Olivier FAVEREAU

Professeur de sciences économiques à l'université Paris-Nanterre et codirecteur du département Économie et Société du Collège des Bernardins.

Partage

Un créateur qui ne peut rien sans les autres

Si la définition très largement acceptée de l'entrepreneur par Schumpeter intègre à juste titre la dimension proactive, elle oublie la dimension interactive. Or, l'entrepreneur doit assurer un rôle sociétal et contribuer à la création collective.

Pour beaucoup, et pas seulement pour les économistes, tout a été dit sur l'entrepreneur dès 1942 par Schumpeter dans Capitalisme, socialisme et démocratie : « Le rôle de l'entrepreneur consiste à réformer ou à révolutionner la routine de production en exploitant une invention ou, plus généralement, une possibilité technique inédite (production d'une marchandise nouvelle, ou nouvelle méthode de production d'une marchandise ancienne, ou exploitation d'une nouvelle source de matières premières ou d'un nouveau débouché, ou réorganisation d'une branche industrielle, et ainsi de suite). » Le rappel de cette définition paraît inutile en ces jours de révolution digitale où il est de bon ton de citer aussi de façon récurrente le non moins célèbre développement de Schumpeter sur le « processus de destruction créatrice » inhérent au système capitaliste.

Or c'est précisément l'apparente actualité - ou pérennité - de cette analyse qui pose problème. On ne veut pas voir qu'elle faisait partie d'un paragraphe intitulé « Le crépuscule de la fonction d'entrepreneur » dans un chapitre lui-même intitulé « Les murs s'effritent ». Rien donc qui incline à une extrapolation tranquille d'une donnée permanente de notre système économique, moins encore à un optimisme béat. Telle est l'énigme qui doit nous inciter à regarder d'un œil neuf le rôle et le statut de l'entrepreneur : c'est précisément parce que sa caractérisation du rôle et du statut de l'entrepreneur semble universellement admise comme pertinente, en 2017 comme en 1942, qu'il nous faut comprendre où Schumpeter s'est trompé dans son pronostic si sombre sur « la civilisation du capitalisme ». Celui-ci se fondait sur une accumulation de raisons : la « disparition des occasions d'investissement », la mécanisation ou la bureaucratisation du processus d'innovation et l'autodestruction du cadre institutionnel, culturel et moral de la société capitaliste, du fait même de ses succès. Ce n'est pas ici le lieu de reprendre, un à un, chacun de ces facteurs. Je vais plutôt faire retour sur cette définition désormais conventionnelle de l'entrepreneur. Je vais expliquer qu'elle est fausse - non tant dans ce qu'elle dit que dans ce qu'elle ne dit pas : si elle intègre à juste titre la dimension proactive, elle oublie la dimension interactive, pour ne pas dire collective, de la personnalité de l'individu entrepreneur, dont je confirme qu'il ne s'agira en aucune façon de nier l'individualité. Bien au contraire, celle-ci en ressortira complexifiée et enrichie.

Pas d'entrepreneur sans entreprise

Mon point de départ sera une proposition qui n'est pas un pléonasme, même si elle en a tout l'air : il n'y a pas d'entrepreneur sans entreprise. Il est en vérité stupéfiant - révélateur à tout le moins - que Schumpeter ait pu définir l'entrepreneur sans mentionner l'entreprise ! Car l'un ne va pas sans l'autre. En revanche, la réciproque n'est pas vraie : sans vouloir être désobligeant, il se peut qu'une entreprise soit dirigée par un dirigeant que l'on hésiterait à qualifier d'entrepreneur. Le message subliminal de Schumpeter est en effet que l'entrepreneur serait un individu d'exception, membre génial de l'espèce des inventeurs, dans l'ordre économique. Tout se passe comme si l'entreprise qui va porter son invention était une sorte de point d'application totalement extérieur, alors qu'elle lui est évidemment consubstantielle. L'entrepreneur n'est ni le professeur Tournesol ni Géo Trouvetou. Il est certes l'initiateur d'une idée neuve, mais celle-ci va s'incarner dans une organisation dédiée à son exploitation commerciale, avec une épreuve de réalité redoutable et multidimensionnelle : lever des capitaux, trouver des crédits, recruter des salariés, acquérir les équipements appropriés, concevoir l'organisation du travail, et, last but not least, convaincre des clients. Sans la totalité de ces interactions, nous avons peut-être un génie (méconnu), nous n'avons pas un entrepreneur. D'où l'on déduit que l'entrepreneur présente bien d'autres compétences - et toutes de nature relationnelle - que la seule créativité. Celle-ci est nécessaire, elle n'est nullement suffisante.

L’entrepreneur présente bien d’autres compétences – et toutes de nature relationnelle – que la seule créativité. Celle-ci est nécessaire, elle n’est nullement suffisante.

