Yves MICHAUD

Philosophe

Partage

Construire la citoyenneté

L'échec des politiques de la ville purement techniques montre que seul un engagement volontaire peut permettre aux citoyens de faire corps autour d'une communauté républicaine fondée sur des principes partagés.

Nous vivons un moment de basculement fort de la vie politique — et, bien au-delà, de notre relation au monde et à la réalité. La prise de conscience de ce basculement se traduit, d'un côté, par la venue au grand jour d'un certain nombre de sujets considérés jusqu'ici comme tabous — la place de la religion dans la République, les échecs de l'intégration des populations immigrées et des politiques de la ville, la progression conjointe de l'ignorance, de la brutalité et des incivismes, la corruption de la classe politique. Elle se traduit, d'un autre côté, par le raidissement des « chiens de garde » de la correction politique, intellectuels et journalistes transformant la plupart des médias traditionnels en tribunes de la bien-pensance.

Le résultat est une déconnexion à peu près complète entre le monde médiatico-politique et la réalité du « peuple », comme si on avait affaire à un embrayage cassé tournant à vide. Les populismes exploitent partout cette rupture - et pas seulement en France. Ajoutons, pour mesurer l'ampleur du phénomène, qu'il faut dire « les » populismes et reconnaître que le Front de gauche (Mélenchon) ou Nuit debout sont les pendants à gauche du Front national (Le Pen), de Debout la France (Dupont-Aignan), ou du Mouvement pour la France (de Villiers) à droite.

Le diagnostic de cette crise a été fait de beaucoup de côtés. Il est à peine besoin d'en rappeler les grandes lignes : fractures sociales multiples qui ne se recoupent pas selon les lignes anciennes d'opposition de classes, montée des incivismes, actes de terrorisme de la part de citoyens français faisant passer leurs convictions religieuses avant la loyauté à la République, multiplication des zones de non-droit, situation d'apartheid d'une partie importante de la population d'origine immigrée n'adhérant qu'aux valeurs de ses communautés, défiance vis-à-vis de la politique et des politiciens. La montée des populismes en est la conséquence.

Il est trop simple de rendre responsables de cette situation les politiciens qui n'auraient cherché tout au long de leur carrière qu'à sauver leurs places et leurs partis à coups de gesticulations et de démonstrations démagogiques - de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. Le malaise est plus profond. Il est tout aussi vain d'en appeler sans réflexion sérieuse à des remèdes comme le retour à l'unité nationale, le renforcement de l'identité, la nécessité de l'intégration, voire la refondation du contrat social.

L'échec des politiques de la ville

Une excellente illustration à la fois de l'absence de vision et de l'échec des mesures prises est fournie par la faillite patente et coûteuse des « politiques de la ville » depuis la fin des années 1970. Des sommes faramineuses ont été dépensées pour répondre à la « crise des banlieues ». Rénovation des cités, travaux d'urbanisme, désenclavement, politique scolaire d'assistance, développement du travail social à travers l'aide aux associations spécialisées : ces interventions n'ont pas empêché la formation et la consolidation des ghettos, le développement des trafics de stupéfiants et d'une économie souterraine délictueuse, la formation de zones communautaristes coupées du reste de la société, des émeutes périodiques violentes, dont certaines, notamment celles de 2005 à la suite des événements de Villiers-le-Bel, avaient tout d'une intifada à la française. Des actes de terrorisme qui n'ont pas commencé avec Mohammed Merah en 2012 mais bien avant, avec Khaled Kelkal en 1995 dans la banlieue lyonnaise, et ont pris depuis tous les caractères d'une guerre.

On a cru qu'il suffisait d'aider et de « comprendre », de faire bon accueil aux « différences » - et de payer pour promouvoir l'intégration et reconstituer de l'identité.

Il importe désormais de dépasser le niveau des slogans et des mesures techniques prises à l'aveugle. Avoir les idées claires, c'est en l'occurrence se demander à quelles conditions une communauté républicaine doit aujourd'hui répondre. Je laisserai de côté ici la critique des bons sentiments, de la vision morale du monde, de la bienveillance compassionnelle que j'ai menée dans mon livre Contre la bienveillance en 2016. Cette critique est indispensable car ce sont ces « bons sentiments », en eux-mêmes loin d'être condamnables, qui engendrent un aveuglement bien confortable - jusqu'au moment où, hélas, la réalité mortifère fait irruption. Je m'en tiendrai uniquement aux points positifs.

Les conditions d'une communauté républicaine

La toute première condition d'une communauté républicaine est la reconnaissance par les citoyens de leur accord autour de quelques valeurs. Cet accord même constitue le pouvoir souverain auquel les individus se soumettent parce qu'il fait leur force collective. Pour qu'il y ait accord, il faut que les valeurs en question soient peu nombreuses et effectivement partagées.

