Julien DAMON

Rédacteur en chef de Constructif

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Simplifier les politiques sociales : c’est trop compliqué ?

Complexité rime avec inéluctabilité, notamment dans le domaine des politiques sociales. Les complications inutiles appellent cependant de la simplification. Au-delà des annonces grandiloquentes, des échecs accumulés et de quelques réussites singulières, il s’agit de bien préciser ce qui doit être simplifié. Les systèmes d’information peuvent être encore mieux mobilisés afin de digérer les évolutions de la protection sociale.

La protection sociale se déploie aujourd’hui sur fond de constante déploration de sa complexité. En réponse, des annonces de projets colossaux, faits de réformes structurelles substantielles, occupent récurremment l’actualité sociale. Leitmotiv de ces chantiers : la simplification. Celle-ci, après la planification puis l’évaluation, s›érige au rang d›ardente obligation de l’action publique 1.

Si une partie des intellectuels français doivent leur succès à une célébration de la complexité 2, il est de bon ton de la fustiger dans le domaine des politiques sociales, décrié comme l›usine à gaz infernale ou le mille-feuille irréformable, produisant à l’infini des parcours du combattant d’usagers infantilisés et affligés.

Incontestablement, la complexité est, en matière sociale comme en bien d’autres, de plus en plus prononcée. En témoigne le passage d’une fiche de paie qui contenait moins de cinq lignes en 1950 (avec des cotisations aisées à saisir) à un document qui en rassemble une quarantaine aujourd’hui (avec un condensé du système socio-fiscal entourant le salarié 3). La complexité croissante, rituellement déplorée, est alimentée par la valse des révisions paramétriques qui relèvent d’un souci d’ajuster les politiques. En un sens, la complexité est tout autant regrettée, collectivement (car toujours plus difficile à gérer), que souhaitée, individuellement (pour s’adapter à son propre cas). Chacun demande à la fois de la simplicité, en général, et de la complexité, pour soi-même. Tout le monde s’estime en effet spécifique par rapport à des normes qu’il convient dès lors de particulariser afin de satisfaire les revendications de singularité 4.

Simplifier se prescrit donc aisément. Pour la mise en œuvre, il en va autrement. Deux écueils se profilent invariablement. Simplifier peut produire des gagnants, mais s’avérer inabordable budgétairement. À l’inverse, faire des perdants est toujours périlleux politiquement.

Sachant qu’il est aisé de compliquer progressivement et compliqué de simplifier drastiquement, il faut bien du courage pour aller au-delà de l’annonce d’un « choc de simplification » et le réaliser véritablement. Sans fantasmer un superbe jardin à la française, des voies s›ouvrent grâce à la révolution numérique. La complexité peut se digérer dans les systèmes d’information, et la simplicité, s’offrir dans la relation de service aux clients et aux usagers. Il n’y a probablement rien de plus impérieux mais aussi de plus périlleux que de simplifier les organisations pour simplifier la vie des gens. Le grand problème est que le bureaucrate qui complexifie, c’est toujours l’autre. Par conséquent, en particulier dans la sphère sociale, tout le monde est d’accord pour briser la bureaucratie et pour simplifier. À condition de ne pas être le simplifié. Une grande question surgit donc : on commence par qui ?

Autre problème : les grandes réformes de simplification se sont souvent avérées productrices de complexité. Il en est allé ainsi de la création du régime social des indépendants (RSI) et du revenu de solidarité active (RSA). Cette réforme de l’organisation de la sécurité sociale des indépendants et cette réforme des minima sociaux ont, toutes les deux, été présentées à leur origine comme de grandes œuvres de simplification. Et toutes les deux ont rapidement été décriées comme de redoutables complexifications, pour les gestionnaires comme pour les bénéficiaires.

Résumons ces considérations introductives par une leçon générale : si simplifier c’est habituellement compliqué, simplifier c’est aussi, souvent, compliquer.

La simplification, ardente obligation, depuis longtemps

Nombre de responsables politiques, associés à quantité d’experts et d’opérateurs, soulignent, avec des accents contrits (quand ils sont aux affaires) et des accents volontaires (quand ils ne sont pas au pouvoir), la complexité et, pire, la complexification croissante des politiques, des politiques sociales en particulier. D’innombrables lois, annonces et commissions (ponctuelles ou permanentes) s’attaquent dès lors au chantier de la simplification.