Je me suis exprimé sur un mode quasi psychologique. En réalité, nous sommes ici à un carrefour fondamental de la théorie économique, là où se rencontrent le courant dominant et les courants critiques. Dans un article provocant « À quoi servent les patrons ? » 1, l'économiste radical d'Harvard Stephen Marglin avait scruté les documents historiques sur l'origine de la division du travail lors de la révolution industrielle. Son investigation érudite mit en évidence une logique de pouvoir (diviser pour mieux régner) bien plus que d'efficacité, ce qui avait aussitôt suscité l'objection du grand économiste néoclassique Paul Samuelson : si le pouvoir est inefficace, comment se fait-il que d'autres modes d'organisation du travail ne se soient pas imposés ? Marglin reprit donc son argumentation en intégrant l'hypothèse que certains individus avaient effectivement un talent particulier « pour conceptualiser les différentes phases de la production » 2, et que cela leur conférait un pouvoir considérable, source d'inégalités mais aussi de formes d'efficacité, les unes et les autres typiques de l'économie capitaliste. La fonction d'organisation ou plutôt de coordination venait ainsi s'ajouter à la fonction schumpétérienne d'innovation dans la reconstitution de l'ADN personnel de l'entrepreneur - c'était là un premier résultat remarquable. Il y en a un deuxième : par la même occasion, l'entreprise prenait de l'épaisseur (puisque la production appelle une coordination spécifique 3), tant il est vrai qu'une théorie de l'entrepreneur ne va pas sans une théorie de l'entreprise.

Précisément, je m'en suis tenu plus ou moins jusqu'à présent à la figure de l'entrepreneur comme créateur d'entreprise. Il faut maintenant aborder le cas plus difficile, et plus général, de l'entreprise déjà existante, petite ou grande. En quel sens peut-on encore parler d'entrepreneur (plutôt que de dirigeant ou de manager) ? Je me dois d'expliciter la conception de l'entreprise qui m'autorise à réviser et généraliser la conception schumpétérienne de l'entrepreneur 4.

Entreprise et création collective

D'abord il convient, au risque de prendre une nouvelle fois le lecteur à contre-pied, d'affirmer la primauté de l'entreprise sur l'entrepreneur (quel que puisse être son éventuel nouveau rôle). L'économiste américain Daniel Spulber, dans un ouvrage récent et remarqué 5, parle de « déplacement fondateur » (« foundational shift ») quand l'entreprise se sépare de son créateur, pour devenir une société par actions, avec appel public à l'épargne. Certes, dès la constitution de la personne morale de la société qui va être le support juridique de l'entreprise, celle-ci a un patrimoine distinct de celui de la personne de l'entrepreneur, à l'origine du projet d'entreprise. Néanmoins, le retrait du créateur, ou son intégration dans les structures de direction de la nouvelle entité, produit une vraie discontinuité, surtout si les parts sociales sont ouvertes au public, sur les marchés financiers. L'effacement de l'entreprise derrière la figure de l'entrepreneur, inhérente à la définition de Schumpeter, n'est plus tenable, à supposer qu'elle ait été dotée d'un certain réalisme jusque-là.

Quelle est donc la marque constitutive de l'organisation communément appelée « entreprise », durablement installée dans le paysage économique, une fois dissipé le côté spectaculaire ou anecdotique des tout premiers temps, dans un garage, une arrière-cuisine transformée en atelier, une chambre de résidence universitaire, avec un personnage charismatique ? La réponse n'est pas à chercher du côté des économistes, qui ont toujours préféré se concentrer soit sur le marché soit sur l'homo oeconomicus. On la trouvera dans les travaux historiques et théoriques des chercheurs en gestion, car l'entreprise, au sens où je vais en parler désormais, est une invention institutionnelle relativement récente : dans le dernier tiers du XIXe siècle, pour la première fois, l'innovation dans la production marchande devenait une affaire collective, ou, plus précisément encore, l'affaire d'un collectif organisé à cette fin 6.

L’entreprise est un dispositif de création collective – ce que la littérature de management traite à travers le concept d’apprentissage organisationnel.

L'entreprise est un dispositif de création collective - ce que la littérature de management traite à travers le concept d'apprentissage organisationnel (organizational learning). Les « inventions » qui sont au cœur de la définition de Schumpeter résultent d'un fonctionnement collectif. Même le produit informatique qui porte le plus la marque d'une personnalité emblématique, quand il arrive sur le marché, résulte de la coopération multiforme de centaines, voire de milliers d'individus, sans lesquels la personnalité emblématique serait condamnée au rêve à perpétuité. Est-ce à dire (comme semblait le penser Schumpeter) qu'il n'y a plus de place pour l'expression de différences de talent ou de tempérament ou de responsabilités dans l'animation de ce processus de création collective ? Au contraire, émerge une nouvelle fonction, à rajouter dans l'ADN professionnel de la figure de l'entrepreneur : créateur de nouveaux espaces, de nouveaux registres ou de nouvelles modalités de création collective. Plus brièvement : créateur de création collective ; soit ex nihilo, dans le cas d'une entreprise nouvelle, soit à travers une mutation de son projet, dans le cas d'une entreprise existante.

