Jean Louis MAGAKIAN

Professeur de stratégie et organisation à l'EM Lyon Business School.

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Une entreprise peut-elle avoir zéro salarié ?

Le développement du travail indépendant et de nouvelles formes d'organisation se traduit par l'apparition d'un « intrapreneuriat » pour soi, composé d'« egopreneurs » qui cultivent leur autopromotion et se passent de salariés.

Les entreprises sont des objets soumis aux contingences historiques : elles dépendent des conditions économiques et sociales de leur temps. Le management comme la figure de l'entrepreneur sont également soumis à cette condition d'historicité. Mais il en résulte que les conditions de travail, salarié ou indépendant, sont aussi assujetties à ces facteurs historiques, notamment les dispositions sociales, les pratiques managériales et les contraintes stratégiques. La notion même d'entreprise évolue donc dans sa forme comme dans sa finalité sociale. Aussi est-il envisageable de voir de nouvelles formes d'organisation, y compris sans salariés, côtoyer d'autres modèles d'entreprises. Quelles sont les mutations en cours qui pourraient déboucher sur des entreprises sans salariés ?

Les mutations sociales du travail

Au cours du XXe siècle, les sociétés modernes ont institutionnalisé les entreprises au travers des règles de contrôle et de coopération. Ce sont ces règles qui permettent de fournir un sens commun aux pratiques professionnelles, mais également de contenir les actions collectives en constituant un dispositif intentionnel de mise sous contrôle des individus. L'entreprise s'est développée essentiellement en créant une organisation-environnement pour faciliter cette dialectique coopération-contrôle. Le XXIe siècle qui s'ouvre favorise au contraire l'individuation 1 en lieu et place d'une institutionnalisation stable du contrat social commun, ce qui conduit à la disparition de la notion de société pour Alain Touraine 2 ou à l'avènement d'un monde liquide pour Zygmunt Bauman 3. Giorgio Agamben perçoit dès 1990 cette autonomisation de l'individu comme conséquence des contraintes collectives 4 : ni individuel ni universel, l'individu qui vient fera communauté sans présupposé ni condition d'appartenance et avec le souci de soi comme finalité. Il est à la recherche d'une vie qualifiée (une manière de vivre propre à soi) en opposition avec une vie nue (le seul fait de vivre).

Plus récemment réapparaît la notion de multitude pour qualifier cette mutation sociale : les organisations fonctionnent à la fois comme totalités et sommes d'individualités. Ces évolutions conduisent à un renouveau de l'autonomisation des individus à l'égard des entreprises, au rejet du contrat de subordination et de la hiérarchie. Nous constatons non seulement le recul de la notion de tâche dans le cadre du travail, mais aussi le déclin de la relation d'appartenance à l'entreprise en faveur d'autres critères participatifs comme l'« encapacitation » (empowerment). Avec la singularisation des existences professionnelles comme de la vie privée, on passe d'un environnement et d'activités économiques imposés de l'extérieur à l'« intrapreneuriat » pour soi : du travailleur indépendant (aux savoirs standardisés) aux « egopreneurs » qui développent leur stratégie personnelle (personal branding) !

On passe d’un environnement et d’activités économiques imposés de l’extérieur à l’« intrapreneuriat » pour soi : du travailleur indépendant (aux savoirs standardisés) aux « egopreneurs » qui développent leur stratégie personnelle (personal branding) !

Mutations managériales des entreprises

Le travail suppose des connaissances, et l'emploi ne se réalise que par la subordination. Ces deux modes de collaboration nécessitent d'anticiper à la fois les compétences et les actions en préalable à l'organisation. Il s'agit de concevoir à l'avance ce qui va être fait et ce qui doit être fait par les individus. Mais le profit nécessite ici l'obtention d'un surtravail avec comme conséquence un surprofit : c'est-à-dire le surcroît de bénéfice par l'appropriation d'un travail résiduel expliquant l'existence de l'entreprise et l'accumulation de capital dans un rapport cadrage-contrôle-capital. En effet l'ouvrage à la tâche du XIXe siècle s'explique par la faible compétence des niveaux hiérarchiques, le rapport économique (le surprofit) étant dû à la seule mise en concurrence des individus. Par la suite, l'organisation hiérarchique et managériale permettra non seulement un meilleur contrôle du collectif, mais surtout la réduction des coûts de contrôle (les coûts de contractualisation, d'agence et de coordination 5) et l'émergence de la stratégie destinée à intensifier et orienter le travail.

En opposition avec ces contraintes externes, la notion d'activité nécessite une mise en situation de soi par le sujet, lequel se construit sa propre stratégie, son propre espace matériel et cognitif dans lequel il peut engager, intensifier et valoriser ses actions. Il y a donc un rapport contexte-activité-sujet pour réaliser un enjeu personnel : la compétence, la créativité, l'imagination, l'attention, la passion, le plaisir, le jeu, etc. L'activité nécessite des ressources personnelles qui dépassent les pratiques managériales, alors que le travail exige une exécution sous contrôle externe et que l'emploi demande une expertise propre à un domaine. Pour sa part, l'activité requiert une prise de conscience afin d'être effective. Le temps n'est pas celui de l'exécution ou de l'expertise, mais celui d'un engagement attentionnel et passionnel pour réaliser l'activité, qui ne peut être que la résultante d'une « mise en action » de l'exécutant lui-même avec son environnement matériel.

