L’architecte contre la tyrannie des normes
Lauréat du Grand Prix national de l’architecture en 2006, Rudy Ricciotti défend haut et fort les métiers du bâtiment. Hommage aux « acteurs du récit constructif », son ouvrage Insoumission (2025) se veut une ode à l’honneur et à la fidélité sur les chantiers. Avec une truculence personnelle nourrie de puissantes expériences, ce texte de défense et d’illustration de l’acte de bâtir s’attaque en particulier à l’extension des méandres bureaucratiques. Ce dont ces extraits témoignent.
Depuis quelques années, la construction d’une maison devient plus difficile que d’entreprendre la descente de Notre-Dame de la Garde à bicyclette sans frein avec trente magnums de châteauneuf-du-pape sur le dos.
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Ultima ratio populi
La rage que m’inspire l’obsession normative est de notoriété publique. De livre en interview, je la clame, je la vocifère, au risque de passer pour l’anarchiste de service, rebelle par principe à toute forme d’autorité. Une rectification s’impose : prise au sens étymologique, j’aime l’autorité, mot venu du latin augere – augmenter, faire grandir, pousser vers le haut. L’autorité du maître fait grandir le disciple par la transmission d’un savoir. Si un chef digne de ce nom emporte son équipe vers des sommets, ce n’est pas en vertu du pouvoir qu’il détient. C’est grâce à son autorité, fondée sur la confiance mutuelle.
Je ne conteste pas les normes. Je conteste leur tyrannie et l’usage inexpert qu’on en fait. Qu’on me démontre leur prédisposition au bien commun, je serai heureux de les respecter. En attendant, contraint de les subir, je garde le doigt sur la détente. On ne bâtit pas sans réglementation, c’est évident. Un garde-corps oublié peut être fatal. Une économie de bouts de chandelle sur la qualité du béton, l’immeuble ne résiste pas. Que la solidité et la sécurité soient régies par des normes fondées sur l’expérience et l’expertise scientifique, rien de plus normal. Que leur application soit contrôlée avec la dernière sévérité, bien sûr. Mais le prosternement aveugle devant des réglementations dont les effets sont soit hypothétiques, soit autocontradictoires, soit objectivement pernicieux est aussi obscène que lâche. La norme est souvent la chevalière au doigt permettant aux pays riches de ne pas renoncer à leurs privilèges tout en paraissant vertueux. Elle se situe à mi-parcours des séries TV et de l’art contemporain ; devenue l’entertainment de l’homme urbain abandonnant la romance à son futur !
Pour notre malheur à tous, le XXIe siècle marque l’entrée dans une nouvelle ère. Une vérité vient de nous exploser à la figure : la nature ! Elle n’est pas une esclave docile corvéable à merci et pour l’éternité. Contrairement au lait de la chèvre, le pétrole ne se renouvelle pas sitôt après avoir été extrait de son puits de forage. La planète n’est pas encore autonettoyante. Le climat se réchauffe mais le thermostat fait la gueule – tout juste peut-on régler l’amplitude de la hausse. Si l’humain a l’intention de se perpétuer au-delà de trois ou quatre générations, il a tout intérêt à revoir à la baisse ses exigences d’enfant tyrannique. D’où l’irruption fracassante des normes environnementales dans les réglementations de tous les métiers – agriculture, industrie, et naturellement, bâtiment.
Moins consommer – de matière, d’énergie ; moins polluer – l’air, l’eau, la terre ; s’imposer la frugalité, seule marque de respect accessible aux humains envers l’environnement… Tel est désormais le mot d’ordre. Je souscris et j’ajoute : il était temps, nom de Dieu ! La voracité de consommation dans laquelle se vautrent nos sociétés occidentales est une insulte à la bienveillance. Climatisation à 18 °C en été quand il fait 30 °C dehors, chauffage à 23 °C l’hiver quand il fait - 2 °C dans la rue. Sanitaires avec eau à profusion à chaque coin de couloir. Parkings bitumés pour ne pas souiller les mocassins… Pour son confort, l’homme blanc s’autorise tous les caprices. Si les normes avaient pour effet de nous rendre plus sobres, je dormirais toutes les nuits la tête sur le RE2020, recueil des nouvelles normes environnementales dans le bâtiment. Hélas ! cet inventaire m’évoque plutôt un conte de George Sand, l’Histoire du véritable Gribouille, où l’on voit un petit garçon se jeter dans une rivière par crainte de se mouiller, puis dans le feu par crainte d’être brûlé. Le vice de la surconsommation technologique pour consommer moins d’énergie sans ouvrir la fenêtre l’été ni porter un pull l’hiver est la preuve que Satan est français ! »

Avec des réalisations aussi diverses que le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée et la rénovation du siège de la Fédération nationale de la mutualité française, ainsi que de multiples logements, des gares TGV et des équipements sportifs et culturels, Rudy Ricciotti compte parmi les principaux architectes contemporains. Son ton et ses prises de position, à retrouver dans cet ouvrage vivant et percutant, détonnent. Déplorant la médiocrité et les dérives normatives qui menacent son métier, il défend ses combats avec ferveur, en faveur des savoir-faire et de l’économie du secteur du bâtiment.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/l-architecte-contre-la-tyrannie-des-normes.html?item_id=7976
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