Simplifier à la tronçonneuse : les libertariens au pouvoir
Avec Javier Milei en Argentine et Elon Musk aux États-Unis, la pensée libertarienne a récemment connu une traduction concrète. Assorties d’images médiatiques (brandir une tronçonneuse) et de réalisations matérielles (la dérégulation massive), ces ambitions de simplification radicale rencontrent plutôt le succès dans le premier cas, et déçoivent dans le second. Quels enseignements tirer de ces expériences en cours ?
Le 20 décembre 2023, quelques jours après son accession au pouvoir, le président argentin Javier Milei signait un « mégadécret 1 ». Dans l’allocution télévisée qui accompagnait cette étape de sa prise de fonctions 2 il en présentait la philosophie : son constat désignait l’intervention de l’État comme la source des difficultés de l’économie argentine (« nous nous sommes habitués et avons accepté comme normales les ingérences de l’État qui sont à l’origine de nos problèmes »). Il pointait également la responsabilité des dirigeants politiques dans la prolifération de normes qui contraignent la croissance (« les politiciens introduisent des réglementations, des contrôles des prix, des entraves, des obstacles bureaucratiques et des normes qui violent la liberté et le droit de propriété des Argentins, empêchent le calcul économique et détruisent la création de richesse »). L’ennemi était ainsi désigné : « L’État dans son ensemble est devenu une machine à entraver le commerce, le travail, la production, l’épargne, l’investissement, la création de richesse, la croissance économique et, fondamentalement, la liberté. »
Dès lors, comme il l’avait promis, le président argentin engageait une libéralisation de l’économie, par la dérégulation. Le préambule du mégadécret annonce ainsi « des décisions radicales qui contribueront à relancer le pays en libérant les forces productives, aujourd’hui entravées par des réglementations dont l’échec est manifeste ». Il supprime par conséquent des régulations diverses et ouvre des marchés, dans les secteurs de la médecine, du logement, des communications satellitaires, de l’agriculture, de l’énergie, etc.
La pensée libertarienne : un sacre à la tronçonneuse
Quelques mois auparavant, Javier Milei était apparu devant les écrans arrachant sur un tableau des étiquettes aux noms de ministères et d’administrations divers, proclamant fièrement ce qui est devenu un slogan internationalement reconnu : « Dehors ! » (« ¡ Afuera ! ») L’initiative de communication, réussie, restait néanmoins moins marquante encore que les apparitions où il figurait armé d’une tronçonneuse, qui, à défaut de briller par la subtilité, avaient le mérite de la clarté : une fois élu, il taillerait dans le vif, sans hésitation, pour libérer l’Argentine du carcan administratif qui l’étouffait.
L’image allait retenir l’attention dans le monde entier, à tel point que, quelques mois plus tard, Elon Musk, fondateur de Tesla et propriétaire de X (ex-Twitter), s’en saisirait, lui aussi : débarquant sur la scène d’un rassemblement politique à Washington DC en février 2025, celui qui était encore membre et soutien de l’administration Trump a brandi une tronçonneuse pour bien faire comprendre à tous ses intentions à la tête du Department of Government Efficiency (DOGE) nouvellement créé – dont il était alors chargé.
La presse et les commentateurs ont rapidement rattaché ces deux figures politiques contemporaines au mouvement libertarien, dont la généalogie à la fois riche et complexe ramène inévitablement aux États-Unis et à quelques auteurs dont la marque commune est une défiance profonde, systématique et viscérale vis-à-vis de la puissance publique : le libertarianisme est une « fédération d’antiétatismes 3 », qui repose sur un « dogme libertarien intangible selon lequel l’État est en soi une force illégitime et usurpatrice, intrinsèquement mauvaise 4 ». Murray Rothbard en a été une figure intellectuelle, déterminante d’ailleurs dans le cheminement politique de Javier Milei, qui dit avoir eu une révélation en le lisant au début des années 2010. L’auteur américain a défini un programme politique, dont les deux premiers piliers sont une diminution radicale des impôts et une coupe drastique dans l’État-providence 5. Ce faisant, il a contribué à diffuser un populisme de droite, qui a trouvé grâce auprès d’une frange activiste de responsables politiques, aujourd’hui au pouvoir dans quelques (rares) endroits de la planète.
