Entreprise et bureaucratie
La bureaucratie n’est pas l’apanage du secteur public. L’entreprise se confronte au quotidien à la complexité administrative et à celle des affaires. Surtout si elle est grande, les soucis de rationalité et de modernité y alimentent, souvent à l’excès, la machine à normes et à procédures. Il est cependant possible de s’en préserver comme de s’en sortir.
Au départ, la bureaucratie était une histoire d’État. Le mot émerge pour dénoncer des fonctionnaires trop tatillons au milieu du XVIIIe siècle, forgé par le négociant malouin Vincent de Gournay, qui deviendra l’un des grands propagateurs du libéralisme économique en France.
Et quand Max Weber décortique en sociologue les ressorts de la bureaucratie dans les années 1920, difficile de ne pas penser au secteur public : une organisation du travail où procédures, statuts, rôles, hiérarchie et carrières sont déterminés par des règles rationnelles, objectives, impersonnelles. Comme l’écrivit plus tard un autre sociologue, Alain Touraine, « son principe central n’est ni l’individu, ni la tradition mais la fonction 1 ».
Une forme d’organisation
Mais comme l’avait dit Weber, la bureaucratie déborde largement l’administration. La petite histoire des îles Kerguelen, racontée au début des années 1980 dans La Jaune et la Rouge (très sérieuse revue des anciens de l’École polytechnique), en donne une petite idée. « Une mission scientifique d’une dizaine de personnes aurait, dit-on, été envoyée dans ces îles, à l’époque désertes, pour y faire des observations météorologiques. Mais un jour, quelqu’un s’avisa que les dépenses de la mission ne pouvaient pas être contrôlées. On envoya sur place un contrôleur financier qui demanda des états de dépenses, des justifications, des engagements, etc. : il fallut envoyer du personnel administratif. Pour gérer cette équipe, on envoya alors un directeur du personnel qui demanda des états des effectifs, des avancements, des congés, etc. ; il fallut envoyer à nouveau du personnel administratif. De fil en aiguille, le personnel passa en deux ans de 10 à 200 personnes ! Mais… entre-temps, la mission avait terminé sa tâche et les dix experts étaient partis sans que, dans le va-et-vient incessant, personne s’en aperçoive 2. »
Bien sûr, la météo relève de l’administration. Mais dans beaucoup d’entreprises, on trouve aussi des contrôleurs financiers, des vérificateurs, des responsables des ressources humaines, des congés à gérer et, au bout du compte, des salariés qui ont totalement perdu de vue la finalité de leur travail. La bureaucratie se glisse dans toutes les grandes organisations avec une facilité déconcertante.
C’est d’autant plus surprenant que, si cette forme d’organisation qu’est la bureaucratie est rationnelle, elle a aussi beaucoup de défauts qui la rendent souvent inefficace, voire nuisible. À partir des années 1950, de prestigieux chercheurs américains les ont mis en lumière, comme Robert Merton, James March ou Peter Blau. Dans son livre Le Phénomène bureaucratique, le sociologue français Michel Crozier montre que les règles finissent par étouffer toute initiative, aboutissant à « une organisation qui n’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs 3 ».
Soixante ans plus tard, dans un monde plus ouvert, plus compétitif, plus réactif, la bureaucratie aurait donc dû disparaître en entreprise. Elle semble pourtant n’avoir jamais autant prospéré. Que s’est-il passé ? Quelles en sont les conséquences ? Comment mieux la maîtriser ?
Des sources externes de la complexité…
Les dirigeants imputent volontiers la marée bureaucratique à tout ce qui est extérieur à l’entreprise. Et c’est vrai que l’environnement des affaires est devenu beaucoup plus complexe en quelques décennies, poussant les entreprises à s’organiser pour affronter cette complexité.
La première source majeure de complexité, c’est bien sûr l’ouverture du jeu économique. Une entreprise travaillait naguère dans une région, un pays. Elle avait des salariés qui avaient la même culture, des clients pas très différents. Beaucoup de règles pouvaient être informelles, implicites.
