Xavier FONTANET

Professeur affilié d'honneur à HEC et président de la Fondation Fontanet, ancien président d'Essilor International.

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Les qualités de l'entreprise patrimoniale

Quand on parle d'entreprise, il est difficile, voire dangereux de catégoriser puisque chaque entreprise est, comme chaque personne, un cas particulier. L'exercice peut néanmoins être utile, parce que la comparaison et l'étude de cas sont toujours intéressantes.

J'ai eu la grande chance de travailler pour une entreprise familiale, les chantiers Bénéteau, et de pouvoir suivre son évolution tout au long de ma carrière puisque c'était mon deuxième job.

J'ai eu par la suite beaucoup d'entreprises familiales comme concurrents ou comme partenaires enfin je suis administrateur de sociétés cotées dont certaines ont un fort actionnariat familial.

Il y a une très grande variété d'entreprises familiales, d'abord par la composition du capital : si l'entreprise est jeune elle a peu d'actionnaires, si elle a connu plusieurs générations elle peut avoir beaucoup d'actionnaires, ce qui est totalement différent. La taille de l'entreprise change aussi beaucoup les choses ainsi que le caractère local ou mondial de son activité. Je ne me sens pas à même de parler du sujet en général, il me paraît d'ailleurs très compliqué, je parlerai plutôt de mon vécu.

La perspective du long terme

La qualité fondamentale que j'ai trouvée dans l'entreprise familiale est la considération du long terme, qui permet d'appuyer des stratégies supérieures dans les métiers ayant des durées de vie importantes.

J'ai connu les chantiers Bénéteau pour y avoir travaillé dans le milieu des années 1980 : il y avait à peine 100 personnes à l'époque, Bénéteau était numéro cinq français. C'est aujourd'hui 10 000 personnes et un rang de numéro un mondial il aura fallu cinquante ans pour construire cette entreprise, cinquante ans de continuité et de ténacité.

Le leadership a été obtenu grâce à une stratégie financière très audacieuse dans laquelle les actionnaires familiaux, pendant dix ans, ont accepté un fort endettement (un ratio dette sur capitaux propres supérieur à un) et aucun dividende. Cette stratégie financière a permis de croître beaucoup plus vite que tous les concurrents (45 % l'an pendant dix ans au moins) et de les prendre tous de vitesse. Seule une famille propriétaire, passionnée par son métier, assumant la modération de ses dividendes, pouvait prendre ce risque les marchés financiers ne l'auraient, à mon avis, sûrement pas pris.

L'ancrage territorial

Autre caractéristique capitale des entreprises familiales : elles sont souvent attachées à une région ou à une ville cet ancrage territorial est fondamental pour l'acceptation du capitalisme par nos concitoyens. Quand les sorts de l'entreprise, de la région et d'une famille sont liés, la richesse est comprise parce qu'elle est associée à une prise de risque et constitue un bénéfice évident pour tous sur la très longue durée. Le capitalisme est accepté parce qu'il a un visage.

Les employés et les habitants de la région comprennent qu'il faut bien que quelqu'un porte le risque ! Dans les moments difficiles, ils voient bien qu'en dernier ressort ce sont les porteurs du capital qui assument les pertes. La famille et l'entreprise sont ainsi clairement associées à un service rendu à la communauté. À entreprise prospère, région prospère. On a là vraiment un cas d'école qui doit être bien expliqué aux jeunes dans les cours d'économie.

À entreprise prospère, région prospère. On a là vraiment uncas d’école qui doit être bien expliqué aux jeunes dans les cours d’économie.

On vient d'évoquer un cas exceptionnel, Bénéteau il en est beaucoup d'autres tout aussi remarquables, mais il est aussi des situations moins brillantes. J'ai vu à plusieurs reprises des entreprises familiales non cotées sombrer pour une raison paradoxale : leur marché était trop grand pour elles ! Le danger que court en effet l'entreprise, quand son marché est trop grand et croît très vite, est que l'actionnaire veuille garder le contrôle alors qu'il n'en n'a pas les moyens.

