Agnès ROCHEFORT-TURQUIN

est sociologue et directrice du département Générations seniors et modes de vie chez Bayard Presse

Jean-Yves RUAUX

est rédacteur en chef de Seniorscopie.com (groupe Bayard)

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Une maison senior entre deux mers

Pourquoi les nouveaux modes de vie des seniors vont-ils changer le marché de l’immobilier et du bâtiment ? Parce qu’en France, les seniors seront bientôt deux fois plus nombreux que les moins de 20 ans et qu’ils font émerger des attentes nouvelles dans tous les domaines. Sera-t-il facile de s’adapter à cette révolution tranquille mais néanmoins considérable ? Rien n’est moins sûr parce qu’il n’existe pas une mais au moins deux générations de seniors, les baby boomers et leurs parents, avec des désirs et des besoins différents, et des niveaux de solvabilité qui varient avec l’avancée en âge.

Détenteurs du pouvoir et du patrimoine

Toutes générations confondues, les seniors – c’est-à-dire, dans la définition la plus communément admise en France, les plus de 50 ans – se caractérisent d’ores et déjà par un fort pouvoir d’influence. En politique, ils représentent 70% de l’Assemblée nationale, la moyenne d’âge des maires est de 54 ans1; celle des sénateurs est de 61 ans. Sur le plan économique, ils sont des consommateurs importants auxquels les marques sont obligées de s’adapter. Pensons à l’automobile. Chaque année, plus de 40% des voitures neuves sont achetées par des seniors. Aucun constructeur automobile ne peut plus ignorer leurs attentes en matière de confort, de sécurité mais aussi de « praticité » et d’élégance. Sans pour autant oublier l’humour et l’innovation comme l’a si bien démontré la Twingo qui a séduit les seniors dès sa mise sur le marché… en direction des jeunes !

Il en va de même dans tous les secteurs, qu’il s’agisse de crèmes hydratantes ou de tourisme, les seniors ont un pouvoir économique fort. C’est notamment le système de retraite par répartition, fonctionnant dorénavant à plein régime, qui a radicalement fait basculer la situation en France : de pauvre, le retraité s’est transformé en nanti dans nos représentations sociales. Et de fait, dans les années 90, le revenu moyen des inactifs est devenu équivalent à celui des actifs. Situation inédite dans une société majoritairement au travail !

Il est moins surprenant que les seniors détiennent l’essentiel du patrimoine (60% des biens immobiliers et actifs financiers) et notamment qu’ils soient très souvent propriétaires de leur logement. Essentiellement d’une maison individuelle avec jardin (deux fois sur trois). Alors que la moitié des Français sont propriétaires de leur logement, les trois quarts des lecteurs de Notre Temps (4 500 000 lecteurs) le sont. Dans le même esprit, deux fois plus souvent que leurs compatriotes, les aînés ont une résidence secondaire. Leurs séjours de villégiature s’allongent jusqu’à dépasser 100 jours par an après la retraite.

Le passage à la retraite, toute une réorganisation de sa vie

Que les modifications se fassent un peu avant ou après le commencement de la retraite, ou à l’occasion du départ des enfants du foyer parental, la cessation d’activité professionnelle de l’un ou des deux conjoints est le pivot de changements importants dans les modes de vie. Le rapport au temps et à l’espace se trouve complètement transformé.

L’espace domestique est le premier réinvesti. Plusieurs questions se posent alors. Changer ou ne pas changer de lieu de résidence principale ? Quels investissements pour adapter sa maison selon ses envies et ses besoins actuels et futurs ? Une ou deux maisons ?

Les réponses que les seniors apporteront à ces questions auront des répercussions importantes. La carte de la population française et les politiques d’aménagement du territoire s’en trouveront modifiées.

Globalement, une tendance semble émerger : la migration des seniors vers le littoral atlantique après la grande migration dont a longtemps bénéficié le pourtour méditerranéen qui continue d’avoir ses aficionados. A défaut de littoral, l’ensoleillement reste un critère déterminant. Des conditions sont requises pour décider les seniors à élire leur nouveau domicile : la proximité de services de santé de qualité, de commerces modernes de type super et hypermarché, la sécurité de l’environnement, des activités et des offres culturelles, la liaison avec des grands axes de transport, notamment le TGV.

Ma clinique au bord de l’eau

Le mouvement accentuera la pression immobilière autour de grandes villes provinciales (Aix-en-Provence, Annecy, Chambéry, Avignon, Montpellier, Toulouse, La Rochelle, Nantes, Rennes…) et sur le littoral. Cette pression peut encore durer vingt ans avec la croissance démographique des seniors. Elle profite aussi à un arrière-pays tissé de métropoles secondaires et de préfectures pimpantes (Angers, Blois, Pau, Quimper, La Roche-sur-Yon, Saumur). Cette transhumance pourrait même prendre la forme d’une ruée vers l’Ouest, vers ce que le géographe Armand Frémont (Portrait de la France, Flammarion, 2001) appelle « la France du plateau de fruits de mer ».

