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Jean-Marie CHEVALIER

Professeur à l’université Paris-Dauphine et senior associé à IHS-CERA (Cambridge Energy Research Associates).

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Gaz et pétrole de schiste : quelle influence ?

Depuis quelques années, le gaz et le pétrole de schiste sont à la une de l'actualité énergétique internationale, avec, d'abord, une véritable révolution énergétique opérée aux États-Unis et, ensuite, une longue série d'interrogations à propos de ce qui peut se passer dans le reste du monde. En fonction du potentiel existant et des productions qui seront développées, une des questions majeures qui se posent concerne l'influence de ces nouveaux développements sur les prix de l'énergie.

Sur les questions liées au pétrole et au gaz de schiste, il convient d'être extrêmement prudent car, en dépit de toutes les études publiées, de très nombreuses incertitudes demeurent sur la géologie, les volumes récupérables de pétrole, de gaz et de liquides associés (condensat), les conditions et les coûts d'exploitation, les impacts sur l'environnement, les effets micro- et macroéconomiques. Nous nous proposons de rappeler ici, d'une façon très synthétique, ce qui se passe aux États-Unis, ce que l'on peut attendre dans le reste du monde et en France en particulier, et enfin les impacts possibles de ce phénomène sur les prix de l'énergie.

Pétrole et gaz de schiste aux États-Unis

Le développement rapide et inattendu du gaz, puis du pétrole de schiste, aux États-Unis est en train de bouleverser complètement la problématique énergétique américaine que l'on pouvait qualifier, jusque vers 2008, de marquée par une dépendance croissante vis-à-vis des importations massives de pétrole et de gaz naturel liquéfié. Cette image est aujourd'hui totalement obsolète à la suite du développement rapide des hydrocarbures de schiste. Entre 2011 et 2013, une entreprise américaine de consulting, IHS, a mené une étude très documentée sur le cas américain. Du point de vue macroéconomique, il ressort de cette étude que plus de 5 000 milliards de dollars seraient dépensés d'ici à 2035 sous forme d'investissements dans le pétrole et le gaz de schiste, avec la création attendue de 3,5 millions d'emplois. Les retombées économiques ne touchent pas seulement les États producteurs mais aussi un très grand nombre d'États concernés par les équipements, les services, la logistique associés aux opérations d'exploration et de production. Sur les 3,5 millions d'emplois attendus, un dixième seulement seraient des emplois dans l'amont pétrolier et gazier. Les États-Unis vont devenir des exportateurs nets de gaz naturel, et les importations nettes de pétrole sont passées de 12,5 à 8 millions de barils/jour entre 2005 et 2012, tandis que, sur la même période, les importations de gaz naturel étaient divisées par deux (de 3 000 à 1 500 billion cubic feet ou
« milliards de pieds cubes »). Par ailleurs, le prix du gaz naturel sur le marché américain est passé de 10 à 3 dollars/million de BTU (British thermal unit : unité britannique de mesure de l'énergie) entre 2008 et 2012. Cette chute du prix du gaz s'explique en partie par le fait que le gaz de schiste américain est la plupart du temps un gaz humide dont la production génère des volumes importants de condensat, un produit à haute valeur marchande. Cette baisse des prix a conduit à une « renaissance » d'industries qui trouvent maintenant sur le marché domestique une matière première et une source d'énergie très bon marché. Le montant des investissements industriels a augmenté de façon très significative. C'est un nouveau péril qui était inattendu pour les industries pétrochimiques en Europe et en Asie.

Le développement du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis s'est opéré de façon un peu « sauvage » dans un environnement institutionnel et juridique qui favorise l'entreprise, l'innovation et l'easy money. Parfois, des précautions élémentaires n'ont pas été prises. Le film Gas land nous montre un exemple qui, toutefois, illustre plus un cas particulier que la situation générale. La réglementation environnementale relève des États et non du pouvoir fédéral. Certains d'entre eux ont mis en place des réglementations très strictes (l'État de New York, par exemple, qui interdit la fracturation hydraulique), mais ils sont peu nombreux. Un bilan de l'impact environnemental devrait être dressé. Il pourrait avoir pour effet de durcir la réglementation dans certains États. L'Agence internationale de l'énergie a énoncé des « règles d'or » qui devraient encadrer les exploitations de ressources non conventionnelles.

