Alain FAYOLLE

Professeur et directeur du Centre de recherche en entrepreneuriat, EM Lyon Business School.

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Qu'est-ce qu'un entrepreneur ?

Difficile de donner une définition de l'entrepreneur tant les profils sont divers. C'est en comprenant ce qu'il fait, ses trajectoires et ses motivations, ses modes de pensée, de décision et d'action que l'on peut en esquisser un portait.

Les transformations profondes (digitalisation de l'économie, globalisation des activités, mutation des relations employeurs-employés) que nous vivons, individuellement et collectivement, ont une implication majeure : nos économies et nos organisations ont un besoin croissant d'entrepreneurs passionnés, motivés et préparés pour affronter les défis d'un monde de plus en plus complexe et incertain. Ces évolutions en cours s'accompagnent d'un changement des mentalités et de l'arrivée dans l'économie de générations de jeunes portés par des attitudes, des aspirations et des valeurs qui les orientent vers l'entrepreneuriat, quelle qu'en soit la forme.

Cela explique, sans doute, pourquoi nous n'avons jamais autant parlé, en France, d'entrepreneuriat et d'entrepreneurs, souvent en qualifiant d'entrepreneurs des acteurs économiques qui n'en étaient pas vraiment, en réduisant à l'extrême l'extraordinaire diversité des profils d'entrepreneur et en survalorisant la figure « héroïque » de l'entrepreneur au détriment d'une représentation plus ordinaire, correspondant davantage à la variété des situations dans lesquelles il est possible d'entreprendre.

L'objectif de cet article est d'apporter des éléments de réponse, issus d'une littérature scientifique foisonnante, à plusieurs questions qui nous semblent avoir des implications importantes : a) Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? b) Quels sont ses ressorts psychologiques et ses motivations ? c) Pourquoi il faut distinguer entrepreneur, manager et chef d'entreprise ? Avant d'aborder ces questions, nous donnerons un bref aperçu de la manière dont l'entrepreneur a été conceptualisé au fil du temps.

Une petite histoire de l'entrepreneur

L'entrepreneur a sans doute existé dès lors que les êtres humains se sont regroupés en communautés cherchant à assurer leur survie, leur subsistance et s'efforçant de se protéger des menaces affectant leur environnement immédiat. L'entrepreneur du Moyen Âge est avant tout un constructeur d'ouvrage, qui fait écho à l'entrepreneur du bâtiment et des travaux publics plus contemporain.

Nous n'allons pas ici présenter dans le détail les différentes conceptualisations de l'entrepreneur et de sa fonction sociale que les économistes nous ont proposées, d'excellentes revues y pourvoient 1. Notre propos est plus synthétique et vise à dégager les contributions majeures. Un des premiers économistes à avoir tenté de définir l'entrepreneur est Richard Cantillon (1680-1734), qui reconnaît en l'entrepreneur une capacité à acheter les moyens nécessaires à l'activité à un prix connu et à revendre les biens et services à un prix incertain. Le comportement entrepreneurial est défini par cette incertitude dans une transaction commerciale.

Plus de deux siècles après Cantillon, Frank Knight pousse un peu plus loin le raisonnement et avance que les entrepreneurs sont des acteurs économiques dotés d'une capacité à affronter (et à vivre avec) une incertitude non prédictible, liée aux retours éventuels de leur activité productive.

Un économiste français, Jean-Baptiste Say, introduit clairement, au début du XIXe siècle, la notion de risque, déjà présente en filigrane dès lors que la notion d'incertitude est évoquée, en développant une conceptualisation de l'entrepreneur centrée sur la création d'un produit (ou d'un service) par un individu, pour son propre compte, à son profit mais aussi à ses risques.

Finalement, Joseph Schumpeter et l'école des économistes autrichiens, au cours du XXe siècle, voient dans l'entrepreneur un acteur doté d'une capacité d'innovation et d'une « habileté » à reconnaître des opportunités de création de nouveaux produits et services, dans un mouvement de création destructrice (l'innovation, majeure ou radicale, dans la pensée de Schumpeter, contribue à la création d'un nouveau domaine d'activité tout en détruisant ce qui existait auparavant).

Les économistes offrent donc une représentation de l'entrepreneur innovateur (Schumpeter), organisateur de ressources (Say), doté d'une capacité à reconnaître des opportunités de création (Schumpeter et les économistes autrichiens), engagé dans des transactions incertaines (Cantillon, Knight) et, en définitive, preneur de risques (tous).

