Complexité de la société,complexité du droit
Chacun demande à la fois de la simplicité, en général, et de la complexité, pour soi-même. Tout le monde s’estime en effet spécifique par rapport à des normes qu’il importe dès lors de particulariser. L’inflation normative résulte ainsi de l’action conjuguée des pouvoirs publics perfectionnistes et des représentants de tous les intérêts. Revenir à davantage de confiance et viser d’abord des résultats concrets comptent parmi les remèdes possibles.
I. – Une demande individuelle de spécificité
Nous tous, tant dans notre vie personnelle que professionnelle, pestons contre cette fichue réglementation que nous ne comprenons pas ou ce formulaire, papier ou en ligne, que nous n’arrivons pas à remplir. Si la fameuse scène du Père Noël est une ordure dans laquelle Zézette se débat avec son formulaire et le « Zézette épouse X » nous fait tant rire, c’est bien que, au-delà de la caricature, elle recèle une part de vécu.
Alors que chacun d’entre nous exprime un besoin de simplicité et de clarté, pourquoi n’y arrivons-nous pas au niveau de la société ? Répondre que l’on ne peut pas faire une réglementation simple dans une société complexe est bien évidemment vrai, mais en partie seulement. Cela peut même devenir une facilité de raisonnement. La société, sa complexité et sa diversité ont bon dos.
En réalité, c’est chaque personne qui, dans un même souffle, demande à la fois de la simplicité et de la complexité.
Plutôt qu’un long et fastidieux raisonnement théorique, je propose au lecteur de faire une expérience. Prenez, dans votre cercle familial, amical ou professionnel, la personne la plus opposée, parfois de façon véhémente, à l’État, à la bureaucratie, aux fonctionnaires, aux normes, etc. Et parlez-lui d’une réglementation qui, par exemple, s’applique à son activité professionnelle.
Au départ, cette personne va vous dire que cette réglementation est beaucoup trop volumineuse et complexe. Demandez-lui alors ce qu’il faudrait faire. La même personne va alors vous dire que la réglementation devrait mieux prendre en compte la spécificité de sa situation, qu’il faudrait prévoir une dérogation. À la fin, vous vous apercevrez que, dans la très grande majorité des cas, ce que vous suggère cette personne aboutit à rallonger le texte de la réglementation si honnie.
Tout au long de ma carrière, j’ai présidé des centaines de commissions dans lesquelles siégeaient des professionnels. Quasiment jamais le texte proposé par l’administration ne ressortait plus court à l’issue de la consultation de la commission, il était toujours rallongé.
Il en va même ainsi des commissions dédiées à la simplification administrative. À titre anecdotique, j’avais été rapporteur général, dans les années 2000, d’une commission chargée de simplifier les procédures administratives. Pour bien faire, le gouvernement de l’époque avait associé dans sa composition la présence de hauts fonctionnaires des ministères sociaux et de l’économie avec des « vraies gens », c’est-à-dire des maires, des chefs de petites et moyennes entreprises et des responsables d’associations. L’expérience a montré que ces derniers, tout en se prévalant de l’exigence de simplification, souhaitaient des textes encadrant davantage encore les administrations et prenant mieux en compte la particularité de leur situation, en un mot des textes encore plus longs et plus détaillés.
II. – Un besoin collectif de complexité
Le propos qui précède va sans doute beaucoup agacer les entrepreneurs du bâtiment qui lisent cette revue. Je crois même entendre certains maugréer : « On ne va pas quand même nous faire croire que c’est de notre faute, à nous entrepreneurs, s’il y a trop de normes ! »
Ce reproche est fondé si les développements précédents peuvent être interprétés comme exonérant les administrations de toute responsabilité en la matière.
Une telle exonération n’est pas de mise. Il est certain que l’État et sa bureaucratie ont une large part de responsabilité en la matière. Mais, là aussi, nous faisons souvent une erreur de diagnostic en pensant que l’administration, c’est l’employé derrière son guichet qui a été si bien moqué dans les pièces de théâtre de Courteline ou dans des « stand-up » comiques actuels. Ces caricatures des guichets SNCF et de la sécurité sociale mériteraient bien des commentaires, tant à l’égard des guichetiers qu’à l’égard de certaines attitudes des usagers, au point que, finalement, le guichet fait place à l’écran. La relation en ligne devient de fait exclusive, ce qui n’est pas sans poser des difficultés bien au-delà du cercle de ceux qui sont rétifs au numérique. Mais, en tout état de cause, n’en déplaise aux chroniqueurs de toutes sortes, ce n’est pas dans une vision fausse d’une « administration ronds-de-cuir » qu’il faut rechercher la cause de l’inflation normative.
L’administration, celle qui fabrique les normes dans les ministères, ce ne sont pas des guichets à la Kafka, mais de jeunes hauts fonctionnaires brillants, animés du souci de bien faire et de rédiger, en toutes circonstances, une réglementation parfaite et exhaustive. Cette administration répond ainsi aux souhaits des parlementaires et des ministres, qui baignent, trop souvent, dans une culture de la norme primant sur l’exigence du résultat concret pour les « gens ».
Il faut donc agir au niveau de l’État.
Mais cette mise au point salutaire faite, admettons que nous tous, sans parfois même nous en rendre compte, exprimons un besoin de complexité et de spécificité.