Mais, depuis, il y a eu la mondialisation (le choix politique d’ouvrir les frontières, renforcé depuis l’effondrement du communisme, dans les années 1980) et la numérisation (avec Internet qui fait circuler des montagnes d’informations instantanément et quasi gratuitement). Les entreprises en ont profité pour allonger les chaînes de production et conquérir de nouveaux marchés à l’autre bout de la planète. Beaucoup d’entre elles sont désormais en relation avec une infinité de partenaires très hétérogènes. Elles ont dû créer de nouvelles règles et de nouveaux processus pour gérer cette formidable diversité.
La seconde source majeure de complexité venue de l’extérieur de l’entreprise est plus diffuse mais tout aussi réelle. C’est la montée des attentes de l’État comme de la société civile. La poussée réglementaire a été très forte, en particulier en France, qui a un talent particulier en la matière. Pour respecter le droit du travail, les firmes ont fait appel à des bataillons de spécialistes en ressources humaines qui ont chacun leur domaine – recrutement, formation, salaires, hygiène et sécurité, assurances sociales, négociations collectives, etc.
Pour respecter le droit de l’environnement, elles ont monté des départements entiers d’experts. Pour appliquer les règles de gouvernance fixées par le public (exemple de la loi Copé-Zimmermann) ou le privé (code Afep-Medef), elles ont dû renforcer leurs conseils d’administration en veillant attentivement à leur composition et à l’organisation de leurs missions. Le terme de « gouvernance d’entreprise » a émergé dans les années 1990 pour décrire une répartition des pouvoirs devenue beaucoup plus complexe. La complexité créée par le législateur et les autres prescripteurs a aussi engendré des poussées de contrôles et de supervision dans d’autres domaines, comme le numérique ou la sécurité des produits (en particulier dans l’agroalimentaire et la finance).
Face à ces exigences, les grandes entreprises ont été contraintes de figer des processus qui étaient auparavant implicites et donc plus souples, de préciser de nouvelles règles, d’embaucher des foules de salariés. La bureaucratie semble progresser inexorablement. Avec moins de moyens, les dirigeants des entreprises plus petites n’ont d’autre choix que de passer de plus en plus de temps à remplir des formalités, au détriment de la production, de la quête de nouveaux clients ou tout simplement de leur repos.
… et des sources internes
Mais les entreprises ne subissent pas seulement une vague de bureaucratisation que ne saurait arrêter aucun barrage. Elles y contribuent aussi largement. Face à une complexité venue de l’extérieur, elles réagissent trop souvent en sécrétant de la complexité dans leurs murs. Dans un livre rafraîchissant, Smart Simplicity, Yves Morieux et Peter Tollman, consultants du cabinet de conseil Boston Consulting Group, ont analysé ce mécanisme ravageur 4.
Les deux experts du BCG ont d’abord évalué l’ampleur des dégâts. En travaillant sur les exigences de performance mentionnées dans les rapports annuels d’entreprise, ils estiment que la complexité des objectifs a été multipliée par six en soixante ans. Et la complexité des organisations par… 35, avec une prolifération de procédures, de niveaux hiérarchiques, d’instances de coordination, de processus de contrôle. Dans les 20 % des entreprises les plus compliquées, les managers « passent entre 40 % et 80 % de leur temps à le perdre » en réunions de coordination et rédaction de rapports. En quinze ans, la proportion de dirigeants passant plus de quatorze heures par semaine en réunion a doublé, montant de 20 % à 40 %.
Cette dérive est largement évitable. Les consultants montrent d’ailleurs que la complexité varie énormément entre les entreprises, même de taille voisine, ayant des activités identiques ou un degré proche de diversification. Cette complexité n’est donc pas fatalement imposée de l’extérieur. Elle est aussi le fruit de décisions prises à l’intérieur, qui s’inscrivent dans l’histoire et parfois les gènes de l’entreprise.
