Histoire de la débureaucratisation et de la simplification administrative
En partie inévitable, la complexité administrative doit être distinguée des complications inutiles. Celles-ci, imposées aux usagers, ont été souvent combattues par des actions de simplification. Récurrentes depuis 1970 et relancées en 2024, ces politiques et ces annonces sont relativement inefficaces, faute d’une stratégie globale, préventive, déterminée et continue.
L’administration publique, au sens de la gestion de fonctions collectives sous l’autorité d’instances politiques, est aussi ancienne que les premières sociétés organisées. Il en est probablement de même des tendances de cette organisation à s’autonomiser et à se complexifier ainsi que des tentatives destinées à la simplifier.
L’histoire de l’administration donne maints exemples de simplifications : l’unification des circuits du Trésor public sous la monarchie, la création du département sous la Révolution, la centralisation napoléonienne, avec ses préfets. Au XIXe siècle, la bureaucratie (ou le pouvoir des bureaux) désigne une administration rationnelle, objective, fondée sur le droit, plus légitime et plus efficace qu’une organisation arbitraire et désordonnée.
Mais ces caractéristiques vont devenir négatives au XXe siècle avec l’élargissement des domaines de l’intervention publique, les perfectionnements de ses modes d’action, la structuration de la fonction publique, la concurrence économique entre les États et les exigences des citoyens.
La IIIe et la IVe République connaissent des initiatives diverses de lutte contre la bureaucratie : comité de réforme administrative (CRA) de 1938, surnommé familièrement « comité de la Hache », commission dite de « la guillotine » en 1947, comité exécutif de la réforme administrative institué en 1953.
Simplifier, c’est rendre moins compliquée la relation de l’administration avec les usagers. L’action s’applique aux normes (lois, règlements, circulaires) mais aussi aux organisations, aux procédures, aux formulaires, au langage, à l’accès aux services publics. Depuis 1970, dans la France de l’après-gaullisme et du début de la crise économique, des actions de simplification ont été régulièrement poursuivies, avec une relance forte depuis 2024.
Quelques étapes des simplifications administratives en France
1966 : Centre d’enregistrement et de révision des formulaires administratifs (CERFA).
1971 : mission Entreprises-administration.
1973 : médiateur de la République.
1977 : 101 mesures de simplification administrative.
1983 : Commission pour la simplification des formalités incombant aux entreprises (Cosiforme).
1990 : Commission pour la simplification des formalités (Cosiform) ; hauts fonctionnaires chargés des simplifications.
1992 : Charte des services publics et 89 mesures de simplification.
1995 : Commissariat à la réforme de l’État.
1995 : rapport Langenieux-Villard au Premier ministre, L’administration en questions : comment simplifier les relations entre l’usager et l’administration.
1998 : Commission de simplification administrative (Cosa).
2007 : Commission consultative d’évaluation des normes.
2007 -2012 : rapports et lois Warsmann sur la simplification du droit.
2009 : programme des 100 simplifications.
2010 : Commissariat à la simplification.
2013 : annonce d’un choc de simplification par le président de la République, François Hollande.
2013 : rapport Mandon, Mieux simplifier : la simplification collaborative.
2013 : rapport Boulard-Lambert de la mission de lutte contre l’inflation normative.
2013 : Conseil national d’évaluation des normes.
2014 : Conseil de la simplification pour les entreprises.
2013-2014 : lois habilitant le gouvernement à prendre des mesures de simplification concernant les citoyens et les entreprises ; règle « silence vaut acceptation ».
2016 : rapport du Conseil d’État Simplification et qualité du droit.
2016-2018 : réforme des marchés publics.
2017 : chantier transversal sur « les simplifications administratives et la qualité du service rendu » dans le cadre du programme de transformation de l’action publique 2017-2022.
2018 : loi no 2018-727 du 17 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), instituant le droit à l’erreur.
2020 : loi no 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP).
2023 : assises de la simplification concernant les entreprises.
2024 : relance des simplifications par le président de la République et le Premier ministre ; rapport Margueritte, Rendre des heures aux Français. 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises ; projet de loi sur la simplification de la vie économique.
