La nouvelle donne du pouvoir
L’affaiblissement de l’Etat se poursuit
inexorablement alors que le local devient un lieu de pouvoir de plus en
plus pertinent. Mais il devra s’accommoder d’une évolution
qui n’est plus seulement géographique.
Face à la mondialisation des mœurs,
des idées, des marchandises, des lois,
à l’anonymat des marchés, à
l’uniformisation de la musique, des
vêtements, des modes et des plaisirs,
devant la dislocation des empires et
des nations par la paix ou la guerre, les
individus, confrontés à l’affaiblissement
général des pouvoirs politiques, réagissent
partout par la même revendication :
tout tenter pour échapper à la violence
du monde, pour retrouver une maîtrise
de leur destin, pour obtenir un meilleur
contrôle de leur vie. Et pour y parvenir,
partout, le temps du pouvoir central, celui
du Prince, semble révolu.
Revient celui du pouvoir local, le plus
proche du citoyen, le seul qui soit encore
en prise avec les changements du
monde. En France, en particulier, pays
où l’identité nationale s’est longtemps
confondue avec la puissance de l’Etat, le
discrédit du pouvoir central a fait monter
des revendications régionales. Après
une première vague de décentralisation
en 1981, les collectivités locales ont pris
goût à l’exercice du pouvoir ; elles en
demandent aujourd’hui plus encore.
C’était prévisible : moins l’Etat est
puissant, plus on cherche à l’affaiblir.
Diminution du pouvoir de l’Etat
Cette déperdition du pouvoir de l’Etat
a de multiples sources. D’abord, la
mondialisation, accélérée par les progrès
des technologies, réduit les capacités des
Etats à influer sur la vie de leurs territoires.
Les marchés peuvent désormais
déplacer à leur guise les emplois, les
investissements, imposer des normes de
travail, des lois sans que les Etats puissent
faire plus que de jouer aux hôteliers
efficaces, et les frontières perdent leur
importance.
Les progrès de la construction européenne
vident aussi de leurs contenus une grande
partie des compétences nationales. Et
chaque région sait désormais qu’elle
devra plaider sa cause à Bruxelles au
moins autant qu’à Paris.
De plus, les Etats se privent eux-mêmes
volontairement de l’essentiel de leurs
pouvoirs économiques par le jeu des
privatisations et des dérégulations,
confiant aux marchés l’essentiel de leurs
compétences dans ces domaines.
Enfin, l’Etat est affaibli par les progrès
de l’individualisme, exacerbé par les
exigences de la consommation, qui
pousse chacun à refuser les diktats de
la collectivité, et incite les minorités à
rejeter les décisions des majorités
lorsqu’elles leur sont par trop
défavorables.
L’individualisme s’accorde
avec le « local »
Incité à refuser le collectif et l’uniforme,
le consommateur de biens privés veut
aussi contrôler les services qu’il reçoit
de la collectivité. Le développement de
l’éducation et de l’esprit d’initiative pousse
à refuser la soumission à des règles
tutélaires. A vouloir décider pour et par
soi-même.
Il devient évident que le local est un lieu
de pouvoir de plus en plus pertinent,
parce que plus proche des aspirations
personnelles. Ainsi se dessine peu à
peu une nouvelle division des rôles, aux
frontières sans cesse en mouvement
: aux marchés mondiaux, les grandes
tendances de la consommation privée ;
à l’Europe, le contrôle des grands choix
de politique économique et, un jour, de
sécurité. A l’Etat-nation celui d’assurer
la protection des individus (par la santé,
la police, la défense, la justice) et celle
de l’identité nationale (par l’éducation, la
culture, l’environnement et la politique
extérieure). Tous les autres services
publics peuvent être de compétence locale
et le deviennent l’un après l’autre.
Une structure plus simple,
plus lisible
Pour être efficace, une telle décentralisation
ne peut se faire sans une profonde
modification des structures publiques,
et en particulier sans une clarification et
une réduction du nombre des échelons
géographiques.
A l’actuelle superposition des régions,
départements, communes, syndicats de
communes et communautés urbaines,
il faut substituer, avec le temps, une
structure beaucoup plus simple, plus
lisible : des régions plus vastes, aux
frontières signifiantes, culturellement et
géographiquement, et un beaucoup plus
petit nombre de communes. Les départements
n’ont plus de raison d’être.
Il faut aussi qu’aux compétences décentralisées
soient dévolus les moyens de
les exercer. Il faut enfin que la décentralisation
ne soit pas un prétexte à la
mise en place de nouvelles bureaucraties,
mais plutôt d’une prise de pouvoir par
les citoyens. Par une gouvernance plus
transparente, plus directe, associant les
gens aux décisions, avec une place pour
chacun. On assiste alors à une explosion
des initiatives : les peuples les plus entreprenants
sont les plus décentralisés, et
les nations les plus créatrices sont les
moins soumises à la tutelle d’un Prince.
Veiller aux droits et devoirs
Pour être juste enfin, la décentralisation
doit maintenir l’égalité des droits et des
devoirs entre les membres de la collectivité.
Or, il n’y a d’égalité des droits que
s’il y a unicité des procédures,
des avantages, des impôts ; la
décentralisation pousse à définir
la protection que la collectivité
considère comme de
sa responsabilité d’assurer, et
chaque entité locale est libre de
courir des risques au-delà ou
de s’en protéger.
Ainsi, quand une région est
touchée par la pollution,
personne ne remet en cause
la nécessité d’une solidarité
nationale, mais chaque région
peut aussi se doter de moyens pour se
protéger mieux que les autres. La diversité
des comportements des collectivités
décentralisées se juge alors à la variété de
leurs attitudes face aux risques.
Dans le grand maelström de la
mondialisation, la décentralisation est
la réponse des sédentaires au grand
mouvement vers le nomadisme. Même
s’il renvoie à un modèle dépassé du
pouvoir, un modèle géographique, qui
distingue un centre et une périphérie ou
qui, lorsque la métaphore s’élargit, parle
d’un « haut » et d’un « bas » : il ne s’agit
plus d’un cercle mais d’une pyramide.
Aujourd’hui, le pouvoir n’est
plus distribué seulement dans
l’espace entre des entités
géographiques aux frontières
clairement définies. Il se répartit
de plus en plus entre des
ensembles non géographiques,
rassemblant des gens non
pas en fonction de leur lieu
de résidence, mais selon leurs centres
d’intérêt, ou soumis aux mêmes menaces.
Et aujourd’hui, partout dans le monde,
ce sont plutôt ces groupes-là,
rassemblements non sédentaires,
non géographiques, tribus nomades,
communautés, qui prennent le pouvoir,
contre le centre et contre les périphéries.
Le communautarisme est la forme
nomade de la décentralisation. Et cela
sera le plus grand défi des pouvoirs
régionaux que de trouver une réponse à
ces questions nouvelles.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2003-2/la-nouvelle-donne-du-pouvoir.html?item_id=2463
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