Avec l’avancée en âge, le senior « revendique » le bonheur dans la sécurité et donc sa clinique au bord de l’eau. Les newsmagazines, souvent très lus par un public « mâture », ont fait du palmarès des établissements hospitaliers l’une de leurs meilleures ventes de l’année. Les décisions officielles sur le sort de services spécifiques (urgences, chirurgie orthopédique, soins de suite…) ont parfois pesé sur les débats et les votes aux municipales 2001, dans des villes balnéaires où l’électorat comptait une forte densité de résidents âgés.

Chambre-bureau et salon de bains

La retraite est aussi un moment où se retrouvent en face à face deux individus dont le travail absorbant avait limité les échanges. Tous ne supporteront pas la longue confrontation quotidienne inédite qui s’offre à eux. Et le taux de divorce croît chez les seniors.

Les personnes qui vivent le mieux leur retraite en couple sont celles qui ont réussi à redistribuer intelligemment l’espace domestique pour aménager des territoires individualisés afin de les adapter à leur nouveau mode de vie, note la psychosociologue Françoise Payen2.

La sociologue Monique Eleb3 note que le « séjour » actuel souffre de son aptitude à tout faire (parloir, salle de télévision, bureau, salle à manger).

Conséquences ? Les seniors réinvestissent les chambres laissées inoccupées par les enfants ; leur usage devient sexué : chambre-boudoir, chambre-bureau, chambre-atelier à moins qu’il ne s’agisse de la transformation totale du garage en atelier pour madame ou monsieur. La salle de bains se mue en « salon de bains », où se développe une culture du bien-être et du corps dont le succès des produits antivieillissement et de la chirurgie esthétique souligne l’attrait pour les seniors.

L’investissement dans la maison et le jardin répond aussi au désir d’en profiter au mieux. Elle devient un champ naturel d’exercice et d’occupation. Les seniors sont des bricoleurs et des jardiniers hors pair. Clients assidus des grandes surfaces de bricolage, ils font aussi appel à des professionnels pour réaliser des projets plus ambitieux : la construction d’une véranda pour profiter au maximum de la lumière du jour et de la nature environnante, le creusement d’une piscine pour le plus grand plaisir des enfants et petits-enfants.

Le séjour « au nid » (nesting) des « adulescents » tend à se prolonger jusqu’aux abords de la trentaine. Il appelle donc parfois une reconfiguration de l’espace domestique. Intimité pour chacun, confort pour tous.

Vers de nouvelles cohabitations ?

Les 50-60 ans sont aujourd’hui une génération pivot entre les adolescents prolongés (génération Tanguy), les enfants qui, bien qu’ayant pris leur indépendance, ont encore souvent recours à leurs parents, ne serait-ce que pour la garde des petits-enfants, et des parents octogénaires devenus fragiles voire dépendants. De nouvelles cohabitations plus ou moins durables s’organisent alors dans la maison : hébergement temporaire d’un jeune couple ou d’un parent âgé, accueil estival des petits-enfants ou à la journée du dernier-né.

Le choix du logement et de son aménagement doit tenir compte de ces différentes configurations qui, si elles sont souvent sources de plaisir, n’en comportent pas moins des contraintes et des charges qui peuvent tourner au cauchemar. D’autant plus que les nouvelles générations de seniors, nourries à la culture individualiste et hédoniste, ne se sentent plus le devoir d’être corvéables à merci. Généreux et accueillants, ils le sont, mais ils ont appris à ne pas l’être aux dépens de leur propre épanouissement.

La question des parents âgés est la plus préoccupante, et les évolutions démographiques nécessitent de s’en préoccuper activement. La pénurie et l’inadéquation des hébergements existants, la culpabilisation des proches et les réticences des intéressés ne favorisent pas le recours aux institutions collectives pour les parents devenus dépendants. Le désir largement exprimé par les uns et les autres est de garder la personne le plus longtemps possible chez elle ou à défaut chez soi ou dans la proximité immédiate, avec toutes les questions de cohabitation et d’organisation encore mal résolues. Les personnes qui entrent aujourd’hui en maison de retraite sont surtout des femmes, souvent âgées de plus de 85 ans, dont l’état de santé nécessite une structure d’accueil médicalisée.

Préserver son capital santé et son autonomie financière est une préoccupation précoce pour les seniors, surtout lorsqu’ils sont confrontés au vieillissement de leurs propres parents. C’est autour de 75 ans qu’aujourd’hui se situe le seuil subjectif de la vieillesse et la prise de conscience de sa fragilité, mais cet âge ne cesse de reculer. Néanmoins, l’avancée en âge incite à adapter son habitat, voire à déménager, comme à abandonner progressivement la conduite automobile devenue parfois dangereuse (surdité, baisse de la vue, rhumatismes).