Et dans le reste du monde ?

Il existe beaucoup de pétrole et de gaz de schiste dans le monde, mais les évaluations sont sujettes à caution et les conditions diffèrent très sensiblement d'un pays à un autre : quantité et qualité de la ressource, densité de la population, accès aux territoires, sensibilité aux questions d'environnement, régime juridique et fiscal, disponibilité des ressources en eau, existence ou non d'un réseau de gazoducs, etc.

Ce que l'on peut dire, en ce début d'année 2014, c'est que certains pays disposent de ressources importantes : les États-Unis, le Canada, la Chine, l'Ukraine, la Pologne, la France, le Royaume-Uni, l'Argentine, l'Algérie, mais que les conditions précises de valorisation restent assez incertaines. Deux pays dans le monde ont purement et simplement interdit la fracturation hydraulique : la France et la Bulgarie. La loi française du 13 juillet 2011, adoptée par la gauche et la droite pour capter la sensibilité écologique, proscrit la fracturation hydraulique et prohibe de ce fait l'exploration et la production du gaz et du pétrole de schiste.
Des études et des rapports ont été publiés sur le cas de la France. Tous ces travaux soulignent les très grandes incertitudes qui entourent le sujet : incertitudes géologiques, économiques, politiques, technologiques, environnementales. En dépit de l'insuffisance des données, des scénarios ont été élaborés par le cabinet de conseil Roland Berger. Dans le scénario le plus optimiste, l'évaluation conduit aux résultats suivants pour l'année du pic de production : 180 000 emplois créés au sein de la filière, une production correspondant à près des deux tiers de la consommation de gaz en 2011 et un impact annuel sur la balance commerciale de l'ordre de 30 milliards d'euros. Au contraire, le scénario le plus bas montre que les hydrocarbures non conventionnels auraient peu d'impact au niveau national. L'existence de ces scénarios contrastés tend à montrer qu'il serait extrêmement souhaitable pour la collectivité de mener des travaux d'exploration qui permettraient d'identifier la réalité du potentiel existant, pour examiner ensuite les conditions dans lesquelles il pourrait être mis en valeur. La position actuelle de la France, focalisée sur l'interdiction, confine à l'obscurantisme économique et scientifique. Elle est pourtant soutenue par une fraction non négligeable de la population.

Hydrocarbures non conventionnels et prix de l'énergie

Examinons maintenant les effets que pourrait avoir le développement des hydrocarbures non conventionnels sur les prix de l'énergie. Il convient de faire une distinction entre le prix du pétrole et celui du gaz naturel.
La production de pétrole américain non conventionnel tend à induire une pression à la baisse sur le marché américain. Toutefois, le marché pétrolier est international et l'Opep contrôle 80 % des réserves de pétrole conventionnel, plus de 40 % de la production et 60 % des exportations de pétrole brut. L'Opep possède toujours le pouvoir de réguler la production pour maintenir, me semble-t-il, un prix du brut supérieur à 90 dollars. Ce pouvoir de régulation semble devoir se maintenir tout au long de la décennie. En outre, une tendance haussière sur le prix du pétrole brut pourrait être entretenue par la forte croissance de la demande de produits pétroliers dans les pays émergents et par l'augmentation des coûts de production dans les nouveaux gisements. Ma position sur ce sujet ne reflète pas une opinion unanime : certains scénarios d'IHS indiquent un prix du pétrole de 160 dollars pour la fin de l'année 2015, tandis que d'autres affichent un prix de l'ordre de 60 dollars.

Pour le gaz naturel, la situation est plus complexe car, contrairement au pétrole, il n'y a pas de marché mondial mais trois marchés séparés, caractérisés par des niveaux de prix très différents : de l'ordre de 4 dollars/million de BTU aux États-Unis, entre 10 et 12 en Europe, entre 15 et 17 en Asie (Japon, Chine, Corée). Pour l'instant ces niveaux de prix sont assez stables mais, pour l'Europe et l'Asie, ces prix sont liés à des contrats d'approvisionnement à long terme et les prix d'achat sont encore assez fortement liés au prix du pétrole. Aux États-Unis, les prix devraient augmenter légèrement sous l'influence conjuguée de la hausse des coûts dans les nouveaux gisements et de contraintes environnementales plus sévères. Toutefois, le gaz, bon marché, s'est massivement substitué au charbon pour la production d'électricité. Le prix du charbon a baissé, permettant des exportations vers l'Europe, où il remplace le gaz naturel, plus cher, pour la production d'électricité.