Le thème de la complexité grandissante de la protection sociale et de sa nécessaire ou impossible (c’est selon) simplification n’est pas neuf. Il fait couler de l’encre, notamment dans la revue de référence Droit social, depuis des décennies. Au début des années 1970, déjà, des contributions, avec des désaccords techniques de détail, allaient dans le sens d’une nécessaire lutte contre la complexité illégitime et contre-productive 5. Reprenant et commentant des prises de position politique, des résultats de missions et de rapports administratifs sur la simplification de la législation sociale, ces textes repéraient le caractère sisyphéen de l’exercice de simplification et critiquaient l’absence du public de ces débats, et ce alors que la complexité croissante était déjà légitimée comme une adaptation du droit aux particularités. Déjà, donc, on pouvait lire le souhait de voir la simplification devenir le « leitmotiv dans l’action administrative », tandis que l’on notait de l’optimisme quant à la capacité des « techniques modernes de gestion » (le « management moderne ») pour « réduire enfin cette hydre de Lerne ».

Au milieu des années 1990, toujours dans la même revue, certains imaginent que cette complexité peut couler la sécurité sociale, d’autres, que la sécurité sociale devra, à l’avenir, s’en accommoder. En 1995, le débat se fait ainsi plus doctrinal, avec deux positions opposées, tenues par deux anciens directeurs de la Caisse nationale des allocations familiales. Étienne Marie pense que le système, apprécié à partir du cas des CAF, va vraiment exploser. Bertrand Fragonard estime qu’Étienne Marie fait un « procès sévère » à la complexité des prestations familiales et à ses conséquences 6. Surtout, il considère que la complexification est inéluctable, en particulier quand on veut personnaliser les prestations sociales et la relation de service.

Mais pourquoi et pour qui simplifier ?

Le sujet n’est donc pas neuf. Mais l’intensité de la complexité devient assurément particulièrement problématique 7. À trois échelles.

Tout d’abord, la cohérence globale du système échappe à l’entendement. L’aide et l’action sociales, qui étaient appelées à disparaître, se sont étendues et ramifiées. En effet, alors que l’épure du projet de sécurité sociale, commandant le plein-emploi, escomptait la fin de l’aide sociale 8, l’assistance s’est renforcée, à partir de prestations sous condition de ressources de plus en plus sophistiquées 9. La prévoyance et les complémentaires, appelées elles aussi, en principe, à s’effacer, ont le vent en poupe. La sécurité sociale elle-même fait l’objet, dans ses branches, ses régimes et ses mécanismes, d’une sophistication extrême. Face à ces mouvements, incessants, même les spécialistes n’ont plus vraiment de vue d’ensemble.

Ce brouillage doctrinal n’est pas forcément, au quotidien, dans la vie des gens, embarrassant. Plus graves sont les embarras concrets des opérateurs et des gestionnaires, caisses de sécurité sociale et collectivités territoriales aux premiers rangs. Les politiques sociales sont quotidiennement modifiées par une révision permanente de leurs paramètres, ce qui se traduit, de plus en plus délicatement, dans les systèmes d’information. Dévoreuse de moyens et d’énergie, comme une course sans fin, cette complexification continue ne permet plus de gérer à bon droit. La complexité suscite les erreurs et ouvre des possibilités de fraude. La complexité produit, en effet, des normes « fraudogènes ». Se logeant dans les replis, difficilement pénétrables, du droit, des dispositions déroutent les experts et les gestionnaires, mais emballent les délinquants et les réseaux délinquants qui savent les exploiter à leur profit. Plus une législation est compliquée (par exemple le RSA et la prime d’activité), plus les risques d’erreur mais aussi de détournement délibéré sont élevés.

