Simplifier, c’est avant tout une question de culture
Régulièrement dénoncée, la complexité excessive d’un droit hypertrophié ne se réduit pas mathématiquement par une diminution du nombre de textes. Elle se traite par une culture juridique accrue, par un enseignement précoce des principes généraux et des principales règles. L’ambition est de permettre à tout un chacun de se saisir d’un droit alors clarifié et rationalisé pour tous.
Pour simplifier le droit, il faut lui redonner sa place, qui n’est que marginale dans notre pays. Cette affirmation surprendra sans doute le lecteur, elle le choquera peut-être, surtout à l’heure où l’on dénonce avec force l’hyperinflation normative. Elle n’est cependant pas contradictoire avec cette dénonciation, elle constitue même plutôt une explication du phénomène justement critiqué.
La France est marquée par un paradoxe. Le droit y est abondant, du fait d’un législateur et d’un pouvoir exécutif qui, vouant une véritable passion à la norme, en produisent de manière presque frénétique. Il est partout… néanmoins, il ne fait pas partie de notre culture.
Un fait en atteste autant qu’il l’explique : contrairement à notre histoire, notre littérature, etc., aucun enseignement, que ce soit à l’école, au collège ou au lycée, ne diffuse à l’ensemble des futurs citoyens la connaissance du rôle du droit, de ses grands principes et de ses acteurs.
Cette absence de culture du droit se traduit par une image négative et plutôt déformée de celui-ci. Parce que c’est probablement son illustration la plus visible dans la vie quotidienne, mais aussi ce que les pouvoirs publics en donnent généralement à voir, dans l’imaginaire collectif, la règle de droit pourrait assez bien être représentée par un panneau routier de limitation de vitesse. Elle détermine un cadre dont on ne voit que les bords rouges, qui sont autant de limites à ce que l’on pourrait vouloir faire.
Dans cette perspective, le droit tend à devenir une collection de multiples cadres, une mosaïque de pièces aux formes diverses qui s’enchevêtrent et dont on cherche à découper les bords pour les adapter au plus près à leur objet tout en faisant en sorte qu’elles s’emboîtent au mieux, ou le moins mal, et laissent le moins de vide possible. S’engage de ce fait une course pointilliste sans fin dans laquelle on finit par perdre la vue de l’ensemble et, par conséquent, sa cohérence.
Un changement de paradigme est nécessaire. Il faut renoncer à la quête illusoire de certitude et de complétude législative (1) pour revenir à la raison sociale de la loi (2) et enseigner la culture du droit ainsi conçu (3).
1. Renoncer à la quête illusoire de certitude et de complétude législative
La France, nation où est né un Code civil qui énonçait des principes ciselés telles des maximes éternelles, est devenue un pays producteur de normes bavardes et éphémères. Comment cela a-t-il pu arriver ?
Pour répondre à cette question, il suffit de penser à une réaction fréquente lorsque se présente une situation nouvelle : « Il faut combler le vide juridique. »
De fait, n’existant pas auparavant, une hypothèse inédite n’a, par définition, pas été nommément visée par le législateur. Pour autant, cela ne signifie pas forcément qu’elle n’entre pas dans les prévisions de la loi. Simplement, un travail d’analyse et d’interprétation est nécessaire pour le déterminer.
Certes, ce travail prend du temps, et peut donner l’impression de ne pas offrir la même certitude qu’une mention dans la loi. Toutefois, les inconvénients d’une réglementation systématique et précise par la loi sont nombreux.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la casuistique à laquelle conduit la recherche de complétude de la loi expose inévitablement aux vides juridiques que l’on veut éviter. Dès lors que la loi se veut non l’expression d’un principe général et abstrait, mais une collection de règles dont chacune est propre à une situation particulière, elle se trouvera inévitablement prise en défaut chaque fois que la vie sociale fait apparaître une situation nouvelle.
La quête de certitude législative est également source de rigidité. Par définition, une règle qui est conçue pour écarter toute interprétation exclut toute possibilité d’adaptation, contrairement à un principe qui est davantage caractérisé par sa souplesse.
Elle est aussi source de complexité, dans la mesure où elle implique l’écriture de règles très détaillées, qu’il est difficile d’appréhender dans leur intégralité et dont le détail aboutit souvent à perdre de vue la raison qui en avait fondé l’élaboration et, plus fondamentalement même, le sens.
De plus, la quête de certitude législative conduit souvent à l’empilement de dispositions successives à la cohérence perfectible. Lorsque apparaît une situation nouvelle que le droit existant ne vise pas expressément, plutôt que de se livrer à son analyse pour déterminer s’il n’est pas suffisant et, dans le cas contraire, quelle est l’ampleur exacte du vide à combler, le législateur préfère fréquemment, par facilité sinon par paresse, adopter un texte ad hoc.