Les économistes offrent une représentation de l’entrepreneur innovateur (Schumpeter), organisateur de ressources (Say),doté d’une capacité à reconnaître des opportunités de création (Schumpeter et les économistes autrichiens), engagé dans des transactions incertaines (Cantillon, Knight) et, en définitive, preneur de risques (tous).

Qu'est-ce qu'un entrepreneur ?

Qui est l'entrepreneur ? Est-ce lié à un ou des traits de personnalité ? Naît-on entrepreneur ou le devient-on ? Toutes ces questions sont largement documentées aujourd'hui et l'image de l'entrepreneur apparaît de plus en plus consensuelle et moins sujette à débat qu'il y a une trentaine d'années.

Nous n'allons pas définir ce qu'est un entrepreneur ou ce qu'il n'est pas, mais plutôt chercher à donner un cadre de compréhension susceptible de mieux le saisir dans sa singularité, mais aussi dans sa complexité et sa pluralité, dimensions caractéristiques des êtres humains en général.

  • Mieux comprendre l'entrepreneur dans sa diversité
    Dans les années 1980, un chercheur américain, William Gartner, relevait qu'il y avait autant de diversité chez les entrepreneurs que chez les non-entrepreneurs, pour mettre un terme à des études visant à « discriminer » les entrepreneurs et donc à identifier un profil « idéal ». Cette hétérogénéité qui caractérise le monde des entrepreneurs vient, entre autres, de la diversité de leurs motivations, aspirations, objectifs personnels, traits de personnalité, croyances, valeurs, compétences et autres capacités.
    Ce qui importe n'est donc pas la recherche illusoire d'un profil idéal, mais la connaissance de son propre profil personnel (le « connais-toi toi-même » pour entreprendre) et entrepreneurial afin de choisir les situations entrepreneuriales les plus appropriées et en cohérence avec un profil donné. A-t-on un profil d'innovateur ou d'organisateur ? Recherche-t-on, au niveau des objectifs, la croissance, la rentabilité, l'autonomie ou la pérennité ? Dans quel type d'identité sociale situe-t-on principalement son rôle en tant qu'entrepreneur ?
  • Mieux comprendre l'entrepreneur par ce qu'il fait et non par ce qu'il est
    Ce qui fait l'entrepreneur, c'est la situation dans laquelle il est engagé et le processus de décisions-actions qu'il conduit. En d'autres mots, ce qui fait l'entrepreneur n'a que peu de rapport avec un certain « talent » pour entreprendre, des traits de personnalité liés à la prise de risque ou d'initiative, une capacité à identifier des opportunités de création, etc.
    Un individu est entrepreneur parce qu'il est dans une situation entrepreneuriale, c'est-à-dire une situation caractérisée par la création de valeur nouvelle (nouveau produit ou service, création d'une nouvelle organisation, d'une nouvelle activité, etc.), laquelle, par essence, génère du changement pour l'individu et pour l'environnement auxquels cette nouvelle valeur est destinée (donc de l'incertitude et des risques). Dans ces situations, les entrepreneurs pensent, décident et agissent dans l'incertitude et la pénurie de ressources.
  • Mieux comprendre l'entrepreneur dans sa trajectoire singulière
    On ne naît pas entrepreneur, on le devient dans une trajectoire de vie sous influences multiples 2. D'un point de vue psychologique, entreprendre est un comportement intentionnel et généralement planifié. Devenir entrepreneur est la conséquence de prédispositions sociologiques, psychologiques et situationnelles. L'on connaît, par exemple, au niveau sociologique, le rôle joué par les modèles parentaux, familiaux ou amicaux, l'importance des stages et expériences professionnelles, qui s'avèrent être des révélateurs, l'influence des milieux et territoires à forte culture entrepreneuriale, l'impact d'une exposition à d'autres contextes et cultures.
    La littérature montre également que des facteurs psychologiques (lieu de contrôle interne, autoefficacité, certaines motivations comme le besoin d'indépendance ou d'accomplissement, la propension à l'action, au risque) peuvent orienter un individu vers l'entrepreneuriat. Enfin, des facteurs situationnels comme la perte d'emploi, des changements professionnels qui génèrent des frustrations ou des insatisfactions, peuvent avoir le même résultat. Ces différents facteurs entraînent des changements d'attitude et de perception qui élèvent le niveau de désirabilité et la perception de faisabilité du comportement entrepreneurial.

Quelles motivations ?