Peut-être plus graves encore, l’incompréhension et les critiques des destinataires de ces politiques sociales (nous tous) s’accentuent. Les usagers méconnaissent des droits et prestations que ne savent pas leur expliquer des techniciens ou conseillers dépassés. Les bénéficiaires ne comprennent pas ce qu’ils reçoivent. Les cotisants (entrepreneurs, salariés, indépendants) appréhendent difficilement ce qu’ils versent. Les gestionnaires, dans les caisses de sécurité sociale ou dans les services des ressources humaines des entreprises, maîtrisent imparfaitement la législation, changeante et toujours plus touffue, dont ils ont la charge.

La simplification s’impose donc à la fois pour dépasser les impasses doctrinales, les défaillances administratives, les tracas individuels. On en attend une meilleure compréhension, une qualité de gestion améliorée, une fraude réduite.

Au fond, deux légitimités fondent la simplification : une légitimité économique pour faire mieux, avec sinon moins, du moins probablement pas plus ; une légitimité démocratique pour assurer lisibilité et efficacité des politiques sociales.

Comme dans d’autres domaines du droit 10, l’inflation normative et l’accumulation législative, sur lesquelles se greffent les tracasseries bureaucratiques, caractéristiques de la plupart des politiques sociales, alimentent la défiance. Toutefois, le souhait d’un environnement juridique et administratif à la fois plus simple et moins changeant bute sur les réalités et les nécessités d’une société toujours plus compliquée.

Simplifier, c’est toujours compliqué

Prosaïquement, dans le champ social, aucune refonte d’ensemble, parmi celles annoncées à grand renfort de communication, n’a jamais vraiment eu lieu 11. Toujours, il s’agit de petits pas, aux conséquences positives ou négatives en termes de simplification réelle.

Les inerties institutionnelles empêchent les refondations et les big bangs, souhaités dans un sens ou dans un autre (renforcement ou démantèlement). Les réformes systémiques aboutissent rarement. En revanche, l’accumulation des réformes paramétriques change doucement la donne.

L’entassement des retouches et la volonté de suivre la modernité, notamment sur le plan informatique, peuvent, par ailleurs (rien n’est simple), provoquer une bureaucratisation et des tensions de gestion (pour contacter les caisses, par exemple). La dématérialisation de la relation de service (les sites Internet de la sécurité sociale figurent parmi les plus consultés) cherche à atténuer ces difficultés. L’amélioration de la productivité produit, en retour, une certaine déshumanisation, en particulier pour les personnes qui se trouvent du mauvais côté de la fracture numérique. Inquisition bureaucratique et maltraitance institutionnelle figurent parmi les maux reconnus et pleurés d’une institution devenue trop opaque, notamment pour les personnes les plus fragiles.

La sécurité sociale, en tant que vaisseau amiral de la protection sociale à la française, est certes devenue bien plus difficile à gérer. Avec des défauts avérés de lisibilité, d’efficacité et d’accessibilité, avec des contrariétés dont tout un chacun peut témoigner, l’ensemble ne fonctionne pas aussi mal qu’on le dit, ou qu’on le lit ici ou là. Les initiatives simplificatrices que sont la carte Vitale, le chèque emploi service universel (CESU) ou le service Pajemploi (destiné à gérer les aspects administratifs des parents employeurs) sont même vantées. Des outils de la sécurité sociale, entrés dans les mœurs et les réflexes, sont ainsi utilisés simplement sans se poser de questions.

Les attentes progressent cependant plus rapidement que les réalisations. Et tout l’édifice des politiques sociales souffre de défaillances gestionnaires et de l’insuffisance des réponses qui se noient dans des résultats discutés. Une grande partie des problèmes de gestion et de compréhension se rapporte à l’incontestable complexité des dossiers. D’où la récurrence des appels à la simplification.

Simplifier s’avère cependant compliqué. Sur le plan des idées, des grands soirs, des resets (pour le dire de façon supposément plus chic) sont fréquemment promis puis déçus. Au début de son premier mandat, Emmanuel Macron annonça « un État-providence du XXIe siècle 12 ». Les vastes tentatives d’intégration et de fusion n’ont jamais été couronnées de succès. En effet, alors que l’architecture générale du système pâtit des coups de rabot budgétaire désordonnés et d’une tuyauterie financière de plus en plus alambiquée, des projets majestueux de simplification reviennent de façon répétée. Avec leurs défenseurs et leurs pourfendeurs, il s’agit d’un système universel de retraites, fusionnant les différents régimes ainsi que les deux étages, de base et complémentaire. Il s’agit aussi de l’idée d’une « grande sécu », absorbant les complémentaires santé dans l›assurance maladie 13, séparant les « gros risques » des « petits risques ». Il s’agit encore du revenu universel, idée d’extraction socialiste (pour parachever l’État-providence à partir d›un socle unifié) ou libérale (pour supprimer, sinon ce socle, toute la protection sociale). Ces grands projets alimentent d’infinis discussions et conclaves, sur fond d’impasse économique.