Bien que le président de la République, Emmanuel Macron, après bien d’autres, ait appelé à « un changement de paradigme », et malgré quelques progrès méthodologiques, l’action simplificatrice suit toujours la même démarche. Une histoire chronologique serait donc de peu d’intérêt et pleine de répétitions. En revanche, on peut constater que les simplifications, bien que récurrentes, n’ont jamais fait l’objet d’une politique publique déterminée et continue (1) et que les méthodes de simplification, peu rationnelles, ont été relativement inefficaces (2).
1. Les actions de simplification n’ont jamais fait l’objet d’une vraie politique publique
Les actions de simplification sont récurrentes mais leurs objectifs sont en général limités (A), et les acteurs, peu déterminés (B).
A. Des objectifs limités : corriger la complexité à la marge
Quelle que soit l’époque, l’administration apparaît complexe. Les acteurs sont multiples, les finalités diverses et parfois contradictoires, les compétences s’enchevêtrent et se superposent, les catégories juridiques posées par la loi et les règlements ne sont pas toujours adaptées aux réalités de la vie sociale, les fonctionnaires sont éloignés physiquement et psychologiquement de leurs usagers. Cette complexité est inévitable dans une organisation si vaste, aux ambitions aussi larges, qui a vocation à servir un intérêt général qui transcende les intérêts particuliers. Et elle va croissant avec l’extension des objectifs de l’action publique, le perfectionnement des techniques d’intervention, la représentation des intérêts par des institutions légitimes.
La tentation est grande, face à cette complexité « naturelle », de considérer que la simplification est toujours vouée à l’échec, qu’elle est sans cesse à refaire. Ce serait un « mythe » illusoire, un travail de Sisyphe.
Et pourtant, des réformateurs relancent périodiquement des programmes de simplification. Ils prétendent vouloir « alléger le fardeau des normes », « vaincre le mur de la paperasserie », « libérer les énergies », « rééquilibrer une fois pour toutes les relations entre l’administration et ses usagers ».
Leur action repose sur l’idée qu’il est possible de distinguer, au sein de la complexité « spontanée », une part de complications inutiles : formalités redondantes, procédures trop lourdes, délais excessifs, absence de coordination, langage incompréhensible, notions à définitions multiples, service inaccessible, etc. Une large part de ces complications inutiles et pénalisantes pour une majorité d’usagers pourrait être corrigée, ou, mieux, évitée.
Cette finalité orientée vers les publics caractérise la « vraie » simplification, qui peut avoir plusieurs bénéficiaires. La simplification ne portera pas sur les mêmes sujets selon qu’elle entend profiter aux particuliers, aux entreprises (en distinguant les grandes et les petites, et certains sous-secteurs, tels que l’agriculture, le bâtiment ou l’industrie), aux fonctionnaires ou aux contribuables, même si certaines mesures sont parfois « gagnant-gagnant » : par exemple, la dématérialisation bien conçue d’une procédure.
L’allégement du poids des normes, notamment de celles subies par les entreprises, est ainsi un champ privilégié de l’action simplificatrice, mais la déréglementation peut viser en fait à satisfaire l’aspiration idéologique à une réduction des interventions de l’État.
B. Des acteurs peu déterminés : un intérêt épisodique pour les simplifications
Les administrations de l’État sont en général désignées comme les fabricants de complexité inutile. Il est bien rare que les parlementaires qui font les lois et les hauts fonctionnaires qui les préparent et organisent leur application apparaissent sur le banc des accusés ; et encore moins les groupes de pression et représentants des intérêts qui négocient discrètement des régimes dérogatoires avant de revendiquer bruyamment des simplifications.
L’impulsion des simplifications est souvent donnée par les politiques : les programmes de simplification manifestent une proximité avec les « problèmes concrets » des électeurs ; les actions envisagées ne coûtent apparemment pas cher ; le suivi des propositions est rarement assuré, ce qui favorise des annonces simplistes (la création d’entreprise en un seul clic), quantitatives (les 150 mesures) et définitives (la fin de la bureaucratie !). Sauf exception (par exemple, la révolte des agriculteurs contre les normes en 2024), ces questions ne passionnent pas l’opinion.