En Europe et en Asie, les prix du gaz naturel pourraient se réduire légèrement pour deux raisons différentes. D'abord sous l'effet de la production locale d'hydrocarbures non conventionnels, même si l'on pense que le coût de production de ceux-ci seraient très supérieur aux coûts américains, peut-être de l'ordre de 8 à 9 dollars/MBTU. La deuxième raison est liée à la capacité d'exportation des États-Unis et à leur volonté politique d'exporter ou pas, un point qui n'est pas clair au début de l'année 2014. Des contrats d'approvisionnement ont déjà été signés avec la Grande-Bretagne (Centrica), des demandes d'autorisation ont été déposées, le nombre de projets de sites d'exportation augmente très rapidement. Il faut toutefois noter que les exportations entraînent un coût additionnel (liquéfaction, transport et regazéification) qu'IHS estime entre 4,5 et 6,5 dollars/MBTU pour l'Europe. Du gaz américain arrivant en Europe se vendrait ainsi aux alentours de 10 dollars. Par ailleurs, les deux destinations possibles - Europe et Asie - sont plus ou moins en concurrence, une concurrence complexe car elle met en jeu des terminaux situés sur la côte Est (avec un passage par Panama et un coût de transport plus élevé que pour l'Europe) et des terminaux à l'ouest, américains ou canadiens.
En conclusion, on peut dire que les écarts actuels entre les prix des trois marchés devraient progressivement se réduire légèrement sans disparaître pour autant. L'analyse d'IHS rejoint celle développée dans le dernier rapport de l'Agence internationale de l'énergie, qui envisage toutefois plusieurs évolutions possibles des écarts. Ces mouvements sont lents car les structures énergétiques en place sont très rigides : évolution incertaine de la demande de gaz en Europe, infrastructures existantes (gazoducs et terminaux), contrats d'approvisionnement. Les grands pays exportateurs comme la Russie, l'Algérie, le Qatar cherchent à maintenir l'accrochage du prix du gaz à celui du pétrole (pour l'Europe et l'Asie). De nouveaux pays exportateurs vont arriver sur le marché : l'Australie, l'Azerbaïdjan, le Mozambique. Par ailleurs, la production de gaz non conventionnel va se développer dans certains pays, mais ce développement se fera globalement plus lentement qu'aux États-Unis et à un coût plus élevé. Dans le scénario des nouvelles politiques énergétiques développé par l'Agence internationale de l'énergie, les États-Unis et le Canada compteraient encore pour 70 % de la production mondiale de gaz de schiste en 2025.

Ainsi, on ne voit pas l'émergence d'un marché unique du gaz avec un prix global, mais une segmentation prolongée du marché mondial. Le prix américain, celui affiché sur le Henry Hub, qui est le marché directeur américain, deviendra probablement une référence majeure. En ajoutant à ce prix les coûts de liquéfaction, de transport et de gazéification, on obtient les prix d'arrivée sur les marchés européen et asiatique, une référence qui pourrait être utile pour la négociation de nouveaux contrats et la renégociation des contrats existants.

Bibliographie

  • Agence internationale de l'énergie, World energy outlook 2013, novembre 2013.
  • Agence internationale de l'énergie, Golden rules for a golden age of gas, 2012.
  • Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN), Hydrocarbures de roche-mère. État des lieux, 2013.
  • IHS-Global Insight, The economic and employment contribution of shale gas in the United States, 2011.
  • IHS, An unconventional revolution: America's new energy future & economic opportunities, mai 2013.
  • Jean-Claude Lenoir et Christian Bataille, Les techniques alternatives à la fracturation hydraulique pour l'exploration et l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels, Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, 2013.
  • Roland Berger Strategy Consultants, Les hydrocarbures non conventionnels en France : la décision du Conseil constitutionnel, et après ?, novembre 2013.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-3/gaz-et-petrole-de-schiste-quelle-influence.html?item_id=3404
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