Internaliser la complexité, externaliser la simplicité

Comme il ne fallait pas « désespérer Billancourt », il faut faire attention à ne pas désespérer Ségur (là où se trouve le ministère des Affaires sociales). Qu’est-il donc possible de faire en matière de simplification des politiques sociales ? Celle-ci peut passer par deux grandes voies. Tout d’abord celle des prestations, dont la simplification radicale pourrait aller, au moins dans le ciel des idées, jusqu’à une prestation unique, universelle et uniforme. Ensuite celle des organisations, avec le développement de guichets uniques, ou, plus précisément, de points d’entrée uniques dans le système. En trame de ces évolutions, ce sont les capacités et les dimensions des systèmes d’information qui autorisent de l’ambition en matière de simplification. Un registre autour duquel on retrouve du volontarisme politique, de l’utopie philosophique mais aussi des perspectives concrètes.

Face à la densité et à la complexité des prestations sociales, certains experts, issus de rangs divers, soutiennent une simplification drastique. Plutôt que de multiples prestations sociales, avec des conditions de ressources ou non, le principe serait de réduire leur nombre, d’en harmoniser les barèmes et d’en assurer le service par une institution unique. Une solution radicale, dont on peut trouver des expressions à gauche comme à droite sur l’échiquier politique, consiste à doter les individus d’un revenu universel. Cette idée d’un revenu qui peut aussi être dit inconditionnel ou de citoyenneté s’élabore depuis environ deux siècles et se précise avec des militants un peu partout dans le monde 14. Le sujet est souvent balayé d’un revers de main sur l’autel des réalités économiques et des craintes de désincitation au travail. La pesée des arguments et contre-arguments doit cependant bien prendre en considération ce qu’une telle instauration signifierait en matière de simplification. Une totale révolution. Deux options philosophiques sous-jacentes à une telle configuration s’opposent tout de même nettement. Dans un premier camp, les partisans du revenu universel aspirent à compléter de la sorte l’édifice en place. Dans un deuxième camp, il s’agit de complètement le remplacer. Dans sa version extrême, cette idée a ceci de commun avec la sécurité sociale d’ambitionner un système unique (pas d’autre organisation), universel (tout le monde est concerné) et uniforme (la prestation universelle serait forfaitaire). Le projet et sa mise en œuvre sont cependant bien loin des couloirs de la décision. Il n’empêche que, sur le registre des prestations, il est tout de même possible de simplifier. Certains experts et responsables politiques évoquent la possibilité d’une « allocation sociale unique ». Une réforme d’envergure tiendrait déjà, en la matière, d’une unification des bases ressources (des méthodes de calcul) des différentes prestations. Une telle harmonisation, qui serait invisible politiquement, car n’emportant pas beaucoup d’effets d’annonce, aurait pourtant le double avantage de diminuer sensiblement le travail de contrôle des caisses et d’augmenter sensiblement la visibilité que peuvent avoir les allocataires des évolutions de leurs droits 15.

Soyons tout de même résolument positifs. Certains chantiers de simplification des prestations, plus précisément de la délivrance des prestations, aboutissent et permettent d’améliorer la relation de service, de favoriser l’accès aux droits et de limiter les erreurs. Concrètement, la réalisation de la « solidarité à la source », pendant social de la grande réforme fiscale qu’a été le prélèvement à la source, a atteint ses objectifs. Pour incomplète qu’elle soit (elle ne concerne encore, en 2025, que le RSA et la prime d’activité), cette déclaration préremplie avec les ressources de l’allocataire est une réussite. Ce n’est pas une révolution systémique, mais une amélioration notable, avec clarté et lisibilité pour l’allocataire, gains de productivité pour le gestionnaire.

