Étienne ST-JEAN

Professeur à l'Institut de recherche sur les PME de l'université du Québec à Trois-Rivières, chaire de recherche sur la carrière entrepreneuriale.

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Entreprendre : inné ou acquis ?

Naît-on entrepreneur ou le devient-on ? Dit autrement, doit-on posséder certaines qualités innées pour réussir en tant qu'entrepreneur ou pouvons-nous apprendre à exercer cette carrière et développer les qualités requises ? Il s'agit d'une question qui suscite des débats depuis plusieurs années, autant chez les praticiens que pour les chercheurs.

Jusqu'à tout récemment, ces débats étaient essentiellement théoriques ou du moins, partiels. En effet, l'ADN ayant été découvert dans les années 1950 et la génétique dans les années 1960, le génome humain, quant à lui, n'a été décrypté qu'au début des années 2000. Cette avancée a permis une progression fulgurante de la compréhension des mécanismes permettant d'expliquer le rôle de la génétique dans beaucoup de sphères de la vie humaine, que ce soit la santé, les comportements ou, par extension, les choix vocationnels.

En amont de cette découverte et dès les années 1960, les chercheurs du domaine de la psychologie ont voulu connaître les spécificités de la personnalité des entrepreneurs. Il ressort de ces études quelques traits qui semblent faire consensus : un plus grand besoin d'accomplissement, la croyance d'être maître de sa destinée (locus interne de contrôle 1) et une plus grande propension au risque 2. À cela s'ajoutent une personnalité jugée plus proactive, une tolérance face à l'ambiguïté, un sentiment d'efficacité personnelle accru, voire de l'intuition pour identifier ou créer des opportunités.

Parallèlement, plusieurs autres travaux ont mis en lumière le rôle de l'acquis dans le développement des entrepreneurs, et ce à différents niveaux.

Au niveau individuel, on peut penser aux différents apprentissages qui façonnent les connaissances, les compétences et les habiletés permettant d'accomplir les tâches liées à l'entrepreneuriat en tant que carrière : gérer les employés, comprendre des états financiers, planifier le développement de l'entreprise, etc. L'apprentissage peut se faire grâce au suivi de formations générales ou spécifiques mais également par la pratique et les diverses expériences.

Au niveau de la société, on sait également qu'il existe des territoires avec une plus grande culture entrepreneuriale. Les croyances normatives des citoyens à l'égard de l'entrepreneuriat comme choix de carrière désirable façonnent les attitudes individuelles qui permettent de mettre les personnes en mouvement vers l'entrepreneuriat. Ainsi, les parents, amis, connaissances personnelles ou, plus globalement, les citoyens du territoire ont un impact important pour expliquer l'activité entrepreneuriale et confirment l'importance de l'acquis dans le fait d'entreprendre.

Les citoyens du territoire ont un impact important pour expliquer l’activité entrepreneuriale et confirment l’importance de l’acquis dans le fait d’entreprendre.

Avant les progrès des travaux sur la génétique, chaque perspective (nature contre culture) mettait en lumière sa propre explication du phénomène de l'entrepreneuriat, rendant alors difficile, voire impossible, la tâche de départager la supériorité de l'une par rapport à l'autre, ou même de comprendre l'effet combiné de l'inné (caractéristiques entrepreneuriales) et de l'acquis (contexte donné d'apprentissage de l'entrepreneuriat).

L'impact de la génétique

Il faut bien comprendre que la génétique ne permet pas de connaître la prédestination d'une personne, mais plutôt d'estimer les probabilités d'occurrence d'un choix par rapport à d'autres. Pour illustrer la nuance, par exemple, la blessure d'un joueur vedette dans une équipe de sport ne permet pas de prédire l'issue du match, mais plutôt d'estimer les probabilités de victoire des équipes concernées.