Ainsi est-il de bon ton aujourd’hui de se moquer du pointillisme de la réglementation sur le confinement au moment de la COVID, mais ceux qui critiquent étaient, à l’époque, les premiers à dire que cette réglementation n’était pas claire ni suffisamment précise sur ce que nous pouvions faire ou ne pas faire.
La vraie question est de savoir pourquoi nous exprimons collectivement ce besoin de complexité.
Tentons une explication. Faire une loi simple et courte suppose que nous fassions confiance à notre voisin, à notre concurrent, au fonctionnaire qui l’applique et au juge qui la met en œuvre en cas de litige. Si nous n’avons pas cette confiance minimale et que nous sommes dans une société où la défiance prédomine, chacun des acteurs de la société va vouloir se protéger par des murailles de papier, c’est-à-dire des normes très – ou trop – précises. Est-il besoin de souligner que cette défiance ne fait que s’accentuer sous les effets délétères des réseaux sociaux, qui distillent une suspicion généralisée ?
D’où la complexité à simplifier. Ce n’est pas une question juridique, ni même une question de volonté politique : au cœur de l’inflation normative, il y a une société qui, culturellement, fait davantage confiance à la norme qu’à ses membres et au dialogue entre ceux-ci.
III. – Trop de norme tue la norme
Une fois ce diagnostic établi, la question est alors de savoir s’il faut se résoudre à cette situation et donc à une forme d’impuissance publique en la matière.
On ne peut ni ne doit se résoudre à ce mal. Nous sommes enserrés dans des millions de mots qui constituent nos codes, nos lois et nos décrets, et, à l’évidence, notre pays, comme d’autres, comme l’Union européenne, a atteint un plafond normatif qui met en péril nos libertés publiques et notre économie.
Une précision s’impose toutefois. Il ne s’agit pas de partir en croisade contre le principe même de la norme et de la loi. La démocratie, ce n’est pas faire n’importe quoi, au nom d’une majorité élue, et se résoudre ainsi à la loi du plus fort. Nos sociétés ne fonctionnent que s’il y a des lois et des juges qui garantissent nos libertés individuelles et collectives.
Ce qui est en cause, ce n’est pas le principe de la norme mais son trop-plein.
Disons-le tout net, il n’existe pas de recettes miracles. Ceux qui disent qu’il suffit de partir en guerre contre la bureaucratie pour réduire les normes mentent par omission.
Il y a de cela quelques mois, on aurait pu penser que cette affirmation relevait de la pure pétition de principe.
L’échec patent d’Elon Musk et de son DOGE est là pour donner consistance au propos. La tronçonneuse que le président argentin, Milei, a donnée à Elon Musk n’est pas le bon outil. Couper les arbres, y compris les plus nécessaires, n’aboutit qu’à laisser la place aux mauvaises herbes et aux fourrés.
Plutôt que des déclarations à l’emporte-pièce, le sujet mérite une politique cohérente, qui s’inscrit dans la durée. Et surtout qui implique tant l’État que l’ensemble des acteurs de la société civile.
IV. – Des remèdes possibles à l’inflation normative
Il faut d’abord un diagnostic partagé entre l’État et les organisations professionnelles, comme la FFB, sur la nécessité de sortir de cette culture de la norme, qui fait que, chaque fois qu’il y a un problème, nous pensons et nous disons qu’il faut faire un texte supplémentaire.
Collectivement, il faut nous interroger sur le point de savoir si nous ne pouvons pas faire des réformes et atteindre des résultats concrets pour les particuliers et les entreprises sans changer les textes. Cette réflexion devrait même inclure des juges : les jurisprudences peuvent, en effet, parfois induire un sentiment d’insécurité juridique auquel nos professionnels veulent répondre en faisant des normes.
Appliqué à l’Union européenne, cela suppose qu’elle applique davantage le principe de subsidiarité, inscrit dans les traités, en faisant la part, surtout en cette période historique, entre ce qui relève de l’essentiel et ce qui relève de l’accessoire.
Quant aux administrations, il faut, tant dans leur pratique que dans la formation des fonctionnaires, mettre davantage l’accent sur la culture du résultat concret. Beaucoup trop de fonctionnaires d’administration centrale, y compris à un haut niveau, estiment que le travail est bouclé lorsque sortent les derniers décrets et circulaires d’application. En réalité, c’est là que tout commence.
Au niveau des services déconcentrés de l’État, il faudrait sans doute aussi renforcer leur pouvoir d’appréciation et de dérogation. Mais cela suppose que nous admettions des ruptures limitées au sacro-saint principe d’égalité, l’appréciation du préfet de Marseille pouvant être différente de celle du préfet de Lille.
Enfin, il pourrait exister une forme de remède miracle à l’inflation normative : l’intelligence artificielle (IA). Celle-ci pourrait permettre des textes très courts, pour l’application desquels on s’en remettrait aux algorithmes de l’IA. Techniquement, on sait déjà faire et on le saura de mieux en mieux. Se posera alors une question de démocratie sur la nature des contrôles auxquels seront assujettis ces algorithmes. Au nom de l’efficacité et de la simplicité, du moins apparente, certains prôneront, non sans irresponsabilité, de s’en remettre à l’IA, c’est-à-dire de lui donner un chèque en blanc.
Nous aurons, en conséquence, des arbitrages très délicats à faire entre démocratie et complexité. Il sera alors peut-être temps de dire que si la complexité de la société ne doit surtout pas être un prétexte commode pour justifier la bureaucratie et la complexité du droit, cette complexité doit être en partie tolérée au nom des exigences d’une certaine idée de la démocratie.
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