Sur le plan des organisations et de la gestion, les sources possibles de simplification sont aussi légion. Une partie des fausses bonnes idées, au moins de court et moyen termes, traite de la gouvernance de la protection sociale. Celle-ci n’évolue que lentement, avec des prérogatives et des disputes sur ces prérogatives entre l’État, les partenaires sociaux, différents échelons de collectivités territoriales (mais principalement les départements et, ensuite, les communes), les associations, les entreprises. Un autre foyer, plus aisé, de simplifications relève de la relation de service. Puisque les différentes institutions ne peuvent du jour au lendemain (et même sur plus long terme) être bouleversées, une idée-force est de rendre compatibles, interopérables et totalement connectés leurs systèmes d’information. La complexité doit être internalisée dans le système de protection sociale. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité, avec la mise en œuvre d’un principe exigeant, celui de l’unicité. La perspective d’un point d’entrée unique pour un service global et intégré apparaît être une cible souhaitable et possible. Le programme « Dites-le-nous une fois », développé par l’administration française à destination des entreprises, consiste à alléger les tâches administratives en diminuant les sollicitations et en mutualisant les données. Pour ce qui relève des politiques sociales, on parle souvent, en France, de guichet unique. Mais c’est en général pour les multiplier, ce qui est contradictoire. Les Anglo-Saxons parlent de « one stop shop », que l’on doit plus valablement traduire par « point d’entrée unique » 16. La création du médecin traitant ressortit, à sa manière, de cette logique.

La simplicité, sophistication suprême

Toute cette simplification par unicité ne se ferait pas aisément. Elle se légitime au nom de l’usager, avec une ambition à haute teneur technologique et haute valeur ajoutée de service. De telles orientations promettent une forte personnalisation de la relation de service, des gains substantiels de temps et de ressources.

Toute cette logique de simplification par unification et intégration de services est d’abord une architecture technique, permettant notamment l’intermédiation des relations entre des institutions et des systèmes. Elle ne passe pas par la normalisation des institutions, des accueils et des prestations, mais par celle des données. Les points d’entrée uniques ne naissent pas d’une idée de transformation des prestations, mais de la possibilité d’améliorer leur administration. L’ambition est de diminuer les coûts de gestion pour l’organisation, mais surtout pour la personne. Quels que soient les sujets d’entrée (une baisse de revenus, un problème de logement, mais aussi une naissance, un accident, un départ à la retraite, etc.), il n’y a plus, dans cette logique, de codes personnels ni de dossiers différents. Le principe est que la personne doit être reconnue dès qu’elle est rencontrée, c’est-à-dire dès qu’elle est individuellement connectée.

Pour bénéficier pleinement des rendements attendus de la révolution numérique, la puissance des systèmes d’information ne doit pas être mise en défaut par des législations et des réglementations inutilement sophistiquées. Cette capacité contemporaine de connexions et de collaborations peut assurément être mise au service d’une simplification pour l’usager qui ne soit pas une complexification sans nom pour l’administration. La conclusion de cette analyse revient assez aisément à une citation que l’on attribue à Léonard de Vinci : « La simplicité est la sophistication suprême. »

En tout état de cause, du geste simplificateur il faut d’abord attendre des réglages et de la régulation plutôt que des transformations grandioses 17 À moins d’être un génie à la Léonard de Vinci.

On simplifie. D’accord. Mais on commence par qui ?

Le Grenelle de l’insertion s’est déroulé de l’automne 2007 au printemps 2008. Cet épisode de concertation approfondie autour des politiques de solidarité a permis l’élaboration d’un certain nombre d’observations, de recommandations et de propositions. Sur la forme, il s’agissait, comme pour le Grenelle de l’environnement (juillet-octobre 2007), de mettre autour de la table l’État, les collectivités territoriales, les partenaires sociaux, les associations, les experts et des personnes directement concernées par ces dossiers. D’innombrables réunions techniques et politiques rassemblent, à ces occasions, des gens qui se connaissent généralement plutôt bien.