Les nombreuses études réalisées sur des entrepreneurs font ressortir des motivations et des ressorts psychologiques largement partagés au sein de cette catégorie d'acteurs économiques. Mais cela ne veut pas dire que tous les entrepreneurs présentent ces caractéristiques au même niveau et avec une intensité similaire. Cela ne signifie pas que des non-entrepreneurs, dirigeants d'entreprise, managers, collaborateurs ne disposent pas de ces attributs.

  • Entreprendre, oui mais pourquoi ?
    Deux types de motivations sont généralement distinguées, qui conduisent à deux types d'entrepreneurs et d'entrepreneuriat.
    Les motivations dites pull (du verbe « tirer » en anglais), comme le besoin d'indépendance, d'accomplissement, la recherche d'autonomie, de liberté, de reconnaissance, de statut, de « fun », ou encore l'envie du challenge, de gagner de l'argent, de relever des défis, viennent de facteurs plutôt positifs. Dotés de ces motivations pull, les entrepreneurs concernés s'engagent dans un entrepreneuriat d'opportunité.
    Le second type de motivations est qualifié de push (du verbe « pousser » en anglais), et entraîne souvent les individus dans un entrepreneuriat de nécessité ou de survie. Parmi les facteurs, ici plutôt négatifs, qui appartiennent à cette catégorie, on trouve des insatisfactions professionnelles, le licenciement, la menace de perdre son emploi, la difficulté de retrouver un emploi salarié.
    Une définition de l'entrepreneur, centrée sur les motivations, donne une idée de la force de ces dernières : « Un entrepreneur est un individu passionné, épris de liberté, qui se construit une prison sans barreaux » 3.
  • Quels ressorts psychologiques ?
    Les motivations pull constituent déjà de puissants ressorts psychologiques. Dans une approche volontairement restrictive, la documentation existante proposant plusieurs dizaines de facteurs, nous considérons qu'il est difficile d'entreprendre et d'avoir des comportements entrepreneuriaux sans disposer d'un contrôle interne (sentiment de contrôler directement le cours des choses) et d'un minimum de confiance en soi, de tolérance à l'ambiguïté, de résistance au stress, de persistance et de résilience (capacité à rebondir dans des circonstances d'erreurs et d'échecs aux conséquences importantes). Un construit de psychologie reprend certains de ces facteurs, et de nombreuses études ont montré que les entrepreneurs disposent d'un capital psychologique élevé. Ce dernier comprend quatre composantes : l'espoir, l'optimisme, la résilience et l'autoefficacité (concept qui caractérise la perception qu'un individu a de sa capacité à être performant pour certains types de comportement, dont l'entrepreneuriat).

Les entrepreneurs disposent d’un capital psychologique élevé

Entrepreneurs, chefs d'entreprise et managers

Comme nous l'avons vu précédemment, ces différences ne portent pas sur ce qu'ils sont, mais sur ce qu'ils font, sur la manière singulière dont les entrepreneurs pensent, décident et agissent dans des situations difficilement prédictibles. Entreprendre est un processus de création de valeur nouvelle, dans une double dynamique de changement pour l'individu et pour l'environnement, qui a un début, une durée et une fin. Il n'y a pas de statut d'entrepreneur comme il y en a un pour des chefs d'entreprise et des dirigeants, lié à leurs mandats sociaux. Tous les chefs d'entreprise ne sont pas des entrepreneurs, ils peuvent être dans d'autres situations et fonctions, non reliées à l'entrepreneuriat. Tous les entrepreneurs ne sont pas des chefs d'entreprise (l'abbé Pierre, par exemple, a été un entrepreneur lorsqu'il a créé le mouvement Emmaüs). Nous allons développer plus précisément dans ce qui suit les différences entre deux fonctions, celle qui permet d'explorer (l'entrepreneuriat) et celle qui permet d'exploiter le résultat de l'exploration (le management). Puis, nous présenterons deux logiques opposées de décision-action, la première relevant du management tel qu'il est encore très largement conceptualisé et la seconde caractérisant le comportement entrepreneurial dans l'incertitude.

