Guillaume POITRINAL

Cofondateur de WO2, ancien président du Conseil de la simplification pour les entreprises

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La simplification : dernière chance pour un redressement durable

Mal ancien et tenace, la complexité freine la France, en particulier dans le secteur du bâtiment. Des intentions louables de simplification s’expriment, mais sans grande concrétisation. Si l’on veut continuer à construire, simplifier réellement et drastiquement s’impose. Cette grande cause nationale appelle une volonté, au niveau présidentiel, une organisation, avec une administration dédiée, et une évaluation.

Depuis des années, le monde du bâtiment, comme bien d’autres secteurs économiques, alerte sur une évidence : en France, la complexité administrative est devenue un frein systémique à l’action. L’inflation normative, les procédures kafkaïennes, les délais d’instruction déraisonnables, les obligations multiples et souvent contradictoires, les recours, tout cela forme un carcan qui ralentit, fragilise et parfois empêche l’acte de construire. Ce constat n’est ni nouveau ni marginal. Il est au cœur des difficultés que rencontrent les promoteurs, les architectes et les entreprises du bâtiment au quotidien, mais aussi, et c’est un paradoxe, l’action publique elle-même quand elle décide d’aménager ou de construire.

Face à cette situation, la simplification ne peut plus être considérée comme une aspiration secondaire ou un supplément d’âme pour les technocrates. Elle est devenue une priorité absolue, un levier décisif pour relancer la construction, accélérer la transition écologique, développer l’emploi, redynamiser les territoires. En un mot, elle est aujourd’hui une condition de survie pour notre économie productive.

La France souffre d’un excès de complexité qui ne date pas d’hier. Cette complexité s’exprime dans la densité des normes, la superposition des textes législatifs et réglementaires, mais aussi dans l’éclatement des responsabilités, les allers-retours incessants entre administrations, la variabilité des réponses en fonction des interlocuteurs.

Un exercice

On doit reconnaître qu’il n’existe pas de pays développé et démocratique dans lequel l’acte de construire serait tout simple. Mais la France demeure un cas particulier par l’intensité de la pesanteur administrative. Chez nous, c’est beaucoup plus compliqué qu’ailleurs.

Il y a tout d’abord une somme considérable des textes obligatoires, issus d’une habitude des lois bavardes, du refus presque culturel de simplification et d’une méfiance technocratique à l’égard du privé.

Cela constitue un droit instable, en inflation constante, sujet à d’incessantes modifications, rarement coordonnées, et parfois même rétroactives. Le langage réglementaire est en France souvent hermétique. Il éloigne le citoyen comme le professionnel du sens et de la compréhension de la règle.

Mais il y a aussi notre régime de décentralisation ratée. Au lieu de répartir clairement les pouvoirs, en France, chaque échelon reste responsable d’une partie du sujet qui intéresse l’autre. Nous avons saupoudré les responsabilités. Et même pire, dans le même temps, nous avons accru le nombre d’échelons. Il y va ainsi des permis de construire, qui sont, sur le papier, entre les mains des maires. Mais très vite interviennent l’autorité environnementale, à la fois soumise au préfet mais aussi indépendante de lui, les architectes des Bâtiments de France, la direction départementale des territoires… Pour le plan local d’urbanisme, c’est l’intercommunalité qui décide. S’il y a une dimension commerciale, le département et la région vont se rajouter. En fait, tout le monde se préoccupe d’urbanisme. Personne n’a le pouvoir de faire seul. Chacun peut ralentir ou empêcher.

Ce mal français est d’autant plus préoccupant qu’il coûte cher – très cher – en argent public, en productivité perdue, en investissements gelés, en projets abandonnés. Pourtant, il reste rarement mesuré. Aucun audit national ne chiffre réellement l’impact de cette complexité sur notre économie. Mais pour les acteurs du bâtiment, il n’est plus besoin de démontrer que cette lourdeur est devenue, à elle seule, un facteur de ralentissement majeur. Or, la croissance économique n’est jamais qu’un rapport de production au temps. Le temps perdu, qui se mesure souvent en années sur nos projets de construction ou d’aménagement, n’est facturé à personne. Mais à la fin, c’est chaque ménage français qui règle la facture.

Des tentatives louables, mais trop timides

La simplification administrative n’a pas manqué de champions politiques au fil des années. La révision générale des politiques publiques sous Nicolas Sarkozy, le « choc de simplification » voulu par le président Hollande avec le Conseil de la simplification pour les entreprises, les annonces d’Emmanuel Macron autour du « un pour un » réglementaire (une norme créée pour une norme supprimée) ou encore les efforts récents de Bruno Le Maire ont tous témoigné d’une prise de conscience réelle.

