Sylvain BOGEAT

Associé fondateur de Vestack, président du think tank Métropoles 50

Partage

Pour un urbanisme de confiance

La surabondance de normes et d’exigences fait, en matière d’urbanisme, perdre des années et des points de PIB. Face à l’incertitude juridique et au manque de flexibilité, le temps n’est plus à la simplification de détail. Afin de répondre aux besoins, il faut une refonte d’ensemble, avec, notamment, une lutte résolue contre les recours abusifs, une numérisation des démarches et des documents d’urbanisme plus réactifs et plus transparents.

Dans les zones les plus tendues, les permis de construire ont chuté de 30 % depuis la période pré-Covid. Les délais d’instruction s’allongent, les recours se multiplient et les règles d’urbanisme deviennent de moins en moins lisibles. L’ensemble de la fabrique de la ville s’enraye. Quel que soit le type de projet, l’ensemble des acteurs – publics et privés – dépensent de plus en plus d’énergie pour des résultats de moins en moins concluants. On ne construit pas plus, ni plus vite, ni moins cher, ni mieux. Comment expliquer cette embolie ? Comment soigner ce mal touchant notre urbanisme ?

Trop timides, les réformes envisagées se limitent souvent à des ajustements techniques, sans s’attaquer aux causes structurelles. Il devient donc urgent d’analyser les blocages profonds de notre système d’urbanisme et de proposer une véritable refondation, capable de restaurer la lisibilité d’ensemble et de produire des résultats concrets. C’est bien un urbanisme de confiance dont nous avons besoin, permettant de nous débarrasser d’un excès de normes et de répondre aux besoins des territoires.

La ville engluée dans un maelström administratif

Les projets ne sortent plus. Au détriment de l’ensemble des acteurs, privés comme publics.

L’allongement des délais totaux d’obtention des autorisations d’urbanisme est l’illustration la plus visible des dérives du système. La durée moyenne d’obtention d’un permis de construire atteindrait plus de sept mois (contre un délai normatif de trois mois). Mais il s’agit de la partie émergée de l’iceberg. Difficile d’avoir une statistique objective en matière de distorsion du temps administratif. Chaque acteur de la ville porte ses stigmates. Rapportés à l’échelle humaine, ceux-ci représentent des pans entiers d’une vie : cinq ans pour autoriser un projet de logements sociaux en ZAC, dix ans pour un projet commercial, etc.

Ce qui est certain, c’est que ces sept mois ne reflètent pas l’empilement de procédures en amont du dépôt des demandes d’urbanisme, qui représentent des délais bien plus longs ! Marchés publics, préfiguration, aménagement, concours pour l’acquisition du foncier, concertation, préinstruction, concours d’architectes, etc., peuvent s’étendre sur des années ! Durant l’instruction, les demandes de pièces complémentaires suspendent les délais légaux. Les échanges entre un nombre démultiplié de services viennent encore allonger le calendrier. Parfois, on demande tout simplement au pétitionnaire de recommencer à zéro, car, à force d’échanges, le projet a trop évolué ! Une fois le permis obtenu, le délai de recours de deux mois prolonge encore l’incertitude, gelant de nombreux projets. Selon les estimations, ce sont près de 30 000 logements par an qui se retrouvent ainsi bloqués par des recours contentieux.

L’exemple des appels à projets Réinventer Paris et Inventons la Métropole du Grand Paris est parlant. Près de dix ans après les premières éditions de Réinventer Paris et d’Inventons la Métropole du Grand Paris, c’est à peine la moitié des projets de l’un et un quart de projets de l’autre qui ont pu sortir de terre. Signe que même les projets emblématiques, sélectionnés puis portés par les acteurs publics, butent sur les lourdeurs du système.

Les conséquences de ces blocages sont profondes pour les budgets et les services publics. Les territoires les moins dotés voient leurs projets stagner, tandis que les plus riches démultiplient les personnels (et les coûts).

Cette complexité administrative concerne également les citoyens et les professionnels. Un particulier souhaitant agrandir sa maison ou créer un logement locatif dans un bâtiment existant doit aujourd’hui naviguer à travers une jungle réglementaire. Les professionnels eux-mêmes, urbanistes ou architectes, sont contraints de consacrer un temps croissant à l’interprétation réglementaire plutôt qu’à la conception ou au dialogue territorial. La perte de sens devient palpable : construire un projet simple devient une aventure technique et juridique. De nombreux architectes renoncent désormais à certains projets jugés trop incertains ou chronophages.

Au-delà du logement, ce sont les projets de constructions en général qui sont à la peine, retardant d’autant la livraison de projets nécessaires pour leurs commanditaires, et la plupart du temps pour l’intérêt général. Derrière chaque façade construite se cachent les emplois d’une nouvelle usine, les berceaux d’une crèche, des heures de bouchons évitées par une nouvelle station de métro. Et au-delà de l’intérêt général, l’intérêt propre de l’État en souffre ! On réduit l’emploi, les recettes fiscales et les taxes d’un secteur qui représente 12 % du PIB ! Faire perdre trois mois c’est amputer la France de 3 points de PIB !