Les services qui s’occupent des simplifications sont peu nombreux en effectifs et ont une autorité limitée. Ils se sont progressivement mieux organisés. Après une longue succession de missions et de commissions temporaires, la préparation et la coordination des actions de simplification sont désormais confiées à une petite équipe de la direction interministérielle de la transformation publique du ministère de l’Action publique, de la Fonction publique et de la Simplification. Par ailleurs, le secrétariat général du Gouvernement, qui joue auprès du Premier ministre un rôle très important de coordination juridique, surveille la production normative et prépare régulièrement des circulaires relatives à la qualité de la réglementation. Les ministères ont leur propre dispositif de simplification, en général assez léger, rattaché au secrétariat général du ministère.
Le médiateur de la République a joué historiquement un rôle de lanceur d’alerte, repris avec efficacité par le Défenseur des droits, qui reçoit presque 100 000 réclamations par an relatives aux services publics. Ses rapports ont notamment attiré l’attention sur les dangers de la dématérialisation des procédures et sur les difficultés d’accès aux services publics.
La simplification administrative n’est pas un phénomène purement français. L’OCDE a d’ailleurs joué un rôle déterminant dans la diffusion de bonnes pratiques, notamment sur la qualité de la réglementation. L’Union européenne a accéléré le phénomène en mettant les économies en concurrence et en contribuant ainsi à la prise de conscience de la charge administrative imposée aux entreprises. La Commission européenne et la plupart des pays européens ont ainsi lancé des programmes de simplification.
2. Des méthodes de simplification peu efficaces
Les méthodes de simplification ont fait quelques progrès (A), mais les résultats restent faibles (B).
A. Une meilleure gestion des simplifications
Le modèle de simplification repose principalement sur une intervention a posteriori, qui vise à alléger les obligations des usagers. La démarche est rarement préventive. Autrement dit, on complique d’abord et on simplifie ensuite par des mesures qui allègent ou aménagent les organisations et les procédures.
Il peut s’agir de textes isolés, le plus souvent à l’initiative des ministères. Mais, depuis 1970, régulièrement, les simplifications sont mises en scène sous forme de « trains de simplification » nourris de propositions d’origines diverses. Il en résulte des lois fourre-tout et des listes de mesures (souvent par centaines !), sans ligne directrice et parfaitement inintelligibles puisqu’elles prennent la forme d’amendements à de nombreux textes en vigueur.
En complément à ces méthodes de simplification ponctuelles et purement juridiques, des méthodes plus managériales sont apparues. Des « chantiers » horizontaux regroupant les mesures autour d’une règle de simplification commune (par exemple la prévention des effets de seuil, l’harmonisation de notions voisines, les normes concernant les collectivités locales ou les entreprises, etc.) ont donné des résultats mitigés. Une autre méthode a été essayée pour donner un peu de cohérence aux simplifications, celle des « moments de vie », qui part d’une analyse des situations courantes du point de vue des usagers, telles que la naissance, l’entrée dans la vie active, la création d’entreprise. De nombreuses circulaires du Premier ministre ont aussi tenté de mieux gérer la production normative : études d’impact préalables ; règle d’une suppression pour une création ; test PME, etc.
Le numérique est désormais un puissant levier de simplification. Il permet l’accès à des informations pertinentes et actualisées, l’accomplissement des formalités par Internet ou par smartphone à tout moment, l’échange de données entre administrations, la mémorisation des données individuelles, le préremplissage de formulaires, etc. Ses difficultés ne doivent pas être ignorées (difficultés de maîtrise de l’outil informatique pour les 15 % à 20 % de la population qui ont justement le plus besoin des services publics ; protection des données personnelles ; sécurité), mais elles peuvent être contenues par des politiques appropriées au niveau de la conception des systèmes et de l’assistance aux publics. L’intelligence artificielle sera très rapidement un outil puissant de simplification pour les services et les usagers qui sauront s’en servir (recherches rapides, langage usuel, information détaillée) mais posera de nouveaux problèmes.
B. Des résultats incertains et peu convaincants
Il est difficile de mesurer le degré de complexité de l’administration ou son évolution. Des sondages tels que les observatoires des services publics donnent quelques indications sur le sentiment de complexité : il est toujours élevé mais la simplification n’est jamais la première revendication des usagers (les délais et la difficulté de trouver un interlocuteur fiable sont souvent évoqués en premier). Des études de l’OCDE ou de l’Union européenne fournissent quelques données sur le coût de la charge administrative supportée par les entreprises, estimé à 3 % du PIB, soit environ 60 milliards d’euros, chiffres très souvent repris sans qu’on dispose de données récentes et vraiment fiables. La production normative est suivie par le secrétariat général du Gouvernement, qui constate une poursuite de l’inflation, avec cependant une réduction notable du nombre de circulaires.