L’action politique de Javier Milei
L’action de Javier Milei est la plus connue et probablement la plus significative. Elle était aussi certainement la plus attendue, dans un pays miné par le corporatisme et ruiné par des décennies de politiques défaillantes 6.
À peine est-il arrivé au pouvoir que la tronçonneuse a fait son œuvre. Le président a ainsi réduit le nombre de ministères de 18 à 8 et licencié 37 000 fonctionnaires.
C’est toutefois dans le domaine de la dérégulation qu’il a été le plus volontaire. En 2024, par exemple, son gouvernement a produit près de 2 dérégulations par jour (éliminant plus de 300 régulations, en modifiant 300 autres), qui portent sur des secteurs très variés : logement, produits pharmaceutiques, technologie, barrières douanières non tarifaires, transport, tourisme, énergie, agriculture, etc. 7.
Pour y parvenir, le Parlement a adopté une loi spéciale, qui confie à l’exécutif des pouvoirs larges, pour effacer autant de normes absconses qu’il le peut en un an. Le ministre de la Dérégulation, Federico Sturzenegger, a donc fait afficher dans ses locaux un décompte, qui met ses équipes sous la pression d’agir vite 8. Pour choisir ses priorités, il se fonde sur les prix : dès lors que les prix argentins semblent beaucoup plus élevés que leurs homologues étrangers, il en conclut une suspicion de manque de compétitivité et de concurrence – donc un besoin de libéralisation.
Chargé de la politique depuis l’accession au pouvoir de Javier Milei, cet économiste formé au MIT s’était préparé : lorsqu’il était enseignant à Harvard, il avait conduit un travail de revue systématique des régulations argentines, identifiant près de 4 000 lois et 70 000 décrets qui décourageaient l’investissement, la concurrence et l’entrepreneuriat 9. Son ambition est de redonner un souffle à l’économie argentine, pour que les jeunes y restent au lieu de la fuir vers l’étranger, comme ils en avaient pris l’habitude. Ayant commencé ce travail dans l’intention de le mettre au service de Patricia Bullrich, candidate conservatrice malheureuse devenue ministre de l’Intérieur de Javier Milei, il s’est rallié ensuite au libertarien.
Un des exemples les plus significatifs et aux résultats les plus frappants de sa politique de dérégulation est la disparition du contrôle des loyers, qui avait été mis en place en 2020 dans le but de protéger les locataires. Le résultat en était qu’une partie de l’offre avait rapidement été retirée du marché : comme à chaque fois qu’un contrôle des prix est mis en place, la pénurie survient. En 2022, Buenos Aires comptait par exemple près de 200 000 logements vacants, soit une hausse de 45 % par rapport à 2018. La suppression de cette régulation contraignante a conduit à une baisse de 40 % des loyers, satisfaisant les locataires (l’offre est désormais plus accessible) et les propriétaires (qui sont plus libres dans la détermination de leurs prix) 10.
L’action d’Elon Musk : simulacres à la tronçonneuse ?
Le cas d’Elon Musk est différent, à deux égards au moins. D’abord, pour critique qu’ait pu être le discours de Donald Trump à l’égard de son adversaire Joe Biden, la situation économique américaine était incomparablement meilleure et sans mesure avec celle de l’Argentine. Ensuite, son mandat a été plus bref : sa brouille, fort médiatique, avec la Maison-Blanche a rapidement écourté son action.
