Chargée d'études senior à l'Ifop (département Opinion et Stratégies d'entreprise).
Quelles définitions ?
Explicite pour tout un chacun et récurrente dans le débat public, la notion de classes moyennes demeure particulièrement floue. En dépit de la multiplicité des travaux qui leur sont consacrés, les spécialistes peinent à s'accorder sur une définition consensuelle des classes moyennes.
Spontanément, on cerne la définition des classes moyennes par une approche négative, en ce sens qu'il apparaît bien plus aisé d'énumérer les catégories qui n'en font pas partie - à savoir les plus démunis, d'une part, et les plus favorisés, d'autre part - que d'identifier une variable qui ferait office de dénominateur commun pour leurs membres. Toutefois, au-delà de cette première approche, commode mais peu satisfaisante, un certain nombre de définitions positives peuvent être retenues. Elles visent à dépasser la rhétorique politique et médiatique et à faire des classes moyennes un objet de recherche scientifique en tant que tel. Et, selon l'ambition du propos, le choix de l'une ou l'autre variable voire une combinaison de plusieurs s'imposera. Il n'est pas ici question de hiérarchiser ces différentes définitions pour n'en retenir qu'une seule. Il s'agit, au contraire, de présenter les principales options et d'en identifier les avantages et les faiblesses, faiblesses qui ne doivent pas être considérées comme insurmontables mais qu'il est essentiel de garder à l'esprit.
L'autopositionnement
L'autopositionnement des individus sur l'échelle sociale constitue une première définition possible. Lorsqu'on invite les Français à qualifier le groupe social auquel ils estiment appartenir1, 52 % d'entre eux déclarent faire partie des classes moyennes, et 13 % se sentir membre des classes moyennes supérieures.
Au regard de la taille même d'un tel groupe social, son caractère hétérogène s'avère donc inévitable. À niveau de vie égal, deux individus peuvent être amenés à se positionner différemment sur l'échelle sociale. De même, au sein de cette catégorie, des niveaux de vie très hétérogènes cohabitent2. Cette hétérogénéité trouve également son origine dans un phénomène classique de sous-déclaration de la richesse et de la pauvreté. Un certain nombre d'études d'opinion ont en effet démontré que la définition des seuils de richesse et de pauvreté présente une étroite corrélation avec son propre niveau de vie : l'individu a quasi naturellement tendance à considérer que le « riche » est nécessairement plus riche que lui-même et le « pauvre » plus pauvre que lui. À l'origine de ce phénomène, on trouve tout à la fois une incapacité à appréhender objectivement la répartition réelle des richesses au sein de la société et une difficulté à assumer socialement le statut de riche ou de pauvre.
Cette approche, de par son caractère subjectif, fait appel à une dimension qualitative et psychologique. De fait, l'individu se projette sur l'échelle sociale en fonction de l'autoévaluation qu'il fait de son capital économique et culturel. Parallèlement, cette autoévaluation est indissociable de la perception que l'individu a de son rapport aux autres catégories sociales. Certes peu opératoire dans une optique économico-descriptive qui privilégiera une définition objective des classes moyennes, cette première définition basée sur l'autopositionnement et le relativisme social permet toutefois d'introduire la notion webérienne de prestige lié au statut social ainsi qu'une prise en compte des trajectoires individuelles (ascension sociale par rapport à son milieu d'origine, réussite perçue au regard de son niveau d'études, etc.). De type sociologique et non économique, elle peut s'avérer pertinente, par exemple, pour étudier la question de la peur du déclassement (à ne pas confondre avec le phénomène de déclassement effectif3).
Le second grand type d'approche possible consiste à définir les classes moyennes au moyen d'une variable permettant de stratifier objectivement le corps social par niveau de vie. Schématiquement, deux variables peuvent être retenues : la profession et le niveau de revenu.
La profession de l'individu
La définition de catégories sociales par profession se fonde sur la nomenclature Insee des catégories socioprofessionnelles (CSP). Elle s'organise autour de huit grands groupes, dont six pour les actifs et deux pour les inactifs :
De manière préalable, et d'un point de vue purement théorique, la définition des classes moyennes selon le critère de la profession nécessite de se prémunir contre l'acception marxiste du terme de « classe ». Le terme de classes moyennes n'emprunte, de fait, rien à la théorie marxiste : ayant émergé sous l'effet successif de la massification du salariat puis de la tertiarisation du marché de l'emploi au lendemain de la guerre, les classes moyennes ne sont pas habitées par une quelconque conscience de classe et ne s'inscrivent nullement dans une logique de lutte de classes. A contrario, elles sont aujourd'hui considérées dans certains travaux comme facteur essentiel de stabilité sociale. Elles présentent en outre une grande variété d'opinions comme de modes de vie. En témoigne l'usage du pluriel, quasi instinctif lorsqu'on évoque les classes moyennes.
Cette précaution prise, il peut être envisagé de considérer les professions intermédiaires comme le noyau central des classes moyennes. Cependant, une définition de ce type, pour commode et éloquente qu'elle soit, présente certaines limites. D'une part, les CSP de l'Insee ne parviennent pas réellement à opérer une stratification homogène et graduelle du corps social. On trouve une grande variété de professions intermédiaires, auxquelles correspondent des niveaux de revenu et des degrés de prestige social associé très divergents.
D'autre part, limiter les classes moyennes aux seules professions intermédiaires constitue une tentative de définition quelque peu restrictive : une partie des employés peut en effet à bon droit être considérée comme en faisant partie. De même, la perte des attributs traditionnellement associés au statut de cadre (revenu élevé, responsabilités et prestige de la fonction) justifie pleinement qu'une partie d'entre eux fasse également partie des classes moyennes (c'est le cas par exemple des cadres en début de carrière). Et, dans l'hypothèse d'une définition basée sur les catégories socioprofessionnelles, s'impose une prise en compte du statut de l'emploi occupé, à savoir le type de contrat (CDI, CDD, intérim, etc.) et la durée de temps de travail (temps complet ou temps partiel).
