduction du nombre des échelons géographiques.
A l’actuelle superposition des régions, départements, communes, syndicats de communes et communautés urbaines, il faut substituer, avec le temps, une structure beaucoup plus simple, plus lisible : des régions plus vastes, aux frontières signifiantes, culturellement et géographiquement, et un beaucoup plus petit nombre de communes. Les départements n’ont plus de raison d’être.
Il faut aussi qu’aux compétences décentralisées soient dévolus les moyens de les exercer. Il faut enfin que la décentralisation ne soit pas un prétexte à la mise en place de nouvelles bureaucraties, mais plutôt d’une prise de pouvoir par les citoyens. Par une gouvernance plus transparente, plus directe, associant les gens aux décisions, avec une place pour chacun. On assiste alors à une explosion des initiatives : les peuples les plus entreprenants sont les plus décentralisés, et les nations les plus créatrices sont les moins soumises à la tutelle d’un Prince.

Veiller aux droits et devoirs

Pour être juste enfin, la décentralisation doit maintenir l’égalité des droits et des devoirs entre les membres de la collectivité. Or, il n’y a d’égalité des droits que s’il y a unicité des procédures, des avantages, des impôts ; la décentralisation pousse à définir la protection que la collectivité considère comme de sa responsabilité d’assurer, et chaque entité locale est libre de courir des risques au-delà ou de s’en protéger.
Ainsi, quand une région est touchée par la pollution, personne ne remet en cause la nécessité d’une solidarité nationale, mais chaque région peut aussi se doter de moyens pour se protéger mieux que les autres. La diversité des comportements des collectivités décentralisées se juge alors à la variété de leurs attitudes face aux risques.
Dans le grand maelström de la mondialisation, la décentralisation est la réponse des sédentaires au grand mouvement vers le nomadisme. Même s’il renvoie à un modèle dépassé du pouvoir, un modèle géographique, qui distingue un centre et une périphérie ou qui, lorsque la métaphore s’élargit, parle d’un « haut » et d’un « bas » : il ne s’agit plus d’un cercle mais d’une pyramide. Aujourd’hui, le pouvoir n’est plus distribué seulement dans l’espace entre des entités géographiques aux frontières clairement définies. Il se répartit de plus en plus entre des ensembles non géographiques, rassemblant des gens non pas en fonction de leur lieu de résidence, mais selon leurs centres d’intérêt, ou soumis aux mêmes menaces. Et aujourd’hui, partout dans le monde, ce sont plutôt ces groupes-là, rassemblements non sédentaires, non géographiques, tribus nomades, communautés, qui prennent le pouvoir, contre le centre et contre les périphéries. Le communautarisme est la forme nomade de la décentralisation. Et cela sera le plus grand défi des pouvoirs régionaux que de trouver une réponse à ces questions nouvelles.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/la-nouvelle-donne-du-pouvoir.html?item_id=2463
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