Lors de sa prise de fonctions, Elon Musk a, lui aussi, taillé dans le vif : les effectifs du gouvernement fédéral sont revenus à leur niveau des années 1960 (l’annonce de la suppression de 200 000 postes le 14 février 2025 a été désignée sous le nom de « massacre de la Saint-Valentin » ; un plan de départ volontaire, jugé décevant, a tout de même conduit à 75 000 départs) 11 ; 11 agences fédérales ont été fermées 12.
Rapidement, toutefois, des protestations se sont élevées. La justice a été sollicitée et certaines décisions, probablement trop précipitées, ont été annulées. Les coupes dans USAID (l’agence américaine de développement) ont nui à l’image des États-Unis à travers le monde. Surtout, les réductions budgétaires ont très immédiatement affecté les citoyens américains, et notamment les électeurs républicains 13, conduisant le président Trump à demander qu’on préfère le scalpel à la hache !
Quelques mois après la création du DOGE, les résultats restent très incertains. En juillet 2025, son site officiel affichait fièrement avoir permis près de 190 milliards d’économies – et ainsi généré une économie d’environ 1 200 dollars par contribuable. Le chiffre est élevé, mais très loin des 2 000 milliards promis initialement. Plus encore, ces données sont contestées – notamment parce qu’elles ne sont pas transparentes : en réalité, les économies réalisées seraient plus proches de 20 à 30 milliards 14 Pis encore, les chiffres officiels du Trésor américain ne montrent pas une baisse de la dépense publique : au contraire, elle a augmenté 15 !
Quels enseignements tirer ?
Ce n’est pas la première fois que des politiques de dérégulation et de simplification sont engagées. L’originalité de l’expérience libertarienne est sa radicalité affichée – au moins en matière de communication. Avec un peu de distance (et bien qu’aucun pays ne soit semblable), quatre enseignements en ressortent.
Le premier, c’est le caractère déterminant de la volonté politique. Ces dirigeants qui se réclament du libertarianisme ont réussi à se faire élire sur des programmes radicalement réformateurs, à force de conviction. Les électeurs ne sont pas rétifs à la transformation.
Le deuxième, c’est le besoin de préparation des réformes 16 Il n’est pas interdit de considérer que le succès relatif, à ce stade, de l’expérience Milei et, à l’inverse, l’échec relatif de l’expérience Musk tiennent à ce que l’un avait préparé activement le travail de dérégulation (avec Federico Sturzenegger), là où l’autre improvisait plus largement.
Le troisième, c’est l’impératif de donner du sens à la réforme. Là aussi, le contraste est frappant entre l’Argentine et les États-Unis. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : le DOGE, chargé d’améliorer l’efficacité de l’action publique, ne semble pas avoir fait de la qualité de service le cœur de sa pratique et y a préféré la poursuite d’un objectif purement comptable, en matière de réduction des dépenses. À l’inverse, l’Argentine a poursuivi une ambition politique : non pas simplifier pour le principe, mais pour assurer la plus grande liberté des individus. Aussi, avant même de se demander si les régulations sont efficaces, le ministère argentin de la Dérégulation s’interroge sur la légitimité de l’État à intervenir dans le domaine concerné ; s’il estime qu’elle n’est pas justifiée, il supprime les normes. Cette démarche rappelle de fait que les comptes sont un moyen, non un objectif.
Enfin, un dernier enseignement est que la méthode de la tronçonneuse a trouvé son sens et sa voie dans des situations exceptionnelles de tensions graves : une crise économique dramatique dans un cas, une polarisation politique extrême dans l’autre.