La Cour des comptes elle-même considère qu’obtenir un permis relève du « parcours du combattant. « La France est malade de son temps », écrivait ainsi Guillaume Poitrinal. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un système sclérosé

La fabrique de la ville s’est grippée à cause d’une trop grande complexité juridique, d’un jeu de dupes politique et d’une déliquescence organisationnelle.

L’urbanisme n’a pas échappé à la folie normative : le Code de l’urbanisme compte désormais près de 4 000 pages. Plus de 500 000 mots y ont été ajoutés sur les deux dernières décennies. Le Code de la construction et de l’habitation a, pour sa part, plus que doublé depuis les années 2000 !

Loin de sécuriser la vie réelle, cette inflation rend la norme illisible et a provoqué une incertitude juridique. Les décisions se jouent désormais davantage sur la forme – un vice de procédure, une erreur dans la dénomination d’un plan – que sur le fond du projet. Les retards que nous déplorons reflètent un empilement normatif et une insécurité juridique croissants. Ils traduisent une crise profonde où la complexité des règles nourrit l’inefficacité des décisions.

Les maires sont, eux, soumis à des injonctions contradictoires : objectifs nationaux (zéro artificialisation nette – ZAN –, solidarité et renouvellement urbains – SRU), planifications régionales (schéma de cohérence territoriale – SCOT –, schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires – SRADDET), exigences locales. L’élaboration des plans locaux d’urbanisme (PLU) est un exercice périlleux de compromis entre des niveaux de rationalité hétérogènes, dans lequel l’intérêt général est souvent le grand oublié. Ce décalage entre les ambitions publiques et les réalités locales alimente la défiance, accroît la judiciarisation et bloque les évolutions nécessaires du tissu urbain. Les PLU sont devenus de véritables usines à gaz : leur élaboration prend des années, leur mise à jour est coûteuse et leur contenu trop complexe pour être réellement opérant. Les documents d’urbanisme sont ainsi de plus en plus exposés à des contentieux. Faire évoluer les documents d’urbanisme devient un défi en soi. Une révision générale du PLU prend en moyenne vingt-quatre mois, tandis qu’une simple modification peut mobiliser près d’un an.

À cela s’ajoute la pression politique qui se démultiplie à chaque cycle électoral : les riverains s’opposent souvent à toute densification. Avoir donné le pouvoir de signature aux maires les a mis, en quelque sorte, en porte-à-faux face à leurs propres administrés.

Dans ce contexte, les élus locaux ont développé des stratégies de contournement. On se réfère de plus en plus à des normes informelles, des chartes locales, qui sont autant de zones grises imposées aux porteurs de projets. On glisse progressivement vers un contrôle d’opportunité : ce qui devait être un simple contrôle de conformité est devenu un espace de négociation, parfois opaque, souvent arbitraire. L’urbanisme devient le fait du prince. Et ce dévoiement du droit nuit à l’égalité devant la loi et affaiblit la confiance des citoyens dans l’action publique.

On en revient finalement à un travers organisationnel du risque zéro, de la normalisation à outrance, de l’État nounou. Pour répondre aux risques de certaines procédures, on a choisi de rajouter des règles. Pour équilibrer les points de vue, on a choisi de rajouter des parties prenantes. Pour répondre à la complexité des règles, on a créé des processus destinés à déminer chacune des étapes du projet. Le résultat a évidemment été à l’opposé : empilement normatif, dilution de responsabilité et élongation infinie du temps des projets.

À cela s’ajoute une inflation des situations nécessitant une autorisation préalable : au-delà des constructions neuves, il faut aujourd’hui déposer un dossier pour un studio de jardin, un ravalement de façade, le changement de fenêtres ou même la pose de stores.

Dans certains cas, les collectivités elles-mêmes peinent à savoir quelles règles appliquer. Cela engendre un sentiment d’arbitraire et de perte de contrôle chez les porteurs de projet, qui se retrouvent parfois à adapter leur dossier au fur et à mesure des retours informels plutôt qu’à une règle clairement énoncée. La démultiplication des parties prenantes – services de l’urbanisme, architectes des Bâtiments de France, direction régionale des affaires culturelles, service départemental d’incendie et de secours, élus, etc. – rend impossible l’obtention rapide d’une décision et mobilise inutilement des ressources publiques, alors qu’on devrait simplement avoir une norme et un chef de file censé contrôler son application en représentant l’intérêt général. La plus grande gageure restant la volonté d’accélérer les projets en les encadrant par différentes étapes préalables censées les sécuriser. Résultat, les porteurs de projets perdent des années pour déminer des projets qui avancent tellement lentement qu’ils finissent par devenir obsolètes.

Six pistes pour débloquer le système

Plusieurs initiatives récentes témoignent d’une prise de conscience, mais peinent à amorcer un vrai changement de paradigme. La proposition de loi Verzelen, déposée au Sénat en décembre 2024, vise par exemple à restreindre le pouvoir des architectes des Bâtiments de France dans les zones déjà urbanisées, notamment en réduisant leur droit de veto à un simple avis consultatif. Cette mesure, bien que symboliquement forte, reste circonscrite et suscite des oppositions. Elle illustre toutefois une volonté de rééquilibrer les rapports entre préservation patrimoniale et production de logements.