Un épisode, cocasse et particulièrement significatif, s’est déroulé lors de l’une de ces rencontres. Revenant, une énième fois, sur la complexité des procédures et des mécanismes, des intervenants regrettent un niveau de sophistication trop élevée des politiques sociales. Toute la salle acquiesce. Comme ces Grenelle visaient l’énoncé de solutions, un premier mot d’ordre surgit : la coordination. Une nouvelle fois, la salle, dans sa grande majorité, opine. Il faut se coordonner ! Mais, rétorque une participante, cela fait des années que l’on parle de coordination. Petit silence gêné. Jaillit une nouvelle idée : la simplification. Il faut simplifier ! L’évidence suscite une adhésion majoritaire et enjouée. Mais – et voici l’anecdote – la même participante reprend la parole : d’accord, on simplifie, mais on commence par qui ? Silence et sourires, complices ou gênés, dans l’assemblée.

Si l’unanimité prévaut pour simplifier (que les autres lèvent la main), la question la plus hardie est bien celle-ci : on commence par qui ? La simplification ? Tout le monde est d’accord, s’il s’agit bien du voisin.

La bureaucratie a tout envahi

La bureaucratie et la complexité ne se repèrent pas uniquement dans les politiques sociales. On les retrouve dans toutes les politiques publiques. Mieux, on les retrouve dans le secteur privé et, en réalité, dans tous les recoins de notre existence moderne. L’extension du domaine de la norme paraît infinie.

Dans un texte effervescent (Bureaucratie.L’utopie des règles, Paris, Les Liens qui libèrent, 2015), l’anthropologue anarchiste de la London School of Economics David Graeber (1961-2020) observe que l’on s’intéresse moins aujourd’hui à la bureaucratie. Or, celle-ci est omniprésente et les comportements individuels attendus toujours plus prédéfinis. En témoigne le nombre de formulaires et de mots de passe à renseigner tous les jours. La bureaucratie contemporaine a su se déployer par fusion de ses dimensions publiques et privées, appuyée par une révolution numérique qui encadre plus qu’elle ne libère. Graeber, anticapitaliste militant, dit y percevoir l’ombre noire d’un libéralisme triomphant. De fait, nous vivons l’ère de la « totale bureaucratisation ». La vie quotidienne des démocraties libérales avancées (ou dites telles) n’est que paperasses, procédures, réunions aussi rituelles qu’inutiles. Pour Graeber, la bureaucratie est devenue « l’eau dans laquelle nous nageons ». Partout des bureaucrates : dans les entreprises tertiaires, où le travail de la plupart des cadres serait de contrôler la plupart des cadres, dans les rues, où les policiers sont « des bureaucrates armés ». Il y a d’ailleurs un lien entre bureaucratie et violence : les règles impersonnelles, qui ne plaisent à personne, appellent de la coercition et de la surveillance. La vie sous l’empire bureaucratique relève du contrôle permanent et de la créativité toujours bridée. Pas de solution immédiate chez Graeber, mais un appel au réveil d’une gauche qui a du mal à critiquer la bureaucratie, car ce serait critiquer les fonctionnaires. Dans les essais réunis au sein de cet ouvrage, le constat est parfaitement mis en évidence, et la thèse versée au débat. Dans ces pages très vives qui mêlent avec bonheur, mais pas toujours avec rigueur, Sherlock Holmes, Michel Foucault, Max Weber et Batman, Graeber souligne un risque croissant de déshumanisation et d’indifférence.