  • Entreprendre versus manager
    Nous allons utiliser deux approches pour essayer de bien mettre en évidence les différences en termes de comportements et de compétences. Tout d'abord, nous revenons sur les deux fonctions évoquées dans le paragraphe précédent. L'exploration est la fonction principale de l'entrepreneur en situation. L'exploration peut consister à s'aventurer dans des territoires inconnus (nouveaux marchés), à développer des produits nouveaux, à inventer de nouvelles technologies, à apporter des solutions innovantes. Une conceptualisation de l'entrepreneuriat repose sur l'idée qu'entreprendre relève d'un processus d'identification, d'évaluation et d'exploitation d'opportunités de création de produits ou de services nouveaux. L'exploration fait écho aux deux premières dimensions.
    Dans une autre analyse, le processus entrepreneurial est segmenté en trois phases : invention, création et développement. L'exploration, ici, renvoie à l'invention (reconnaissance d'une opportunité) et à la création (mise en place de l'organisation, assemblage des ressources et lancement des activités). L'exploitation est la fonction du manager. Ce dernier met en oeuvre les ressources et optimise le fonctionnement en cherchant à valoriser le mieux possible l'opportunité façonnée par l'entrepreneur-explorateur.
    Dans une seconde approche, l'entrepreneur est distingué du manager par son orientation vers les opportunités, sa propension à se saisir rapidement des opportunités identifiées, son rapport aux ressources (capacité à faire beaucoup de choses avec peu de moyens) et le type d'organisation qu'il met en place (structure plate, flexibilité, polyvalence, agilité). À l'inverse, le manager est orienté vers le contrôle des ressources qui lui sont confiées, a une approche très évolutive vis-à-vis des opportunités, n'est généralement pas dans une situation de tension extrême entre les ressources nécessaires et celles qui sont à sa disposition et agit dans une organisation davantage structurée et stabilisée.
  • Logique causale versus logique effectuale 4
    La logique causale voit dans l'acteur économique un individu rationnel qui décide d'abord des objectifs et, ensuite, identifie et sélectionne les moyens-ressources nécessaires pour atteindre ces objectifs. Dans cette perspective, l'action est pensée comme un processus linéaire dans lequel la volonté de l'acteur dirige la planification et la gestion des activités. La logique causale sous-tend la démarche de planification et légitime le business plan. Cette logique d'action est plutôt celle du manager.
    La logique effectuale caractérise le comportement des acteurs économiques confrontés à un niveau d'incertitude élevé. Dans ces situations, ils adoptent une logique de pensée, de décision et d'action différente de celle décrite dans un modèle traditionnel, plus rationnel, de prise de décision (voir le modèle de la causation). Lorsque le niveau d'incertitude est élevé, les objectifs changent, sont façonnés et construits chemin faisant et peuvent parfois relever de contingences et d'aléas. Au lieu de se focaliser sur les buts, l'acteur s'efforce de contrôler le processus à partir d'une focalisation sur les moyens-ressources disponibles et sous son contrôle. Ces ressources concernent notamment des connaissances, des compétences et des relations. Cette logique d'action est plutôt celle de l'entrepreneur.
    Penser le comportement entrepreneurial à travers la logique de l'effectuation suppose que le processus soit initié par un examen des ressources disponibles, en se centrant sur une série de questions : Qui suis-je ? Qu'est-ce que je sais ? Qui je connais ? Ces questions permettent d'envisager, compte tenu des réponses apportées, ce qui peut être fait et de choisir entre les différentes possibilités. Les interactions avec les autres et l'engagement avec les parties prenantes permettent ensuite d'obtenir de nouvelles ressources et d'établir de nouveaux objectifs qui conduisent à une réévaluation des moyens et des possibilités d'action.

Dans la majorité des cas, il s’agit d’un individu passionné, convaincu, s’appuyant sur des motivations solides, qui s’engage dans des situations et des processus qui vont le révéler, le transformer, à travers de multiples apprentissages.

En définitive, l'entrepreneur, de notre point de vue, n'est pas un super-héros, un être hors du commun qui accomplit des choses extraordinaires. Il n'est pas non plus le demandeur d'emploi poussé vers l'autoentrepreneuriat.

Dans la majorité des cas, il s'agit d'un individu passionné, convaincu, s'appuyant sur des motivations solides, qui s'engage dans des situations et des processus qui vont le révéler, le transformer, à travers de multiples apprentissages, et l'amener à développer des comportements appropriés à des contextes d'action et de décision caractérisés par le changement et l'incertitude.

  1. Pour une publication récente, voir Caroline Verzat et Olivier Toutain, « Former et accompagner des entrepreneurs potentiels : diktat ou défi ? », Savoirs, n° 39, 2015.
  2. Sur cette question, voir aussi l'article d'Étienne St-Jean.
  3. Entrepreneuriat. Apprendre à entreprendre.
  4. La théorie de l'effectuation a été développée par Saras Sarasvathy au début des années 2000.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-6/qu-est-ce-qu-un-entrepreneur.html?item_id=3586
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