De son côté, la proposition de loi Huwart vise une refonte de certains aspects du régime des autorisations d’urbanisme. Elle intègre des mesures concrètes : la généralisation du permis d’aménager multisite, la réduction des délais de recours, l’élargissement des dérogations au PLU pour près de 1 800 communes en zone tendue, ainsi que la possibilité de modification simplifiée des PLU et l’allongement des cycles SCOT à dix ans.

Des solutions structurelles doivent désormais être envisagées pour sortir de l’impasse. La première consiste à rendre les PLU plus agiles et évolutifs, en allégeant les procédures de modification ou de révision et en favorisant l’émergence de PLU numériques harmonisés entre collectivités. Cela permettrait d’éviter les contradictions entre documents d’urbanisme et de mieux articuler les décisions entre les différents niveaux territoriaux. Une telle démarche permettrait également de réduire les coûts liés aux bureaux d’études et de faciliter l’appropriation des règles par les citoyens. Les PLU numériques pourraient intégrer des outils de simulation urbaine ou d’analyse cartographique en open data, permettant une véritable transparence des règles et une projection visuelle des droits à construire.

Une deuxième piste, plus audacieuse, est l’instauration d’un permis de construire déclaratif. Inspirée du régime des professions réglementées, cette démarche responsabiliserait les architectes tout en instituant un contrôle a posteriori. Le projet serait réputé conforme dès son dépôt, à la suite duquel s’ouvrirait un délai de recours. Cette mesure, qui a été débattue dans le cadre de l’élaboration de la proposition de loi Huwart, libérerait les services instructeurs et redonnerait de la sécurité aux porteurs de projets.

Troisièmement, il faut revoir à la hausse les seuils de la déclaration préalable. Les petits projets, comme une extension ou un studio de jardin, sont aujourd’hui soumis à des exigences excessives. En augmentant le seuil actuel à 50 mètres carrés, on favoriserait la densification douce, adaptée aux usages contemporains, tout en simplifiant la vie des citoyens. Une telle mesure faciliterait aussi l’aménagement de logements pour les familles recomposées. Ces aménagements limitent les besoins en nouvelles constructions sur foncier nu. Il en va de même pour les aménagements de façade mineurs : est-il efficace de devoir déposer une déclaration préalable pour changer de fenêtres ou ajouter des stores ?

Quatrièmement, la lutte contre les recours abusifs doit devenir une priorité. Le dépôt d’un recours peut bloquer un projet durant plusieurs années, même s’il est infondé. Introduire une consignation financière, filtrer les recours irrecevables ou sanctionner les recours dilatoires sont des pistes réalistes, déjà explorées dans d’autres domaines du droit public. Le contentieux doit redevenir un outil de régulation légitime, non un levier de blocage stratégique. Des délais plus stricts pour les juridictions administratives ou une procédure de référé plus accessible pourraient raccourcir les délais sans porter atteinte aux droits fondamentaux.

Cinquièmement, la numérisation des démarches doit être pensée comme un véritable levier de simplification. Le portail unique, connecté avec les PLU numériques, les données cadastrales et les servitudes, simplifierait l’accès à l’information et permettrait une instruction plus rapide et automatisée. Les outils d’analyse et de visualisation développés par des start-up ou des instituts publics doivent être mobilisés pour renforcer cette transparence. Cela offrirait un bénéfice direct aux citoyens comme aux collectivités, en améliorant la traçabilité et la prédictibilité des décisions. De plus, cela réduirait le nombre de va-et-vient entre les services et les porteurs de projets, limitant ainsi les délais d’instruction. Les outils d’intelligence artificielle permettent une accélération sans précédent de l’analyse des dossiers.

Sixièmement, l’organisation des responsabilités doit être clarifiée. Les intercommunalités doivent être les chefs de file stratégiques et opérationnels dans la mise en œuvre des politiques d’aménagement et dans l’analyse et la délivrance des actes d’urbanisme.

Notre système d’autorisations d’urbanisme est devenu trop complexe, trop rigide et trop lent pour répondre aux défis contemporains. Il ne s’agit plus de l’amender à la marge, mais d’engager une réforme profonde en repensant ses fondements : clarifier les responsabilités, réduire les normes, rendre les procédures plus efficaces.

Il est temps de passer à un urbanisme de confiance, qui permette enfin de construire ce qui est vital pour le pays, qui réconcilie l’intérêt général avec les dynamiques locales.

La ville est l’incarnation la plus complète du fait politique. La refonte de notre système d’urbanisme ne relève pas d’un choix technique mais d’un projet politique. Il est urgent d’en faire un exemple de réforme ambitieuse, afin que l’urbanisme redevienne un levier, et non un obstacle, à l’intérêt général. ?

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2025-10/pour-un-urbanisme-de-confiance.html?item_id=7988
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article