De nombreuses propositions utiles ont vu le jour : la non-rétroactivité fiscale, l’autorisation tacite (« qui ne dit mot consent »), des avancées sur la dématérialisation des marchés publics, la réforme des permis de construire ou encore la simplification des dispositifs d’apprentissage. Mais dans les faits, ces intentions, souvent louables, se sont heurtées à une réalité plus dure : celle d’un système administratif qui continue à produire de la norme comme une fin en soi. Dans le même temps que l’on prenait une mesure de simplification, une dizaine de mesures de complexification arrivaient.

C’est ainsi que ces mêmes années qui ont vu naître les ambitions de simplification ont aussi vu se multiplier de nouveaux textes complexes, souvent déconnectés du terrain, porteurs d’obligations supplémentaires. Les lois dites « Duflot », « pénibilité », « transition énergétique », « ESS » ont accru la densité réglementaire. Chaque réforme censée moderniser s’est accompagnée de nouveaux dispositifs à mettre en œuvre, de nouvelles couches à interpréter, de nouvelles autorités à consulter, de nouvelles contraintes pour les acteurs publics ou privés de l’acte de construire.

Un empilement paralysant

Le bâtiment, plus que d’autres secteurs, souffre de cette inflation. Pour construire un logement aujourd’hui en France, il faut naviguer entre la réglementation thermique, les obligations environnementales, les normes d’accessibilité, les règles d’urbanisme parfois contradictoires entre échelles locale, intercommunale et nationale. Il faut ensuite répondre à des appels d’offres selon des procédures de plus en plus lourdes, où l’analyse des offres se concentre moins sur le fond que sur le respect formel de critères administratifs. Il faut enfin affronter les délais d’instruction, les recours possibles, les modifications d’interprétation.

À tous ces niveaux, le facteur temps est décisif. Or, dans un monde où les capitaux, les idées et les opportunités circulent à grande vitesse, ce retard structurel pèse sur la compétitivité. Il dissuade l’investissement, allonge les chantiers, renchérit les coûts, fragilise les entreprises.

Ce n’est pas une question idéologique. Ce n’est même plus une affaire de vision politique. C’est un enjeu pratique, économique, opérationnel. Quand, pour un même projet, un pays voisin mettra huit à douze mois à construire, la France en mettra parfois le double, voire davantage. Et pendant ce temps, l’argent est immobilisé, l’emploi est différé, le logement manque.

Ce que la simplification doit devenir,ce que l’intelligence artificielle peut lui apporter

Alors que faire ? Faut-il en rester aux discours incantatoires ? Certainement pas. La simplification peut réussir. Elle l’a prouvé ailleurs, comme aux Pays-Bas ou au Royaume-Uni. Elle le pourrait ici aussi, si on se donnait les moyens, à la fois politiques, institutionnels et techniques, de l’accomplir.

Trois conditions doivent être réunies pour cela :

  1. Une volonté politique assumée, constante, durable. Il faut arrêter avec les pointillés. La simplification ne peut pas être un chantier de six mois, fruit d’un coup de tête politique. Elle ne peut pas être confiée à un secrétariat d’État à faible pouvoir, ni être pilotée par des structures éclatées. Elle nécessite un portage au plus haut niveau, avec un responsable clairement identifié, un calendrier précis, une obligation de résultat. Comme pour toute réforme structurelle, il faut accepter de heurter des intérêts établis, publics ou privés, de remettre en cause des habitudes, de trancher. Seul le président de la République peut porter cette cause. Pourquoi ? Parce qu’il a du temps pour lui, contrairement aux ministres, qui sont de passage, parce que le sujet est très vite interministériel, mais surtout car parce qu’il est la dernière autorité respectée par les principaux acteurs de l’État. En France, c’est le président qui nomme (ou démissionne) ceux qui ont la première main sur le sujet de la simplification administrative : les hauts fonctionnaires comme les ministres, et même les cabinets des ministres… ! C’est lui le patron, avec ou sans majorité.
  2. Une organisation adaptée, lisible et unifiée. Aujourd’hui, les responsabilités en matière de simplification sont éparpillées et discontinues : Conseil d’État, directions interministérielles, secrétariats d’État, agences diverses, commissions éphémères. Trop de pilotes pour un seul navire. Il faut une administration de mission, resserrée, efficace, dotée d›un pouvoir d’instruction et de proposition réel, qui ne se perde pas dans la modernisation de l’État au sens large. La simplification doit avoir son propre budget, ses propres outils, sa propre chaîne de commandement. À l’image de ce qui avait été tenté avec le Conseil de la simplification pour les entreprises, il serait utile que l’administration de la simplification soit animée par des professionnels de terrain, issus du privé et du public. Ces professionnels proposeront chaque mois au président de la République des textes de loi sous forme d’ordonnances et de décrets. Cette administration prouvera qu’il est possible de simplifier à équilibres sociaux et environnementaux constants. Car c’est possible. Les deux tiers des sujets de complexité administrative n’ont pas de coloration politique, en fait. Cette administration de la simplification doit occuper un étage entier de l’Élysée pendant un quinquennat entier. Les symboles comptent.
  3. Des outils d’évaluation, de suivi, de benchmarking.Tout nouveau texte législatif doit être accompagné d’une étude d’impact indépendante, mesurant non seulement ses effets attendus en matière de complexité, mais aussi la comparaison avec ce qui existe dans d’autres pays européens. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce que nos voisins font mieux que nous ? Pourquoi ne pas inscrire dans chaque loi un article 1er consacré à la simplification ? La simplification elle-même doit être évaluée annuellement par un cabinet indépendant, afin de mettre en évidence les freins ou les retards de mise en œuvre de telle proposition de simplification, et identifier les responsables de ces manquements (lobby privé ou public, corporatisme, inertie, etc.). Un audit annuel indépendant de la simplification pourrait être utilement remis au Parlement et publié.