Il s’agit bien de la « fin du management », mais surtout de la fin du management de subordination et de l’avènement d’un management relationnel ou de la « pensée distribuée ».

Cet engagement dans les activités est au centre des start-up, fab labs ou tiers lieux. Là où la fonction managériale et l'organisation impliquaient une mise en conformité des actions avec un modèle préétabli, on assiste à la montée en puissance de contextes où l'organisation est réduite à la mise en place d'un environnement matériel et du sens collectif pour laisser émerger l'activité. L'organisation est moins un espace fermé qu'un espace commun : un agencement matériel, agissant comme un milieu dans lequel prend place telle ou telle conduite cognitive (discours, images, croyances...). L'entreprise devient un dispositif intellectuel et non plus un dispositif de production, mais aussi un dispositif émancipateur où le management sert de « metteur en scène » des contextes cognitifs où vont se construire les relations d'interaction entre les individus (collaborateurs et consommateurs) et les objets techniques. Manager consiste alors à configurer cet environnement matériel qui incite, sollicite, encourage, stimule les activités cognitives : il s'agit bien de la « fin du management » 6, mais surtout de la fin du management de subordination et de l'avènement d'un management relationnel ou de la « pensée distribuée ».

Mutations stratégiques

Les autoentrepreneurs occupent une nouvelle place dans les chaînes de valeur des entreprises. Quand il leur est possible d'apporter plus que leur simple force de travail ou l'utilisation du seul travail manuel sans intensification, les autoentrepreneurs deviennent plus que des sous-traitants, ils deviennent des « surtraitants », des apporteurs de compétences et de connaissances se situant en amont de la conception industrielle et de la chaîne de valeur.

Même si, pour une grande proportion d'individus, ce statut est bien souvent le résultat d'une contrainte, notamment par la fragmentation des employeurs et le recours aux contrats éphémères, certains exploitent de nouvelles opportunités. Ils profitent de possibilités juridiques afin d'échapper aux contraintes de l'entreprise traditionnelle, comme les CDI-I (contrats à durée indéterminée intérimaire) ou s'appuient sur des opportunités industrielles, notamment avec la « servicisation » des industries pour participer provisoirement à la chaîne de valeur.

Enfin, la digitalisation des organisations construit un contexte favorable à la personnalisation des activités professionnelles. L'entreprise devient plus une sorte de réseau - mettant en relation algorithmes, systèmes de production, connaissances, datas, acteurs internes et externes, y compris les clients - qu'un espace privatif de capital financier ou technologique.

Le mouvement de mutation des entreprises est donc multiple : d'un côté, elles changent de nature pour devenir des espaces collaboratifs et non plus des espaces de subordination de l'autre, la condition de salariat passe du travail à l'emploi et de l'emploi à l'activité, avec notamment l'avènement de l'action individuée et de la subjectivation comme condition d'existence : agir pour soi (individuation) et par soi (« encapacitation ») ! La rencontre de ces deux mutations implique des formes organisationnelles inédites, avec de nouvelles logiques économiques et managériales comme l'émergence des plates-formes exploitant, à l'image d'Uber, des marchés doubles (two sided markets), mais aussi de nouveaux contextes plus collaboratifs comme les open-spaces ou les tiers lieux, qui deviennent les références pour entreprendre. L'activité est première : c'est elle qui fixe la finalité des actions, qui définit l'usage des objets à disposition dans cet environnement, qui justifie les moyens utilisés pour se réaliser. Le management, en tant que technique, cherche de son coté à mieux configurer un espace relationnel entre les acteurs pour réaliser l'activité collective. Les organisations sont alors des espaces transitoires d'intelligence, où se combinent objets et activités dans lesquels les sujets s'engagent relationnellement pour expérimenter et intensifier leurs activités. Pierre Veltz 7 parle même d'une économie de plus en plus relationnelle, où la performance dépend de la qualité des relations entre les acteurs dans les entreprises, entre les entreprises elles-mêmes mais aussi avec les institutions. C'est ainsi que l'industrie d'Hollywood s'est développée : des individus apportent leurs compétences et certaines firmes se regroupent le temps de monter un projet et de le réaliser, puis se séparent pour rejoindre d'autres projets. De cette façon se sont constituées certaines entreprises : des pools de compétences circulantes sans relation d'appartenance. Ce réseau relationnel est plus important pour la valeur que les ressources physiques, et la conséquence n'en est pas neutre. Au lieu d'une firme contrainte par un capital fixe, l'entreprise se répartit entre les acteurs du réseau en minimisant ce capital fixe et y substituant un capital digital relationnel. L'entreprise ne se réalise plus par l'accumulation d'un capital productif, mais par l'extension du réseau d'acteurs afin d'exploiter ce capital relationnel.