Quel est l'impact de la génétique sur les choix vocationnels et, en particulier l'entrepreneuriat en tant que carrière ? Les travaux sur la question indiquent qu'il est assez fort. Par exemple, on sait que l'intérêt à l'égard d'une profession est attribuable à la génétique dans une proportion variant d'environ 25 à 75 % 3. De manière plus spécifique, la tendance à se mettre à son compte et à démarrer une entreprise peut avoir une explication génétique estimée entre 37 et 48 %. Comment est-ce possible ? Par différents mécanismes qui relient la génétique aux choix vocationnels.

Premièrement, la génétique influence la régulation des hormones produites par le corps humain, par exemple la testostérone. Cette hormone stimule les comportements agressifs et de domination, qui peuvent être valorisés dans certains contextes de travail, notamment la vente ou chez les avocats plaideurs, et attirer certains profils génétiques vers ces professions. L'effet direct de la génétique dans la production d'hormones procure donc des stimulants directs à certains comportements dans certains contextes précis.

Deuxièmement, la génétique influence le fonctionnement et la structuration du cerveau. Par exemple, le syndrome d'Asperger, une forme d'autisme, possède une composante génétique forte. Les personnes atteintes de ce syndrome vont avoir tendance à choisir la science et l'ingénierie, car elles auront une facilité accrue pour comprendre les propriétés physiques et mécaniques des objets, ce qui les avantage dans ce type de travail. Autre exemple : le trouble de déficit d'attention avec hyperactivité possède 89 % de fondement génétique. Les personnes présentant ce trouble vont avoir plus de capacités à prendre des décisions dans des situations ambiguës (impulsivité accrue), seront plus créatives et capables de prendre plus de risques, comportements associés à l'entrepreneuriat. De fait, environ 30 % des gens atteints de ce trouble vont devenir entrepreneurs, contre 5 % des gens qui ne l'ont pas 4.

Les personnes extraverties ont beaucoup plus de probabilités de devenir entrepreneurs, tout comme celles ayant ne grande stabilité émotionnelle et une ouverture à l’expérience.

Troisièmement, la génétique est grandement liée à la personnalité, qui selon les configurations rend les personnes plus ou moins attentives aux détails, plus ou moins anxieuses, plus ou moins sociables, etc. On sait, par ailleurs, que la personnalité est associée à l'entrepreneuriat. Par exemple, les personnes extraverties ont beaucoup plus de probabilités de devenir entrepreneurs, tout comme celles ayant une grande stabilité émotionnelle et une ouverture à l'expérience. Aussi, une plus grande propension à prendre des risques, un trait de personnalité attribué aux entrepreneurs, possède un ancrage génétique très fort. En effet, plusieurs gènes semblent associés à ce comportement, notamment par une libération d'hormones plus grande (dopamine, adrénaline) lorsqu'une personne prend un risque et qu'elle réussit, ce qui l'encourage à adopter ce comportement dans le futur.

Quatrièmement, le patrimoine génétique interagit avec les situations de l'environnement de la personne de manière passive, évocatrice ou active5. Prenons d'abord un exemple d'une interaction passive entre l'environnement et la génétique. Un enfant qui a des parents entrepreneurs aura plus de chances d'avoir un patrimoine génétique favorable à cette carrière, en plus du fait qu'il baignera dans un environnement qui va augmenter ses chances de choisir ce métier. En effet, en ayant des parents entrepreneurs, il entendra parler d'entrepreneuriat de manière beaucoup plus marquée et profonde que la moyenne des autres enfants. Il aura des occasions de visiter l'entreprise et de comprendre finement ce que fait un entrepreneur, ainsi que les avantages et les inconvénients de cette carrière.