Pourquoi donc des patrons et, plus largement, des équipes dirigeantes s’orientent-ils dans la voie d’une organisation bureautique, même quand cette voie débouche souvent sur des inefficacités coûteuses ? Il y a bien sûr d’abord des habitudes culturelles. Un chef d’entreprise venu de la haute fonction publique, comme il y en a tant eu en France, peut s’accommoder plus facilement d’une organisation bureaucratique qu’un entrepreneur qui s’est échiné à faire grandir une petite firme. Ensuite, des secteurs, des activités sont plus propices que d’autres au fourmillement de règles en tout genre. Une division du travail toujours plus poussée, à l’intérieur de l’entreprise mais aussi de plus en plus souvent avec des partenaires localisés à l’autre bout du monde, a requis des mécanismes de coordination très serrés qui n’existaient pas auparavant.
Faire régner la procédure
La bureaucratie constitue aussi un formidable moyen de diluer les responsabilités, jusqu’à les faire disparaître entièrement, ce qui arrange beaucoup de monde dans l’entreprise.
La numérisation a également contraint les entreprises à formaliser à l’extrême leurs processus de gestion. En envisageant tous les cas de figure possibles, les firmes ont créé des lourdeurs invraisemblables qui font souvent dérailler les programmes informatiques – et tous ceux qui doivent passer sous ces nouvelles fourches Caudines.
Les dispositifs de gestion intégrée, qui ont fait la fortune d’entreprises comme SAP, sont formidablement efficaces en donnant un accès en direct à un tableau de bord très complet de l’activité sous toutes ses dimensions (ventes, approvisionnement, trésorerie, ressources humaines, etc.), mais ils sont aussi terriblement exigeants et procéduriers.
Dans cette numérisation à tous crins, le petit entrepreneur qui doit désormais se faire référencer comme fournisseur dans le système numérique d’une grande entreprise cliente peut passer des heures à se perdre dans des pages impénétrables, des échanges interminables de courriels pour tenter de débloquer la situation, des semaines pour obtenir un agrément incompréhensible.
Dans un livre original, Lost in management, le sociologue François Dupuy, qui s’inscrit dans la lignée de Michel Crozier, donne une ultime explication 5. Pour lui, les entreprises ont fait preuve d’une grande « paresse managériale », durant les années d’abondance, celles des Trente Glorieuses. Dans la croissance débridée de l’époque, elles ont laissé des départements entiers s’organiser comme bon leur semblait, allant jusqu’à prendre le contrôle.
Quand le temps des vaches maigres est revenu, à partir des années 1970, les dirigeants ont voulu reprendre la main en créant un « délire des processus, des reportings et des indicateurs ». Un délire tellement inextricable qu’il « finit par recréer des zones de liberté pour les salariés tant ils deviennent contradictoires les uns avec les autres ».
Les périls bureaucratiques
Cette bureaucratie est dangereuse pour l’entreprise. Elle freine les décisions et leur application au moment où la concurrence est plus vive. Elle bride l’innovation, devenue la clé de la compétitivité. Peut-être encore pire, elle casse l’engagement des salariés, pourtant de plus en plus nécessaire à la réussite de l’entreprise. « Les entreprises s’enfoncent dans un jeu perdant-perdant avec leurs salariés, explique François Dupuy. Au lieu de “motiver” les salariés, de les amener à “s’engager” pour leur entreprise, elles provoquent retrait ou rébellion. »
Un anthropologue américain, David Graeber, a dénoncé cette dérive avec beaucoup plus de force – et d’excès – dans son livre Bullshit Jobs (qu’il faut se résoudre à traduire par « Des emplois à la con ») 6. Sa clé de lecture est très différente. Pour lui, les entreprises emploient une large part de leurs salariés non parce qu’elles ont besoin d’eux (l’essentiel du travail serait désormais automatisé), mais pour garder sous contrôle des classes dangereuses. À partir de sondages, il évaluait leur proportion à 30 % ou 40 %. Leur travail de larbin, de sbire, de cocheur de case est inutile et ne peut que générer de terribles souffrances individuelles et une frustration sociale massive.
La démonstration de Graeber n’a pas convaincu beaucoup d’experts du monde du travail, et de nombreux chercheurs ont échoué à valider ses hypothèses théoriques dans des travaux empiriques. Mais son audience énorme, dans le monde entier, montre qu’il a touché un point très sensible – la perte de sens du travail, devenue une tarte à la crème du management.