Cette troisième fonction prolonge les deux fonctions déjà identifiées : invention (dans un sens individuel) et coordination (des ressources nécessaires pour matérialiser l'invention précédente). Elle les dépasse ou les fait évoluer vers un profil d'entrepreneur aux vertus encore plus interactives que les précédentes. Car cette créativité a ceci d'exceptionnel qu'elle consiste à rendre plus créatifs d'autres que soi, organisés de surcroît dans des structures collectives. Or la créativité, individuelle ou collective, ne se commande pas, pour ainsi dire par définition (sinon on ne parlerait pas d'invention). Imprévisible, elle n'est pas pour autant aléatoire. Comment sortir de ce dilemme, qui est le nœud gordien du couple entreprise-entrepreneur ?

Forger un langage commun

Michael Piore, économiste institutionnaliste américain, spécialiste d'économie du travail et d'économie industrielle au MIT (Massachusetts Institute of Technology), a trouvé, en enquêtant sur le design des nouveaux produits, une métaphore efficace pour donner une première lecture du nouveau rôle de l'entrepreneur et du nouveau type de coordination-invention dont il est responsable : il donne l'exemple du maître de maison dans une soirée amicale, en tant que responsable de la qualité de la conversation entre ses hôtes. Il doit créer du lien, en vue d'un résultat commun, inatteignable s'il est prédéterminé, puisqu'il comporte une part essentielle d'improvisation 7. L'entrepreneur-maître de maison est celui qui réussit à forger un langage commun entre les différentes composantes de son entreprise afin que celle-ci produise collectivement du neuf.

Il n'en faut pas moins dépasser cette métaphore, car l'entrepreneur est confronté à des groupes, et même à des collectifs, ayant leur identité et leurs intérêts, pas seulement à des individus avec leur verre à la main. C'est pourquoi cette troisième fonction se rapproche d'une compétence politique au sens le plus noble du terme 8, et cela n'est pas tout à fait surprenant, car la recherche contemporaine sur l'entreprise, sur laquelle je m'appuie, aboutit justement à la conclusion que l'entreprise devrait être pensée comme une entité politique d'un type nouveau (distinct du type étatique, et, de ce fait, largement impensé jusqu'à aujourd'hui).

L’entreprise est l’institution politique de la création collective « privée ». En conséquence, le rôle sociétal de l’entrepreneur est d’en assumer la responsabilité, dans toutes ses dimensions.

L'entreprise est l'institution politique de la création collective « privée ». En conséquence, le rôle sociétal de l'entrepreneur est d'en assumer la responsabilité, dans toutes ses dimensions. Recherche-t-il le profit ou le bien commun ?

Si l'analyse qui précède est juste, le profit est le produit net de cette création collective : il est en somme un bien commun 9, certes limité à la collectivité qui l'a produit. Mais rien n'interdit à cette institution « privée » d'élargir son horizon en mettant son potentiel de création collective au service d'un intérêt plus général, avec l'élargissement parallèle du concept de profit. Une des clés de l'avenir est donc l'attitude personnelle des entrepreneurs. Selon qu'ils accepteront ou non cet accroissement de responsabilité, selon qu'à la tête de leurs entreprises ils viseront davantage de bien commun ou régresseront vers un profit, propriété de la seule composante financière, l'histoire du XXIe siècle empruntera des cours plus que différents : radicalement opposés.

  1. Traduit par André Gorz dans Critique de la division du travail, Seuil, 1973.
  2. « Knowledge and Power », in Frank Stephen (dir.), Firms, Organization and Labour. Approaches to the Economics of Work Organization, Macmillan 1984.
  3. Voir l'article de Ronald Coase « The Nature of the Firm » (Economica, 1937), redécouvert dans les années 1970.
  4. Elle découle des recherches sur l'entreprise au Collège des Bernardins, combinant économie, gestion, droit, sociologie, philosophie politique et anthropologie. Voir Baudoin Roger (dir.), L'entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Lethielleux-Collège des Bernardins, 2011.
  5. Daniel Spulber, The Theory of the Firm. Microeconomics with Endogenous Entrepreneurs, Firms, Markets and Organizations, Cambridge University Press, 2009. Voir sa recension par le dernier Prix Nobel d'économie Oliver Hart (« Thinking About the Firm », Journal of Economic Literature, vol. 49, n° 1, 2011).
  6. Voir le chapitre d'Armand Hatchuel dans Les nouvelles fondations des sciences de gestion, Vuibert 2000.
  7. Michael Piore et Richard Lester, Innovation. The Missing Dimension, Harvard University Press, 2004.
  8. Hannah Arendt caractérise le politique par l'émergence d'un monde commun dans un contexte de pluralité.
  9. Voir les travaux d'Elinor Ostrom, Prix Nobel d'économie 2009.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-6/un-createur-qui-ne-peut-rien-sans-les-autres.html?item_id=3595
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article