L'interaction évocatrice

L'interaction évocatrice consiste en la réaction de l'environnement à l'égard des particularités génétiques. Ainsi, un enfant qui semble particulièrement doué pour les affaires sera sans doute encouragé à participer à des concours d'entrepreneuriat par ses parents ou ses éducateurs, à tenir un kiosque de limonade ou à offrir ses services aux voisins à l'adolescence, tout cela augmentant ses probabilités de s'intéresser à l'entrepreneuriat. A contrario, à un enfant qui possède moins d'initiative entrepreneuriale, un parent suggérera plutôt de se trouver un emploi salarié pendant l'été et il sera encouragé à participer à d'autres concours ou activités plus adaptées à ses autres talents (sport, musique, etc.).

Finalement, l'interaction active entre la génétique et l'environnement se produit du fait qu'une personne adaptée pour certaines activités aura tendance à choisir celles-ci, renforçant du coup ses capacités. Par exemple, une plus grande propension à prendre des risques va amener la personne à se placer en situation de risque dès son plus jeune âge, ce qui va la rendre de plus en plus à l'aise avec la prise de risque au travers de ses expériences de vie. La propension au risque, qui se trouve ainsi consolidée et confirmée, augmente grandement la probabilité de devenir entrepreneur dans le futur.

Devenir entrepreneur (et y exceller) est la conséquence d’une génétique favorable dans un environnement favorable.

Pour en revenir au questionnement de départ, l'entrepreneuriat en tant que carrière est non seulement à la fois inné et acquis, comme nous l'avons évoqué, mais l'effet cumulatif des choix faits tout au long de la vie qui, en raison d'une génétique favorable, démultiplie l'effet d'interaction entre les gènes (l'inné) et l'environnement (l'acquis) 6. Autrement dit, devenir entrepreneur (et y exceller) est la conséquence d'une génétique favorable dans un environnement favorable.

Cela revient à dire qu'une personne avec un excellent potentiel entrepreneurial n'aura que très peu de chances de devenir entrepreneur si son environnement social ne lui permet pas de développer ses qualités, par exemple en venant au monde dans un pays communiste qui valorise peu ou pas l'entrepreneuriat. À l'inverse, une personne ayant une génétique défavorable aura très peu de probabilités de choisir l'entrepreneuriat, même si on lui fournit un environnement très favorable, par exemple une éducation fortement orientée vers le développement des qualités et compétences entrepreneuriales tout au long de son parcours scolaire.

Ainsi, le développement d'entrepreneurs qui excellent dans leur profession requiert un « savant » mélange de potentiel entrepreneurial des citoyens, couplé à un environnement qui permet l'éclosion de ce talent. L'approche « orientante » en éducation 7, prônée par les systèmes éducatifs de certains pays, permet aux jeunes d'identifier rapidement leurs forces et habiletés spécifiques et de faire des choix éclairés à ce niveau. En sachant qu'une prise de conscience rapide de ses talents accentue le développement de son potentiel par l'effet d'interaction entre l'inné et l'acquis évoqué précédemment, cela constitue une voie pertinente, notamment pour le développement du potentiel entrepreneurial des personnes.

  1. Le concept de lieu ou locus de contrôle (« locus of control ») renvoie à la croyance d'une personne dans ce qui détermine sa réussite dans une activité donnée, les événements dans un contexte donné ou, plus généralement, le cours de sa vie.
  2. E. Chell, The Entrepreneurial Personality. A Social Construction, Routledge, 2008.
  3. S. Shane, Born Entrepreneurs, Born Leaders. How Your Genes Affect Your Work Life, Oxford University Press, 2010.
  4. S. Mannuzza, R. G. Klein, A. Bessler, P. Malloy et M. LaPadula, « Adult Outcome of Hyperactive Boys : Educational Achievement, Occupational Rank, and Psychiatric Status », Archives of General Psychiatry, vol. 50, nº 7, p. 565-576, 1993.
  5. S. Shane, op. cit.
  6. R. Dawkins, The Extended Phenotype. The Long Reach of the Gene, Oxford University Press, 2016.
  7. http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/dpse/adaptation_serv_compl/SEC_AppOrientante_19-7030_.pdf.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-6/entreprendre-inne-ou-acquis.html?item_id=3590
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