© Sindbad Bonfanti

Denis DESSUS

Vice-président du Conseil national de l'Ordre des architectes.

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Remettre la qualité du cadre de vie au cœur des débats

Le développement de la participation d'agences étrangères aux consultations d'architecture en France s'opère dans des conditions de concurrence dégradées, alors qu'une maîtrise d'ouvrage publique affaiblie choisit volontiers le moins-disant. Il est temps de se mobiliser pour la qualité de l'architecture.

L'Union européenne, et particulièrement la Commission, critique régulièrement les professions réglementées qu'elle estime trop protectionnistes. Mais les faits sont têtus : le marché unique a été créé en 1986, les règles sur la durée minimale de la formation des architectes et son contenu datent de 1985 quant aux marchés publics, l'organisation de la commande a été fixée au niveau européen pour la première fois en 2004.
Un point est sûr : la France applique les règles de l'Union et les principes posés par la directive « marchés publics » ont bien été transposés dans le code des marchés publics. Ce dernier est d'ailleurs régulièrement amendé en fonction des nouveaux règlements européens et sera bientôt modifié en raison de la révision de cette directive.

Deux types de situation

Aujourd'hui, de plus en plus de marchés d'architecture sont attribués à des agences étrangères. Ce phénomène, encore insuffisant pour représenter une part significative de la commande, est néanmoins réel. Deux types de situation doivent être distingués. D'abord celle des chantiers d'exception pour lesquels les maîtres d'ouvrage désirent bénéficier d'une signature internationale comme vecteur de communication, signature qui peut être française ou étrangère, mais reste le plus souvent inaccessible à la majorité des agences françaises, même talentueuses. À ce jeu, rappelons-le, nos « stars françaises » ne sont pas les plus mal placées, car elles profitent de ce système à l'étranger. Ensuite, et c'est le vrai fait nouveau ces dernières années, la participation des agences européennes aux appels à la concurrence publics et privés en France se développe.
Cet accroissement de la concurrence a plusieurs origines.

Conjoncturelles d'abord, liées à la crise économique qui frappe en particulier nos voisins des pays du Sud depuis plusieurs années. Face à cette situation et à la raréfaction des marchés sur leur territoire national, ces agences prospectent de manière plus large en répondant tous azimuts sur les terrains publics et privés, peu conscientes de la complexité réglementaire du pays où elles soumissionnent et des obligations et responsabilités contractuelles qui pèseront sur elles.
Réglementaires ensuite, au moins pour ce qui concerne les marchés publics. Sur le strict plan du droit, nous sommes dans le cadre d'un marché unique, et les avis d'appel à la concurrence sont ouverts à tous les Européens au-delà d'un certain seuil.
À cela s'ajoute un fait important : la France est le seul pays d'Europe où les concours sont non seulement obligatoires, mais aussi obligatoirement indemnisés, ce qui donne aux marchés publics un caractère particulièrement attractif !

Une modification des termes de la concurrence

L'attractivité du marché français est pourtant devenue bien théorique. En effet, la situation des architectes français s'est considérablement dégradée ces trois dernières années : raréfaction de la commande, démographie professionnelle en hausse, etc., ce qui implique nécessairement une concurrence plus rude, des conditions de contractualisation de plus en plus difficiles, et une tendance nette au dumping. Résultat, pour des marchés où les architectes en France étaient vingt environ à être sélectionnés il y a trois ou quatre ans, ils sont aujourd'hui plus de cent, voire le double !

L'affaiblissement de la maîtrise d'ouvrage publique

Le cadre d'intervention des agences en France étant posé, les maîtres d'ouvrage français aiment-ils leurs architectes ? La question ne se pose pas en ces termes. La maîtrise d'ouvrage publique, force est de le reconnaître, se délite et perd en compétence. Elle se délite car les strates des collectivités se multiplient, les niveaux de décision s'éparpillent, et le cadre légal et réglementaire se dégrade. Un exemple : les bailleurs sociaux ne sont plus soumis, depuis 2011, aux règles du code des marchés publics, mais à celles, bien moins contraignantes, de l'ordonnance de 2005. De fait, le recours à l'appel d'offres se généralise et le choix de l'architecture se fait sur le prix, donc au rabais. Les conséquences de cette démarche sont immédiates : dumping et production architecturale médiocre. La situation est la même dans le cadre des marchés à procédure adaptée des petites collectivités locales pour lesquels les architectes sont, malheureusement, souvent choisis sur la base d'un programme minimal et sur le critère du prix.

Cette méthode qui consiste à aller vite et au moindre prix est révélatrice d'une mauvaise gestion des deniers publics. On ne le dira jamais assez : investir dans la conception permet de faire des économies substantielles sur le bâtiment en investissement et en fonctionnement. Un bon maître d'ouvrage a intérêt à choisir la meilleure équipe de maîtrise d'œuvre sur la base d'un projet, grâce au concours de maîtrise d'œuvre, ou sur compétences et références pour les procédures adaptées, qui, rappelons-le, représentent plus de 80 % de la commande publique.

Un nouveau souffle ?

La profession dans son ensemble, l'État lui-même s'accordent sur cette analyse. Alors, que faire ? Notre pays doit retrouver la conscience que la qualité du cadre de vie et les conditions de production de notre cadre bâti sont des enjeux de société fondamentaux. Il est nécessaire que le logement et la ville soient au cœur des futurs débats électoraux, que les acteurs de la vie politique retrouvent le souffle qui avait produit la loi sur l'architecture ou la loi sur la maîtrise d'ouvrage publique.
Les architectes subissent une crise lourde mais restent combatifs, dénoncent les errements qui grèvent les finances publiques comme les procédures de partenariat public-privé, se battent sur chaque loi et sur chaque texte, européen et français, pour préserver ou améliorer les conditions de la production architecturale. Il suffirait de peu pour retrouver de l'oxygène : un gouvernement qui accepterait de procéder à une relance massive du bâtiment et du logement en créant une véritable dynamique et des pouvoirs publics qui acceptent de promouvoir une politique architecturale vertueuse fondée sur la qualité. Cela ne coûte rien, bénéficie à tous, et il suffit de quelques mots changés dans le code des marchés publics pour retrouver une production architecturale satisfaisante !
Il nous faut aussi nous remettre en cause, rester mobiles face aux évolutions de notre société, devenir intelligibles à tous en expliquant, au grand public notamment, la valeur ajoutée qu'apportent les architectes. Le Conseil national de l'Ordre des architectes y travaille : il organisera en octobre prochain ses premières universités d'été de l'architecture et s'associera au Réseau des maisons de l'architecture pour la deuxième édition de 24 heures d'architecture, qui se tiendra à Marseille. Des rendez-vous à noter pour les architectes, leurs partenaires, le grand public et, bien sûr, les maîtres d'ouvrage.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2014-3/remettre-la-qualite-du-cadre-de-vie-au-cœur-des-debats.html?item_id=3415
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