La croissance d'une entreprise non cotée ne peut excéder sa rentabilité diminuée des dividendes. Si l'entreprise a une rentabilité de 15% (ce qui est très élevé) et désire payer un tiers de ses bénéfices en dividendes, elle va croître de 10% par an. Si son marché croît de 30%, pour prendre un exemple, elle va perdre des parts de marché tous les ans (c'est de la mécanique financière !). Et risque à terme de connaître de réels problèmes de compétitivité. J'ai vu le cas se produire à plusieurs reprises dans l'optique (où j'ai passé le plus gros de ma carrière), chez les concurrents dont les actionnaires étaient familiaux et qui sont progressivement devenus marginaux sur l'échiquier concurrentiel.

Ce mécanisme fut d'ailleurs une source importante de croissance externe pour Essilor, car il nous a permis de trouver des familles partenaires soucieuses de s'allier à des groupes internationaux. Elles avaient compris qu'elles n'auraient pas les moyens de suivre le rythme des investissements technologiques. Le jeu a été pour nous d'acclimater un grand groupe à la culture d'entreprises familiales, ce qui a été facile compte tenu de notre actionnariat salarié, sur lequel je reviendrai plus loin.

La question de la cotation

Le point important est évidemment de savoir si l'entreprise familiale cote (ou ne cote pas) une partie de son capital pour faire entrer de l'argent et assurer de la liquidité aux actionnaires familiaux. Dans le cas de Bénéteau, ce fut ce choix qui permit de rembourser l'endettement nécessaire à la conquête du leadership, une fois celui-ci acquis. Mais la cotation change beaucoup de choses puisque qu'elle introduit la logique du marché financier (stabilité de la croissance des résultats, visibilité, régularité), qui n'est pas toujours compatible avec des stratégies audacieuses.

Il ne faut pas non plus systématiquement jeter la pierre aux marchés financiers. Quand il existe une bonne communication entre l'entreprise, les actionnaires de référence et le marché, on peut tout à fait construire des stratégies financières de très long terme. Mais ça demande beaucoup de doigté de la part des dirigeants que de faire le lien entre les exigences de l'actionnaire stable et celles du marché. Les cas existent et sont très connus, on en trouve parmi les étoiles du CAC 40 et du SBF 120.

La succession du fondateur

D'après mon expérience, l'un des grands rendez-vous de l'entreprise familiale est évidemment la succession du fondateur de l'entreprise, qui est forcément quelqu'un d'exceptionnel.

L'histoire est remplie de cas où la transition se passe très harmonieusement, avec la famille prenant un rôle d'actionnaire stable en choisissant des managers professionnels. Il y a aussi des échecs et des ratés. Il est totalement impossible de généraliser ou de théoriser, ce n'est qu'une affaire de personnes et de circonstances. On peut tout de même énoncer que, quand il y a confusion entre l'arbre généalogique et l'organigramme, sauf cas exceptionnels, l'entreprise risque de ne pas attirer de grands managers et peut s'en trouver fragilisée.

Même si le rapprochement est contre-intuitif, il faut mentionner l'actionnariat salarié. Quand il est organisé et tient sur la durée, il s'apparente au capitalisme familial.

C'est un peu l'histoire d'orphelins qui se réinventent des parents et une famille. J'en parle parce que c'est mon expérience avec Essilor, l'actionnariat salarié est une raison du succès de l'entreprise et de la longévité de ses stratégies. Bien sûr, l'entreprise n'est pas contrôlée (et c'est quasiment impossible parce que la capitalisation des belles entreprises c'est plusieurs fois la masse salariale annuelle), mais quand le personnel réussit à être le plus gros actionnaire, sa stabilité sur la très longue durée lui confère une sorte de légitimité qui n'est pas sans rappeler celle d'un actionnaire familial.

À vrai dire, il y a une sorte de miracle dans la naissance d'un entrepreneur, et toutes les entreprises ont commencé par être des entreprises familiales. L'entrepreneur et l'entreprise familiale sont des éléments infiniment précieux pour toute société. À l'heure où on commence à comprendre que la création de richesse et l'emploi viennent des entreprises, on ne prendra jamais assez soin des entrepreneurs et des entreprises familiales.

À l’heure où on commence à comprendre que la création de richesse et l’emploi viennent des entreprises, on ne prendra jamais assez soin des entrepreneurs et des entreprises familiales

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