Outre ajouter de la complexité, cela crée paradoxalement de l’insécurité juridique où l’on cherchait à la dissiper, dans la mesure où, pour une même situation, deux règles pourront être applicables, sans pour autant qu’elles concordent nécessairement puisqu’elles auront été élaborées indépendamment l’une de l’autre.
Dénoncée de longue date, l’hypertrophie du droit ne cesse néanmoins de s’accroître et, avec elle, ces différents défauts, parce que le problème n’est pas pris à sa racine, mais uniquement via ses symptômes.
Ainsi, on parle souvent de simplification, mais c’est plus une démarche quantitative qui est prônée : un texte supprimé pour un texte adopté, réduction de 25 % de la charge bureaucratique, etc. Cela revient en réalité à la même chose que tondre une pelouse : en quelques mois ou, au mieux, années, le volume de textes aura retrouvé son niveau d’avant, car, sans changement de paradigme, leur potentiel de croissance sera resté intact, comme d’ailleurs leur complexité.
En d’autres termes, il est inutile de réclamer une pause législative si, dans le même temps, on continue à crier au vide juridique à la première nouveauté venue. La réduction de volume des textes ne doit pas être considérée comme un but, mais comme une conséquence. Pour traiter correctement le sujet, il faut avant tout adopter une autre vision du droit, ce qui entraînera un changement de méthode.
2. Revenir à la raison sociale de la loi
Quand on ne conçoit le droit que comme un ensemble de normes contraignantes dont le manquement est assorti de sanctions, on veut logiquement que la règle soit toujours plus précise, nomme toutes les situations auxquelles elle s’applique et indique comment elle les régit, pour savoir, à sa lecture, ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas.
Cette tendance à la précision est la traduction de la conception française actuelle du droit : un acte d’autorité. Il est conçu dans notre pays comme un instrument de direction des comportements individuels, et non comme un outil de régulation des relations sociales.
Cela se manifeste en particulier par un usage abondant de la sanction pénale pour faire respecter la règle posée.
En outre, la considération du pourquoi de la règle nouvelle, de sa raison d’être comme de sa cohérence avec le reste des normes est rarement perçue comme un sujet essentiel dans son élaboration et sa rédaction, car la volonté du pouvoir de l’adopter est souvent tenue pour suffisante.
Cette prédominance de l’autorité, au détriment de la rationalité, est un ferment puissant des diverses contestations de la règle qui peuvent se manifester dans la société et qui, par un effet boomerang non dénué d’ironie, en sapent l’autorité.
Un changement de paradigme est nécessaire, surtout dans le contexte d’une société qui intensifie son développement technologique et économique en exigeant, à juste titre, qu’il soit respectueux des personnes, de l’environnement et de valeurs humaines fondamentales. Le droit est l’instrument idéal pour développer ces nouvelles régulations dont les récents événements nous ont montré la nécessité, ainsi que pour instaurer la confiance et la sécurité nécessaires à la paix sociale et constituer le cadre propice à un développement durable.
Pour cela, il faut toutefois que le droit change d’image. Il doit cesser d’être associé à la sanction et vu comme une contrainte.
Le droit est bien autre chose que cela. Loin d’être une entrave, il est un atout. Il en va en effet de la règle de droit comme des lois de la physique. Ceux qui savent les utiliser sont capables de faire voler un avion, les autres restent au sol. Le droit n’empêche pas, il permet.
Il suffit de se rappeler Rousseau : « Ce que l’Homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. » L’objet du droit est de garantir le respect de situations qui sont constituées sous son égide, et qui pourraient à défaut être méconnues à tout moment. Dit autrement, le droit est à la vie de chacun ce que la coquille est à l’œuf.
Certes, cela nécessite parfois de limiter, voire d’interdire, certains comportements, ou d’en imposer d’autres. La dimension de contrainte n’est pas absente du droit. Mais on a tendance à hypertrophier ce caractère, au point d’en faire l’élément principal de sa définition. Or, la contrainte n’est qu’un moyen, jamais une fin.
Un retour à la raison sociale du droit est nécessaire afin qu’il retrouve l’adhésion de ses destinataires et qu’il puisse ainsi pleinement remplir sa fonction.
Ainsi conçue, la loi peut redevenir ce qu’elle doit être, générale et abstraite, énonçant des principes fondés sur des motifs clairs et prévoir des sanctions uniquement où l’ordre public l’impose. La casuistique n’a pas sa place dans la loi, mais uniquement dans son application, qui ne relève pas nécessairement ni principalement de textes réglementaires, mais du travail de ses interprètes.
C’est le sens véritable et unique d’un travail de simplification, qui est une œuvre de clarification et de rationalisation plutôt qu’une entreprise d’élagage, ainsi qu’une manifestation de confiance envers ceux qui feront application des textes.