Au lieu d’une firme contrainte par un capital fixe, l’entreprise se répartit entre les acteurs du réseau en minimisant ce capital fixe et en y substituant un capital digital relationnel.

La valeur du réseau relationnel

Une entreprise peut-elle avoir zéro salarié ? Oui, si l'entreprise devient un contexte relationnel, un environnement ouvert au sein duquel peuvent se réaliser des activités opérées par des individus qui viennent justement exploiter ces environnements pour eux-mêmes, leur propre développement. Avec les mutations du travail, les mutations managériales et les mutations stratégiques des organisations, on assiste à l'apparition de nouvelles formes d'entreprises « par l'activité », organisées en noeuds de coordination d'« egopreneurs ».

En premier lieu, les organisations transactionnelles. Ces organisations two sided markets, ces plates-formes fonctionnant grâce à un algorithme qui met en relation des parties tierces (clients et fournisseurs) pour la réalisation d'une activité ne nécessitant aucune intervention managériale et dont l'économie provient de l'externalisation des capitaux d'exploitation de l'activité aux fournisseurs eux-mêmes. C'est l'exemple d'Uber : les chauffeurs prennent en charge l'investissement capitalistique des véhicules, réduisant la charge des capitaux d'exploitation d'Uber à la seule plate-forme algorithmique.

En second lieu, les organisations communautaires. Proches de l'utopie fouriériste des phalanstères et familistères (comme l'usine Godin au XIXe siècle), ces organisations créent avant tout un contexte pour produire la valeur relationnelle entre différents entrepreneurs individuels, les « egopreneurs ». Il s'agit d'un contexte éco-collaboratif afin que les activités entre les individus puissent se réaliser au moyen du réseau et indépendamment de toute sorte de hiérarchie. On assiste au développement extrêmement rapide de ces contextes organisationnels : des tiers lieux aux work spaces et même à des territoires complets qui sont ainsi dédiés à la mise en relation de ces « egopreneurs » entre eux. La Silicon Valley réunit plus d'individus venant apporter leurs compétences individuelles en tant que « surtraitants » qu'en tant que salariés. L'exemple peut aller plus loin avec Samsung City ou Zee-Town, la cité créée par Mark Zuckerberg pour réunir un contexte de vie et de travail sur un même lieu ou encore Zenata au Maroc, une éco-cité totalement destinée aux « egopreneurs » et à leurs familles.

Enfin une troisième catégorie d'organisation sans salariés apparaît dans notre contexte économique : les organisations passionnelles, les fandoms8. Les fanas d'un domaine, d'un jeu, d'une marque sont ainsi prêts à travailler occasionnellement et collectivement pour le développement de leur passion. Auto-organisés en réseaux et collectifs collaboratifs, les fans d'un jeu vidéo ou d'une série TV produisent de nouveaux scénarios ou bien les fans d'une marque produisent de nouvelles idées de produits pour cette entreprise (par exemple une partie des dernières nouveautés Lego proviennent de la communauté fandom de cette marque).

L' « egopreneur » exerce son activité pour lui-même dans un contexte collaboratif, et les produits et les services auxquels il participe deviennent des intentions temporaires. La limite de ces modèles « zéro salarié » sera d'arriver à légitimer ces pratiques collectives, sans pour autant créer un leurre afin de dissimuler une relation de subordination. Comme l'a montré Karl Polanyi 9, l'institutionnalisation des nouveaux processus économiques est toujours en retard sur les pratiques sociales, mais ces nouvelles formes d'entreprises sans salariés sont bien en cours de développement.

  1. L'individuation consiste en la possibilité de se distinguer des autres individus sans pour autant s'isoler du collectif. Cette idée, initiée par Durkheim, Jung et Simondon, est aujourd'hui développée par Cynthia Fleury avec la notion d'irremplaçabilité : se donner les moyens d'être irremplaçable par les expériences conduit un individu à exiger pour soi-même des conditions singulières d'existence afin de réussir son individuation comme style de vie.
  2. Alain Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013.
  3. Zygmunt Bauman, Le présent liquide, Seuil, 2007.
  4. Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Seuil, « la Librairie du XXe siècle », 1990.
  5. Voir la théorie des coûts de transaction développée par Coase et Williamson.
  6. Gary Hamel, avec Bill Breen, La fin du management, Vuibert, 2008.
  7. La société hyper industrielle, Seuil, 2017.
  8. Voir l'ouvrage collectif Fandom. Identities and Communities in a Mediated World, New York Press, 2007.
  9. Karl Polanyi, La grande transformation (1944), Gallimard, « Tel » 2009.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-6/une-entreprise-peut-elle-avoir-zero-salarie.html?item_id=3602
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