Lorsque la solitude et la dépendance se profilent à l’horizon

Quinze ou vingt ans après le départ à la retraite, les besoins des seniors changent. La question de l’élection du domicile se pose à nouveau. Ils rechercheront plus volontiers un habitat aménagé (plain-pied, rampes, alarmes, ergonomie adaptée, domotique…), en lotissement ou immeuble4. La sécurité policière et sanitaire, assurée de façon contractuelle, est devenue un argument promotionnel pour les constructeurs, comme la proximité des équipements urbains. Alors que le regroupement de seniors dans un même lieu, souvent dénoncé comme « ghetto », est rejeté des jeunes seniors, les avantages prennent le dessus, passé un certain âge. Trois fois sur quatre, ce type d’habitat est celui de femmes seules. Une proportion qui croît encore avec l’avancée en âge.

Contrairement à la période précédente, où les seniors ont majoritairement les moyens de faire face à leurs besoins, la question de la solvabilité des personnes les plus âgées se pose car la dépendance coûte cher en aménagements, équipements et services. L’Apa (l’Allocation personnalisée autonomie), une des dernières mesures votées sous le gouvernement Jospin, tend à résoudre généreusement ce problème mais c’est aussi une des premières mesures sur lesquelles le nouveau gouvernement veut revenir, inquiet de son coût à terme.

Un vrai défi conceptuel

Les modes de vie des seniors créent des attentes nouvelles. Du fait de leur poids démographique, ils vont transformer la société française.

D’ores et déjà, architectes, ergonomes, sociologues et constructeurs réfléchissent à la conception d’un logement modulable permettant l’indépendance-association des générations en favorisant l’autonomie des uns par rapport aux autres. Mais cet habitat est-il accessible à tous, autrement que par l’investissement public ? La moyenne d’âge des locataires des offices HLM (47 ans) est supérieure à celle de leurs homologues du secteur privé (42 ans). Et elle augmente. Les OPHLM prennent en compte le vieillissement de leur parc immobilier et de leurs résidents que les incertitudes économiques fixent plus longtemps. Les Offices les plus hardis cassent les baignoires pour leur substituer des douches de plain-pied dans certaines unités.

Les constructeurs et professionnels de l’immobilier sont appelés à tenir à jour leurs cartes de la très mobile géographie de la population senior et de ses aspirations. Il s’agit de résoudre une nouvelle quadrature du cercle : prendre en compte la quête d’hédonisme et d’autonomie des jeunes seniors et les besoins de proximité et de sécurité des plus âgés. Aux Etats-Unis, un label a été créé pour certifier les établissement ou les communes qui se sont dotés d’équipements, de services et d’offres adaptés. La définition de leurs prestations appelle la coopération créative des professionnels, des investisseurs, des pouvoirs publics et des usagers eux-mêmes, la consultation de ces derniers étant le meilleur gage de réussite. Il est question ni plus ni moins de notre capacité collective à aménager notre façon de vivre ensemble, quatre à cinq générations en même temps, dans les décennies à venir. Une perspective stimulante pour tous !

  1. Communes de plus de 3500 habitants.
  2. L’intimité ou la guerre des sexes, le couple d’hier à demain, L’Harmattan, 2001.
  3. Urbanité, sociabilité, intimité, L’Epure, 1997.
  4. Voir l’article d’André et Paul Ramos.

Bibliographie

  • Gestion de l’habitat et des services résidentiels : quelles innovations technologiques et quels nouveaux services ?, Philippe Dard (CSTB), Cahiers de l’IAURIF n°122 volume II « Quelle place pour les personnes âgées », p.93- 104, 1er semestre 1999
  • Quelle place pour les personnes âgées ? Enseignements des expérimentations Habitat-services dans l’habitat social, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers de l’IAURIF, p. 105- 108, n°122 volume II « Quelle place pour les personnes âgées », p.93- 104, 1er semestre 1999
  • Les plates-formes d’écoute multiservices. Conditions du développement de plates-formes d’écoute multiservices pour la fourniture et la coordination des services autour de la personne vieillissante, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers du CSTB n°3159, octobre 1999
  • Habitat et services pour les personnes âgées. Synthèse des principales actions de recherche et d’expérimentation engagées en France ces dix dernières années, Joëlle Bordet, Philippe Dard, Danièle Weiller (CSTB), Cahiers du CSTB n°2813, juin 1995, p29
  • Charte des droits et des libertés de la personne âgée dépendante, préface de Martine Aubry,FNG-ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 1999
  • Les personnes âgées dans la société, M.Bonnet (Conseil économique et social), Le Moniteur n°5146, Cahier détaché n°2, 12 juillet 2002
  • Concevoir un espace public accessible à tous, Nadia Sahmi,édition CSTB, mars 2002
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2002-11/des-services-adaptes-aux-besoins-du-quatrieme-age.html?item_id=2444
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