Un moratoire, avant de reprendre la main

Une première mesure immédiate pourrait être d’instaurer un moratoire sur la production de toute norme nouvelle, sauf celles qui visent explicitement à simplifier ou à alléger les contraintes existantes. C’est une approche radicale, mais nécessaire. L’initiative présidentielle du « un pour un », qui consistait à ne créer une nouvelle norme qu’en en supprimant une existante, n’a jamais été véritablement appliquée. Elle a échoué faute de cadre juridique contraignant et de volonté politique pour la faire respecter.

Au-delà de ce moratoire, il faudra s’attaquer avec constance et détermination à la simplification de chaque texte inutile, redondant ou caduc qui empoisonne le pays. Il faut s’attaquer à la montagne qu’est devenu l’ensemble des codes que les Français doivent connaître et respecter. Il ne s’agit pas d’une déréglementation aveugle. C’est une normalisation intelligente, proportionnée, accessible, compréhensible que l’on souhaite. C’est la fin des injonctions paradoxales, des doublons, des contraintes injustifiées. C’est la possibilité de construire en sécurité, mais sans être empêché de le faire par un océan d’obligations contradictoires.

L’intelligence artificielle est l’outil inespéré qui nous arrive pour mener à bien ce grand chantier de simplification et de mise en cohérence de nos centaines de milliers de normes. Ce sujet est une application évidente pour l’IA. Dans le même temps que l’on demandera une mise en cohérence de nos textes existants, on pourra, avec l’IA, conduire les indispensables comparaisons avec les autres pays pour définir les meilleures pratiques. L’IA assurera même la rédaction des propositions de loi ou des décrets de simplification.

Dans ce cadre, il faudra s’attaquer en parallèle à nos infrastructures de décision et de contrôle publiques. Il est temps de supprimer des autorités, de redonner au préfet un vrai pouvoir d’arbitrage et de simplifier notre mille-feuille des collectivités locales, avec une vraie décentralisation. L’inflation du nombre d’autorités depuis trente ans est une source considérable de complexité. Le dommage lié à l’accroissement du nombre d’autorités est probablement du même tonnage que celui causé par l’inflation du volume de textes obligatoires.

Le moment est venu

Jamais le contexte ne s’est autant prêté à la mise en œuvre d’une politique audacieuse de simplification : la France doit affronter des défis majeurs – logement, climat, réindustrialisation, équilibre des finances publiques. Tous exigent une action publique et privée plus rapide, plus fluide, plus efficace. Tous impliquent une chaîne décisionnelle plus simple. Dans ce contexte, la simplification n’est pas un luxe, c’est une obligation stratégique.

C’est une réforme peu coûteuse à mettre en œuvre, mais à très haut rendement. Elle ne fait pas descendre dans la rue, elle ne fracture pas la société. Aucun parti politique n’a la complexité administrative à son agenda. Cette complexité est la résultante d’années d’accumulation de textes et d’autorités nouvelles, mais au fond personne ne la veut. Une simplification administrative intelligente peut, au contraire, réconcilier les citoyens et les entreprises avec l’État, redonner confiance aux investisseurs, dynamiser les territoires.

La simplification doit devenir une grande cause nationale. Il ne s’agit pas de modernisation cosmétique, mais d’un changement de méthode, de culture, d’ambition. C’est à ce prix que nous pourrons bâtir plus, mieux et plus vite. C’est à ce prix que nous pourrons transformer les besoins exprimés en logements livrés, les intentions politiques en chantiers concrets, les objectifs climatiques en résultats tangibles. Simplifier, ce n’est pas renoncer à la qualité. C’est cesser de gaspiller notre énergie à nous accommoder de règles inutiles que nous pouvons, ensemble, simplifier. Les entreprises, les promoteurs, les architectes sont prêts à prendre leur part dans cet effort. Il est temps, désormais, que l’État prenne la sienne. ?

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