Cette dernière remarque offre une conclusion pour la France : si elle souhaite éviter la réforme douloureuse et brutale, il lui faut engager au plus vite la transition progressive, maîtrisée et apaisée. Elle a de la matière ! Elle croule sous les normes. En 2023, les lois ont ajouté 565 555 mots dans la réglementation, les ordonnances, 147 071, les décrets, 1 732 426 ! Le Journal officiel a atteint 69 549 pages – contre 33 997 en 2004 (+ 105 %). Au total, en 2024, la France était régie par 95 838 articles de loi et 258 385 articles de décrets. En 2003, il n’y avait « que » 55 256 articles de loi (soit une évolution depuis de + 73 %) et 168 673 articles de décrets (+ 53 %). Sur la même période, le Code du travail est passé de 5 027 articles à 11 301 (+ 125 %), celui de commerce de 1 920 à 7 178 (+ 274 %), celui de la consommation de 633 à 2 172 (+ 243 %), celui de la santé de 5 340 à 13 310 (+ 149 %), celui de l’environnement de 1 020 à 6 962 (+ 583 %) !
Au travail !
- « Megadecreto » : decreto DNU 70 / 2023, Bases para la reconstruccion de la economia argentina.
- La vidéo de l’allocution est disponible sur Internet.
- Sébastien Caré, La pensée libertarienne. Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, Paris, PUF, 2009.
- Jérôme Perrier, Le détournement populiste du courant libertarien. (1) Des origines de l’anarcho-capitalisme au populisme de droite ; (2) Le populisme paléo-libertarien de Javier Milei, Fondapol, 2025.
- Jérôme Perrier résume le programme de Rothbard en 8 points : (1) diminution radicale des impôts ; (2) couper radicalement dans l’État-providence ; (3) supprimer les privilèges raciaux et autres privilèges de groupe ; (4) reconquérir les rues : pas de quartiers pour les criminels ; (5) se réapproprier les rues : éliminer les clochards ; (6) supprimer la banque centrale : à bas les banksters ; (7) « America first » ; (8) défendre les valeurs de la famille.
- Maxime Sbaihi, « L’Argentine, un drame en forme d’avertissement », L’Opinion, 29 octobre 2023.
- Ian Vásquez, Guillermina Sutter Schneider, « Milei has deregulated something every day », Cato, 9 décembre 2024, https://www.cato.org/blog/milei-has-deregulated-something-every-day
- Ian Vásquez, « Deregulation in Argentina : Milei takes “deep chainsaw” to bureaucracy and red tape », printemps 2025, https://www.cato.org/free-society/spring-2025/deregulation-argentina-milei-takes-deep-chainsaw-bureaucracy-red-tape
- Mary Anastasia O’Grady, « Measuring Milei’s Argentine progress », Wall Street Journal, 8 décembre 2024 ; Ryan Dubé, « How Javier Milei’s tough remake of Argentina made him a MAGA hero », Wall Street Journal, 21 janvier 2025.
- Ryan Dubé et Silvina Frydlewsky, « Argentina Scrapped Its Rent Controls. Now the Market Is Thriving », Wall Street Journal, 24 septembre 2024.
- Elaine Kamarck, « How will we know if DOGE is succeeding », Brookings, 18 juin 2025, https://www.brookings.edu/articles/how-will-we-know-if-doge-is-succeeding/
- Sophia Cai et Irie Sentner, « DOGE has made a big impact on Washington. But government spending is up », Politico, 29 avril 2025, https://www.politico.com/news/2025/04/29/doge-impact-washington-spending-100days-00316587
- Joe Miller, « Utah’s Republicain voters fume over Doge cuts », Financial Times, 23 mars 2025.
- David Walker, « DOGE has work left to do », The Wall Street Journal, 9 juin 2025.
- Chris Cook et Joe Miller, « Elon Musk’s cuts fail to stop US federal spending hitting new record », Financial Times, 12 mars 2025.
- Erwan Le Noan, Matthieu Montjotin, Gouverner pour réformer : éléments de méthode, Fondapol, 2016, https://www.fondapol.org/etude/erwan-le-noan-et-matthieu-montjotin-gouverner-pour-reformer-elements-de-methode/
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/simplifier-a-la-tronconneuse-les-libertariens-au-pouvoir.html?item_id=7982
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