Mieux gérer la complexité
Cette perte de sens n’est pas plus inéluctable que la bureaucratie. Les entreprises doivent revenir au terrain, à la production, pour identifier les couches de procédures indispensables – il y en a, et dans certains secteurs plus que d’autres. Les consultants Yves Morieux et Peter Tollman donnent plusieurs conseils pour « gérer la complexité sans devenir compliqué », expérimentés chez leurs clients. D’abord, il faut comprendre comment travaillent vraiment les équipes avant de créer de nouvelles règles de contrôle ou d’incitation. Il faut ensuite étendre « l’ombre du futur ». Si les ingénieurs d’un constructeur automobile font des voitures difficiles à réparer, mieux vaut leur faire savoir qu’ils seront ensuite affectés dans le réseau après-vente que de monter un programme de simplification des véhicules avec des équipes d’experts et de contrôleurs.
Il faut aussi inciter à la coopération. Si les trains sont souvent en retard, il peut paraître logique d’affecter beaucoup de ressources à l’identification des causes techniques et humaines de ces retards afin d’y remédier par de nouveaux dispositifs. Mais il est plus efficace d’adopter une règle limpide : quand un département de la compagnie ferroviaire fait part d’un problème, les services qui ne coopèrent pas à sa résolution sont tenus responsables du retard.
À travers ces quelques exemples émerge un principe simple : le cantonnement de la bureaucratie doit être un souci constant du chef d’entreprise et des équipes qui l’accompagnent. Certaines entreprises en ont fait une croisade. Chez le réseau social américain Facebook, c’est l’obsession de son fondateur, Mark Zuckerberg. Quand son entreprise comptait 60 000 salariés (contre plus de 70 000 aujourd’hui), il expliquait ainsi qu’il employait en réalité 6 000 équipes de 10 personnes. Les experts en management aiment d’ailleurs bien opposer les firmes « baleines » aux firmes « bancs de poissons ».
Le patron de Facebook s’efforce de limiter la hiérarchie au strict minimum. Il passe peu de temps en réunion, n’a pratiquement aucun échange en bilatéral avec ses collaborateurs et s’appuie sur une équipe soigneusement composée de 25 dirigeants – sa « core team » –, qui ont chacun une large autonomie. Cette hiérarchie ramassée permet de faire circuler plus vite l’information, ce qui est précieux dans des domaines comme la publicité, où les cartes bougent très vite.
Les entreprises françaises ne sont pas plus condamnées à la bureaucratie. C’est sans doute plus facile d’y échapper dans certains secteurs, comme le bâtiment et les travaux publics, où les grandes entreprises se sont souvent constituées en absorbant des firmes d’autres régions ou d’autres spécialités, et où il est donc périlleux de vouloir imposer les mêmes règles et les mêmes processus dans tout le groupe, même s’il doit évidemment y avoir des valeurs et des principes communs. Xavier Huillard, longtemps le patron de Vinci, a mis un soin particulier à préserver une forte décentralisation, y compris pendant les crises, où la pente naturelle est de resserrer l’organisation 7. Dans l’entreprise, la bureaucratie n’est pas une fatalité.
- Alain Touraine, « Entreprise et bureaucratie », Sociologie du travail, vol. 1, no 1, 1959, pp. 58-71.
- Michel Martin, « Le phénomène administration : contribution à la formulation mathématique de la loi de Parkinson », La Jaune et la Rouge, no 357, 1980, pp. 14-17.
- Michel Crozier, Le Phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Seuil, 1963.
- Yves Morieux, Peter Tollman, Smart Simplicity. Six règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué, Paris, Manitoba-Les Belles Lettres, 2014.
- François Dupuy, Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.
- David Graeber, Bullshit Jobs. A Theory, New York, Simon & Schuster, 2018. Traduction française : Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018.
- Muriel Jasor, « Quand trop de complexité génère “bullshit management” et bureaucratie d’entreprise », Les Échos, 21 janvier 2021.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/entreprise-et-bureaucratie.html?item_id=7979
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