3. Enseigner la culture du droit
Simplifier le droit ne suffit toutefois pas. Encore faut-il que chaque citoyen évolue avec aisance et assurance au sein de cet environnement juridique, afin que la défiance envers la règle ne conduise pas au retour d’un encadrement pointilliste. Il faut donc aussi enseigner le droit, pour que se forme une réelle culture juridique au sein de la population française et qu’ainsi l’appréhension de sa mise à exécution cède le pas à l’appropriation des clés de sa mise en œuvre.
Or, si un enseignement moral et civique est dispensé à l’école et au collège, il est loin de constituer une véritable sensibilisation à la règle de droit. Comme son intitulé l’indique, il n’a pas pour objet de transmettre une culture juridique de base, mais de faire partager les valeurs de la République aux enfants, notamment le respect d’autrui.
Une partie du programme est certes consacrée au droit, mais en véhiculant malheureusement l’image dénoncée précédemment, puisqu’il s’agit de faire comprendre aux élèves les « raisons de l’obéissance aux règles et à la loi » Les citoyens ne devraient pas être éduqués dans la crainte révérencielle du droit.
Il faudrait plutôt leur apprendre et surtout leur faire comprendre comment le droit irrigue et structure notre existence sociale. Cet enseignement général pourrait ainsi s’articuler autour de trois lignes de force.
Le premier axe aurait trait aux grandes notions de notre droit : la personne, sa protection, ses droits fondamentaux ; la liberté et ses deux corollaires, le contrat et la responsabilité, tant pénale que civile ; la famille, ses diverses figures et ses membres ; la chose, la propriété et le patrimoine…
Les principes fondamentaux de notre système juridique pourraient composer son deuxième axe : hiérarchie des normes, syllogisme juridique, modalités de résolution des différends, ordres juridictionnels…
Enfin, les acteurs du monde du droit pourraient en constituer le troisième volet : qu’est-ce qu’un juge, un avocat, un commissaire de justice, etc. ? Quels sont leurs rôles ?
Tous ces concepts devraient évidemment être enseignés de manière simple et concrète, en faisant comprendre leur raison d’être. Il est par exemple possible d’enseigner la propriété par l’image d’un enfant auquel on tenterait de reprendre le jouet donné quelques minutes auparavant. Il s’y opposera en disant : « Non, c’est à moi ! » La propriété est la garantie de pouvoir dire « c’est à moi » quand on veut empêcher quelqu’un de nous prendre ce que l’on a légitimement entre les mains.
Il ne s’agit pas de faire de chaque élève un technicien du droit. Seuls ceux qui font le choix de s’engager dans une filière juridique à l’université ont vocation à apprendre la technique juridique. Le citoyen n’a pas besoin de savoir qualifier juridiquement son problème, déterminer la règle applicable et en faire une application conforme.
En revanche, il est nécessaire de faire prendre conscience à chacun que le droit est au cœur de sa vie quotidienne, qu’il peut apporter une solution à la plupart des questions et des problématiques qui se posent au cours de celle-ci, et qu’il est possible de se tourner vers un professionnel du droit, public ou privé, pour qu’il opère une traduction juridique des faits afin de traiter la difficulté en droit.
Les juristes doivent par conséquent également accompagner ce changement. Le juriste ne doit pas être la personne qui oppose les règles à son interlocuteur et commence par lui dire : « Non, on ne peut pas le faire. » Il doit exposer l’environnement juridique dans lequel la situation en question prend place, pour expliquer comment, dans ce contexte, « oui, on va pouvoir faire quelque chose ».
Il faut valoriser l’apport de l’analyse juridique et l’utilité de la mener en amont, plutôt que d’attendre une éventuelle difficulté pour la gérer, tant bien que mal. La réflexion juridique est encore trop souvent reportée à plus tard, parce que le droit est considéré comme une contrainte technique, mais aussi parce que le juriste est perçu comme celui qui ne voit que les problèmes.
Or, solliciter l’intervention du juriste après coup le place dans une situation difficile, puisque cela le conduit fréquemment à un retour critique. Dans la mesure où il doit se prononcer sur une situation conçue sans tenir compte des paramètres juridiques, il y a en effet une probabilité significative qu’elle n’y corresponde pas et qu’il soit donc nécessaire de la modifier pour qu’elle puisse bénéficier du renfort du droit. Au contraire, s’il est appelé en amont de la décision, sa participation à la configuration de l’opération permet non seulement d’assurer l’effectivité juridique de celle-ci, mais aussi d’exploiter toutes les possibilités qu’offrent ces différents paramètres.
Au cercle vicieux d’une conception pointilliste du droit, qui est la cause autant que la conséquence de la défiance envers celui-ci, pourrait ainsi être substitué le cercle vertueux d’un droit doté de la souplesse nécessaire à l’ingénierie associée à un réflexe de pertinence juridique dès l’origine, gage d’une sécurité juridique accrue comme d’une meilleure réalisation des objectifs recherchés.
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