Le souci de débureaucratiser : une tradition bureaucratique française

Débureaucratisation et dérégulation sont à l’ordre du jour, depuis longtemps, autant dans le privé que dans le public. Gabriel Attal, dans son discours de politique générale, s’assignait comme priorité de « débureaucratiser la société ». Tout cela s’inscrit dans une tradition française qui remonte à un autre Premier ministre, Georges Pompidou. Celui-ci aurait tancé, en 1966, le jeune Jacques Chirac lui apportant des tas de papier à signer : « Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! » Cet ambitieux projet s’est matérialisé, ces dernières décennies, dans des structures administratives aux appellations variées. La Commission des simplifications administratives (Cosa) a remplacé, en 1998, la Commission pour la simplification des formalités (Cosiform) créée en 1983, tandis que la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) a succédé, en 2017, au Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP). Tout récemment, France Simplification est née, fin 2024. Se gausser de la multiplication des dispositifs et de l’accumulation des déclarations politiques enflammées est aisé. Alors que tout le monde déplore la complexité, il faut cependant prendre acte d’une certaine inéluctabilité, car le monde est lui-même toujours plus complexe, et, surtout, chacun plaide pour sa singularité et ses spécificités. Aussi, le grand soir de la débureaucratisation comme l’aube éclatante de la simplification ne sont certainement pas, hélas, pour demain. Incontestablement, abondance de normes inutiles nuit à l’humanité et à la prospérité. Faire croître la complication permet toutefois aux bureaucrates, publics ou privés, de rivaliser de virtuosité. Réduire la complexité, au sens mathématique comme au sens culinaire, est donc un combat de longue haleine. Deux chantiers se distinguent. Le premier se révèle aussi évident que peu pratiqué : pour les nouvelles décisions et opérations, il faut faire simple ! Modération normative, systématisation des mesures d’impact, recueil de l’avis des premiers concernés : ces pratiques de bon sens butent néanmoins sur le mur des réalités technocratiques (dans les grandes entreprises comme dans les bureaux ministériels). D’où le deuxième chantier concomitant : le courage et la force pour drastiquement réduire le flux et le stock des règles qui brident bêtement. Si l’on est volontaire, il ne s’agit pas de savoir quel formulaire réécrire, mais quelles administrations, dans le secteur public, et quels services, dans le monde privé, supprimer ou fusionner.