À défaut de données globales, le relatif succès de certaines démarches horizontales peut être relevé : en 1995, le déclassement de régimes d’autorisation préalable en simple déclaration (idée reprise dans le rapport Margueritte en 2024), la dématérialisation des procédures les plus courantes annoncées à plusieurs reprises et toujours en cours, le regroupement des seuils d’effectifs pour les entreprises réalisées par la loi Pacte du 22 mai 2019, l’harmonisation des notions communes des législations sociales voisines. En revanche, la règle « silence vaut acceptation », inscrite dans la loi en 2013, le droit à l’erreur, posé par la loi ESSOC de 2018, et le principe « dites-le-nous en une seule fois » sont bien plus difficiles à concrétiser.
La réitération des mêmes décisions ou leur perfectionnement est un signe des difficultés d’imposer des mesures générales et radicales. Souvent, des avancées limitées et partielles sont préférées à des décisions plus claires. La création d’entreprise ou le droit de la commande publique illustrent ce grignotage à la marge qui ne fait qu’ajouter l’instabilité à la complexité. La suppression de formalités, mesure apparemment la plus simple, n’est utilisée qu’avec modération.
À l’inverse de ces démarches prudentes et progressives, quelques grands projets, pas toujours labellisés « simplification », ont transformé les relations entre l’administration et les usagers. La carte Vitale, la déclaration des revenus préremplie, le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, la dématérialisation des timbres fiscaux ont été conduits selon les méthodes du management par projet (concentration de moyens, calendrier court, équipes dédiées), démarche qui mériterait d’être reproduite dans d’autres domaines (versement des allocations à la source, fusion des recouvrements fiscaux et sociaux).
Conclusion
Ce retour sur l’histoire récente de la débureaucratisation et des simplifications peut ne pas inciter à l’optimisme. La répétition des dispositifs de simplification n’a d’équivalent que leur relative inefficacité. Même les appels en vue d’un « changement de paradigme » ne sont pas suivis d’effets. L’enlisement récent des débats parlementaires à propos du projet de loi de simplification de la vie économique est significatif.
En réalité, les simplifications n’ont jamais fait l’objet d’une démarche stratégique, très déterminée et dans une perspective de long terme. Une telle politique publique de la simplification, ou, mieux encore, de la simplicité administrative, pourrait aujourd’hui s’appuyer sur des leviers puissants, tels que l’association des usagers et des fonctionnaires, d’une part, et la puissance de systèmes numériques conçus dès l’amont pour faciliter la vie de l’usager, d’autre part.
Références
- Christian Babusiaux, Michel Le Clainche et Frédéric Petitbon, « Simplifier, une ambition consensuelle, une rupture dans les approches et les méthodes », note du Cercle de la réforme de l’État, 16 septembre 2024. https://cerclereformeÉtat.eu/wp-content/uploads/2024/09/tribune-Acteurs-publics-Cercle-reforme-État-Simplifier-note-VD-16.09.24.pdf
- Annie Bartoli, Gilles Jeannot et Fabrice Larat (dir.), « Simplifier l’action publique ? », Revue française d’administration publique, no 157, 2016.
- Michel Le Clainche, Les Réformes administratives et financières en France (1972-2022), Bruxelles, éditions Bruylant, 2023.
- Michel Le Clainche, « Regards sur 50 ans de simplifications administratives : 100 fois sur le métier… », note pour le séminaire du Cercle de la réforme de l’État du 11 juin 2024.
- OCDE, Éliminer la paperasserie. Pourquoi la simplification administrative est-elle si compliquée ? Perspectives au-delà de 2010, Paris, OCDE, 2011. https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2010/09/why-is-administrative-simplification-so-complicated_g1g10bce/9789264089778-fr.pdf
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/histoire-de-la-debureaucratisation-et-de-la-simplification-administrative.html?item_id=7981
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