Le revenu
De nombreux travaux, surtout lorsqu'ils s'inscrivent dans une logique économico-descriptive, privilégient la variable du revenu pour circonscrire les classes moyennes4, celle-ci permettant une stratification objective par niveaux de vie. Cependant, et préalablement à la fixation des seuils à partir et en deçà desquels l'individu entre dans le champ des classes moyennes, encore faut-il savoir de quel revenu on parle.
Car, bien loin de l'usuel revenu mensuel de l'individu, l'approche par le revenu se fonde fréquemment sur le revenu par unité de consommation. Cela permet de gommer, à revenu égal, les écarts de niveaux de vie inhérents à la taille et à la composition du foyer. De fait, dans le cas du simple revenu mensuel par individu comme critère de définition, il sera par exemple impossible de distinguer un célibataire gagnant 1 800 euros mensuels d'une femme percevant 1 800 euros et ayant deux enfants à charge. Le revenu par unité de consommation consiste à pondérer le revenu disponible du foyer en fonction du nombre de personnes qui le composent. Précisons au passage que cette opération se soucie également de la composition du foyer : elle se fait selon un système de pondération5 qui tient compte du nombre d'adultes, du nombre d'enfants et de leur âge. Une fois établi ce revenu par unité de consommation, on peut subdiviser la population en catégories de tailles égales, le nombre de catégories pouvant varier selon les travaux : il peut s'agir de quintiles (cinq groupes représentant chacun 20 % de la population), de déciles (dix groupes représentant chacun 10 % de la population), de centiles (cent groupes représentant chacun 1 % de la population), etc. Chaque groupe agrège dès lors des foyers présentant un niveau de vie d'autant plus proche que le nombre de subdivisions choisi est important.
Pour fixer les seuils d'« entrée » et de « sortie » dans les classes moyennes, reste à identifier le cœur de la distribution des revenus. Cette étape fait l'objet d'arbitrages et, selon les travaux, le périmètre des classes moyennes peut être restrictif (par exemple, dans le cas des déciles, en ne retenant que les quatre centraux) ou très extensif s'il inclut les huit déciles centraux.
Cette stratification par groupes de même taille n'est toutefois pas la seule méthodologie disponible lorsqu'il s'agit des revenus. La seconde option consiste à considérer comme faisant partie des classes moyennes une proportion plus ou moins importante de la population dont les revenus se situent autour du revenu médian. En général, l'intervalle retenu est de 75 % à 150 % de part et d'autre de ce revenu médian, soit approximativement des revenus compris entre 1 000 euros et 2 000 euros par mois6. Dans cette perspective, les classes moyennes représentent actuellement en France 52 % de la population (30 % se situant en deçà et 18 % au-delà). Contrairement à la technique des déciles, ce type de définition ne fixe pas a priori le pourcentage de la population faisant partie des classes moyennes et s'avère particulièrement pertinent pour opérer des comparaisons dans le temps et analyser l'évolution du périmètre des classes moyennes. L'enjeu est de permettre de trancher la question, à laquelle se consacrent un certain nombre de travaux, de l'éventuelle disparition des classes moyennes sous l'effet d'une augmentation des inégalités ou, au contraire, de leur développement (phénomène de « moyennisation » de la société). De même, les comparaisons internationales peuvent adopter cette approche par intervalle au revenu médian.
Une définition strictement basée sur le revenu, certes parfaitement opératoire en termes économétriques, fait néanmoins l'impasse sur certains aspects qui peuvent influer sur le niveau de vie, par exemple le lieu de résidence (et l'importance du poste budgétaire consacré au logement) ou le statut d'occupation du logement (locataire ou propriétaire libéré de son crédit immobilier).
Chacune de ces définitions donne ainsi à voir des classes moyennes aux contours variables. Le choix entre telle ou telle reste sous-tendu par des hypothèses et des problématiques singulières. Indispensable pour dépasser le simple slogan politique7, cet arbitrage est loin d'être neutre dès lors qu'il s'agit d'action publique. Ainsi, la définition des seuils de revenu pourrait s'avérer périlleuse à l'occasion de la réforme fiscale à venir, réforme pour laquelle le gouvernement s'est engagé à épargner les classes moyennes.
- Enquête Ifop pour la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol), réalisée du 22 au 28 septembre 2010 auprès d'un échantillon de 2 000 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.
- Jérôme Fourquet, Fabienne Gomant, Laure Bonneval, Portrait des classes moyennes, Fondapol, octobre 2011.
- Éric Maurin, La peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Seuil, coll. « La république des idées », 2009.
- Pour plus de détails sur la variable revenu, se référer par exemple aux travaux de Régis Bigot « Les classes moyennes sous pression », Cahier de recherche, no 249, Crédoc, décembre 2008.
- La plus communément utilisée est l'échelle OCDE qui fixe la pondération suivante : premier adulte = 1 ; autre adulte et enfant de plus de 14 ans = 0,5 ; enfant de moins de 14 ans = 0,3. Le revenu du foyer est ensuite multiplié par la somme de ces poids pour obtenir le revenu par unité de consommation.
- Données Insee citées par Régis Bigot dans « Les classes moyennes sous pression », op. cit..
- Klaus-Peter Sick, « Le concept de classe moyenne. Notion sociologique ou slogan politique ? », Vingtième siècle, no 37, janvier-mars 1993.
http://www.constructif.fr/Article.aspx?item_id=3284
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article