Pour nous et jusqu'à nouvel ordre, il s'agit des valeurs de la République telles qu'elles furent posées par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et les premières Constitutions révolutionnaires : la liberté, l'égalité et la fraternité - qu'il vaudrait mieux appeler « solidarité » pour éviter aussi bien les connotations chauvinistes mâles que les suggestions ethniques qui viennent dès que l'on parle de « frères ». Il est possible qu'un jour ou l'autre la situation ait tellement changé que les individus se reconnaissent dans des valeurs religieuses, claniques ou ethniques, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui et on ne fait pas son marché aux devantures des magasins de valeurs.

L'accord autour de ces « valeurs » ne condamne nullement les volontés particulières égoïstes, futiles, ou même bien intentionnées, tant qu'elles ne remettent pas en question les grands principes du pacte social. Il ne condamne pas même les volontés particulières de certains groupes (quelle que soit leur base : ethnique, sexuelle, idéologique) tant qu'elles ne remettent pas non plus en question les grands principes de la communauté.

En d'autres termes, une conception de la communauté contractuelle robuste laisse une place au communautarisme, mais uniquement au sens faible de reconnaissance de la diversité, en l'excluant en revanche catégoriquement au sens où il entraînerait des droits et des devoirs différents pour les citoyens en fonction de leurs origines ou de leurs choix culturels, religieux, ethniques ou idéologiques.

Pour ce qui concerne en particulier les religions et notamment l'islam, puisque les problèmes avec le catholicisme ont été pour l'essentiel réglés et qu'il n'y a guère de difficultés avec les religions orientales ni même avec certaines sectes, les choses sont très claires : l'éducation civique aux principes de la communauté doit devenir la règle il faut vérifier qu'elle a été bien acquise par des tests et examens adéquats les citoyens musulmans doivent reconnaître, comme tous les autres, la liberté de conscience, la liberté de religion et la liberté d'apostasie.

Expliciter les principes

Il y a maintenant un autre versant, positif et non plus répressif, à cette réactivation de la position contractualiste : c'est celui de l'explicitation renouvelée des principes de la communauté. Les principes qui justifiaient la constitution d'une « chose commune » ou res publica aux XVIe et XVIIe siècles doivent être rappelés. C'était d'abord et avant tout la sécurité pour échapper à la guerre civile, ou guerre de tous contre tous (Bodin, Hobbes, Locke). Althusius ajoutait l'utilité et l'avantage des sujets, comme Locke plus tard, mais ce prolongement de l'effet de la sécurité était déjà présent chez Hobbes, puisque la sécurité permet le développement des activités humaines, sources de bien-être et de progrès. La liberté n'était donc pas la priorité des thèses contractualistes du passé.

L'égalité était, elle, présente à travers les considérations de Bodin, Althusius, Locke, Spinoza, Rousseau sur l'indispensable équilibre des contributions et des récompenses parmi les sujets, ou sur l'égalité des conditions permettant à la communauté de ne pas être déchirée par les dissensions, les envies et le sentiment de l'injustice. D'une certaine manière, la communauté aujourd'hui repose sur les mêmes piliers, mais ils doivent faire l'objet d'une mise à jour et d'une hiérarchisation différente.

La sécurité reste évidemment une condition forte, surtout en face des actes terroristes, mais la demande contemporaine de sécurité n'a pas grand-chose à voir avec celle de temps anciens, où le spectre de la guerre civile prédominait, en particulier lors des guerres de Religion. Nous vivons dans des sociétés avancées techniquement où la crainte de l'insécurité connaît une inflation disproportionnée par rapport aux risques effectivement courus, et surtout le combat contre l'insécurité a tendance à se retourner en un effet contraire menaçant la liberté.

Le pivot de la liberté

C'est donc plutôt la liberté qui constitue aujourd'hui le pivot de la communauté. Liberté sous toutes ses formes : liberté de l'individu sous la garantie de la loi, liberté d'agir, de se déplacer et de choisir son mode de vie, liberté d'avoir des désirs et de les satisfaire, liberté de conscience et d'expression. La vague d'émotion qui a déferlé après le massacre de Charlie Hebdo exprimait de manière spontanée l'indignation suscitée par la négation, par les meurtriers, de cette liberté de conscience et d'expression.