  1. À ces sujets des complications inutiles et des simplifications difficiles, dans le secteur public et dans le secteur privé, par un bon connaisseur critique de la protection sociale, voir Jacques Bichot, Le Labyrinthe. Compliquer pour régner, Paris, Manitoba-Les Belles Lettres, 2015.
  2. Évidemment, on pense ici à Edgar Morin. Sur le dévoiement de cette pensée et, plus largement, sur l’argument paresseux de la complexité, voir la note de Sophie Chassat, « Complexité. Critique d’une idéologie contemporaine », Fondapol, juin 2023. https://www.fondapol.org/app/uploads/2023/06/fondapol-etude-sophie-chassat-complexite-critiue-d-une-ideologie-contemporaine.pdf
  3. Alors que tout un chacun, a priori, pouvait comprendre son bulletin de salaire il y a trois quarts de siècle, ce n’est plus le cas aujourd’hui. De même, la plupart des gens étaient aptes à comprendre (sinon à réparer) le moteur d’une 2 CV. L’affaire est éminemment plus compliquée avec une Tesla (par exemple) bardée d’équipements électroniques. Le grand sujet consiste à savoir si la voiture fonctionne et si elle satisfait. Il en va globalement de même pour la protection sociale. Signalons, en incise, que souvent on veut simplifier ce que l’on ne comprend pas, quand ça ne marche pas.
  4. Voir Jean-Denis Combrexelle, Les Normes à l’assaut de la démocratie, Paris, Odile Jacob, 2024.
  5. Pour deux occurrences, voir J. Moitrier, « La complexité comme mode de gestion de notre système de sécurité sociale », Droit social, no 5, 1971, pp. 355-364 ; M. Souveton, « Simplifications administratives : mythes et réalités », Droit social, no 6, 1971, pp. 409-419.
  6. Étienne Marie, « Sur la complexité : l’exemple des règles gérées par les caisses d’allocations familiales », Droit social, 1995, pp. 760-764) ; Bertrand Fragonard, « Quelques réflexions à propos de la complexité du système des prestations familiales », Droit social, 1995, pp. 765-768). Signalons l’admirable formule de Jean-Jacques Dupeyroux dans sa contribution venant introduire ces deux articles (« Pour ouvrir le débat sur la complexité », Droit social, 1995, 758-759), « plus la détresse est grande, plus le système est opaque ».
  7. Pour quelques autres jalons, ensuite, dans ce débat essentiel, voir Étienne Marie, « La simplification des règles de droit », Droit social, no 4, 2002, pp. 379-390 ; Michel Borgetto, « Le droit de la protection sociale dans tous ses états : la clarification nécessaire, Droit social, no 6, 2003, p. 646-648. On lira aussi le rapport, plus global, du Conseil d’État, Sécurité juridique et complexité du droit, Paris, La Documentation française, 2006. On lira, encore, les travaux et suggestions de Jacques Bichot, « France : l’inflation législative et réglementaire. Les planches à décrets sont-elles combustibles ? », Futuribles, no 330, mai 2007, pp. 5-24 ; Le Labyrinthe, op. cit. Dans ce dernier ouvrage, Bichot écrit notamment que la complication permet aux bureaucrates (publics ou privés) de bien vivre, aux dépens de ceux qu’ils doivent servir. Relevons que la peur de la complexité et l’aspiration au « choc de simplification » ne se trouvent pas qu’en France. Voir ce qu’en dit un conseiller influent du président Obama, Cass R. Sunstein, Simpler. The Future of Government, New York, Simon & Schuster, 2013. Voir, pour finir, les solutions qu’il préconise (écouter les gens), dans Cass R. Sunstein, Valuing Life. Humanizing the Regulatory State, Chicago, University of Chicago Press.
  8. Sur la suppression projetée de l’aide sociale, par généralisation totale de la sécurité sociale, jugée souhaitable et possible encore au milieu des années 1970, voir, à partir d’un rapport de l’IGAS sur ce thème, Michel Laroque, « L’aide sociale : réforme ou suppression », Revue française des affaires sociales, vol. 30, no 1, 1976, pp. 17-46.
  9. Sur cette dynamique et sur l’hybridation croissante entre aide sociale, action sociale et sécurité sociale, voir Robert Lafore, L’Action sociale en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2024.
  10. Voir Christophe Éoche-Duval, L’Inflation normative, Paris, Plon, 2024 et, au sujet de l’urbanisme et de la construction, Hugues Périnet-Marquet, « Un droit plus stable, moins de bureaucratie », Constructif, no 67, 2024, pp. 42-44. Et ce dernier de noter que, « à court et sans doute à moyen terme, l’espoir de règles plus stables ou de moins de bureaucratie est très mince ».
  11. Peut-être peut-on soutenir que la création de Pôle emploi, en 2008, correspond à une réforme structurelle. Jean-Louis Borloo, alors à la manœuvre, avait en tout cas eu ce bon mot : « Je ne comprends pas. On envoie des gens sur la Lune, et on n’arrive pas à fusionner l’ANPE avec le réseau des ASSEDIC. »
  12. Pour une occurrence de cette expression plusieurs fois reprise, voir le propos du président de la République, au sujet de la réforme des retraites, lors de sa conférence de presse de fin du sommet européen du 12 décembre 2019.
  13. Le sujet compte parmi les dossiers les plus importants. Pour ne pas se focaliser sur ce thème, voir les propositions alternatives fournies, à l’occasion des 80 ans de la sécurité sociale, par le président de la Fédération nationale de la mutualité française, Éric Chenut, Sauver notre modèle de protection sociale, La Tour-d’Aigues, éditions de l’Aube, 2025.
  14. Au sujet du revenu universel, voir la somme de Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Basic Income. A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy, Cambridge, Harvard University Press, 2017 ; traduction en français : Le Revenu de base inconditionnel, Paris, La Découverte, 2019. Et pour une synthèse, Julien Damon, « Le revenu universel pour de vrai », Droit social, no 4, 2017, pp. 338-349.
  15. Pour des recommandations concrètes en ce sens, voir l’étude du Conseil d’État, « Conditions de ressources dans les politiques sociales : 15 propositions pour simplifier et harmoniser leur prise en compte », juillet 2021. https://www.conseil-etat.fr/content/download/161568/document/SRE_etudePM-prestations-sociales.pdf
  16. Sur ce thème, voir Julien Damon, « Le guichet unique, c’est possible », Futuribles, no 358, 2009, pp. 21-33.
  17. Voir Julien Damon, Petit éloge de la sécu, Paris, Presses de Sciences Po, 2025.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/simplifier-les-politiques-sociales-c-est-trop-complique.html?item_id=7987
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