Le second pivot de la communauté est l'égalité. Ici il y a problème, car dans la plupart des démocraties actuelles coexistent une affirmation de principe de l'égalité, une revendication forte d'égalité économique et une dénonciation bruyante des échecs et illusions de cette revendication. On a affaire à une égalité de principe abstraite concernant aussi bien les droits que les contributions et à une inégalité de fait reposant à la fois sur l'héritage, la position dans le processus de production et la capacité à peser sur les processus de décision politique. Avec ce paradoxe supplémentaire que l'égalité en tant que principe abstrait a été transformée dans l'État providence en droit d'accès aux guichets sociaux. La conception égalitariste abstraite a prospéré parce qu'elle est idéologiquement satisfaisante (« à chacun selon ses droits »), qu'elle est difficile à démystifier (« vous n'avez pas de chance, c'est tout ! ») et qu'elle s'accorde bien avec la conception passive d'une démocratie du guichet (« vous êtes bien sur la liste, attendez votre tour ! »).

La redéfinition à opérer en matière d'égalité doit, dans ces conditions, consister en un rééquilibrage vers l'égalité des chances : l'égalité est un principe de constitution républicaine, pas un droit démagogique à la consommation de services pendant que se reproduisent en réalité les castes oligarchiques. Parler d'égalité des chances implique que les axes d'action principaux soient la qualité de l'éducation publique (chantier entièrement à revoir), la pression sur les inégalités produites par l'héritage, l'éducation continue des adultes.

Dans le prolongement de cette réflexion, la « fraternité » qui figure au fronton de la communauté demande aussi à être redéfinie pour recevoir un sens un peu plus élevé que celui de la « fraternisation » des soirées de victoire sportive. Elle doit se voir substituer la solidarité, celle-ci impliquant que les citoyens sont solidaires, non seulement pour partager des bénéfices, mais aussi des sacrifices et tout ce qu'exige la protection de la communauté. Ce qui signifie une fiscalité simple, allégée, unifiée, juste, strictement et constamment progressive, en lieu et place d'un système fiscal comme l'actuel sans lisibilité et incitant les fraudeurs fortunés à bénéficier au mieux de la complexité du système, à l'aide de montages d'ingénierie financière. De la même manière, l'administration de la justice et l'échelle des peines doivent être revues dans le sens d'une égalité des contributions et des peines.

Cette redéfinition des principes de la communauté a pour fin de redonner vie au contrat, en faisant passer les citoyens de l'état de bénéficiaires passifs à celui d'agents engagés. Une telle revitalisation peut sembler illusoire et platonique dans des conditions de massification et de confort qui n'ont guère à voir avec le choix éclairé d'un engagement tel qu'on le projette (probablement avec pas mal d'illusions) sur les XVIIe et XVIIIe siècles.

L'objection n'est cependant pas si forte qu'il paraît. Si les citoyens se trouvent en effet toujours déjà engagés dans une communauté où ils sont nés et se trouvent bon gré, mal gré enracinés, il n'est pas aussi difficile qu'il le semble de rappeler à nouveau que la condition pour bénéficier des avantages de la communauté est d'abord de les énumérer et ensuite d'en reconnaître explicitement les principes. À l'heure où le consommateur le plus ignorant sait très bien trouver les meilleures offres commerciales, on ne voit pas ce qui le condamnerait à ne rien savoir des conditions de son existence politique et sociale...

Un engagement civique

L'analyse qui vient d'être menée repose sur la thèse qu'il ne doit plus y avoir de ticket gratuit, d'inscription automatique au guichet républicain. Il faut ajouter qu'à une époque où les déplacements sont facilités (y compris pour les immigrés), où l'assujettissement à un lieu est réduit, l'entrée dans une communauté implique encore plus qu'aux XVIe et XVIIe siècles qu'on en reconnaisse les conditions.

Ce que les remises en cause violentes de la communauté rendent manifeste, c'est la nécessité de passer du tacite à l'explicite, de la passivité à l'engagement, des droits aux devoirs. Il faut donc envisager que non seulement l'éducation civique joue désormais un rôle clé dans l'éducation de tous, mais qu'elle débouche sur un engagement solennel d'accès à la citoyenneté.

Quand un nombre grandissant de citoyens ne partagent pas certains des principes constitutionnels les plus indispensables à la communauté, les ignorent ou même les combattent ouvertement, il faut qu'ils en tirent les conséquences et s'en retirent - ou qu'on les force à s'en retirer. Dans les théories de la démocratie à partir de Locke, l'appartenance civique est posée comme affaire de choix raisonné et volontaire de citoyens qui savent ce qu'ils font, et de l'hypothétique contrat de départ on passe au serment exprès, à la manière de la Révolution française quand elle accueillait avec enthousiasme les étrangers venus par conviction la rejoindre.

Il nous faut aujourd'hui prendre conscience que l'accès automatique, somnolent et passif à la communauté politique ne peut plus avoir cours et doit faire place à un engagement clair et conscient 1. Une communauté doit être choisie pour ses principes explicites, pas pour ses vitrines et ses guichets.

  1. J'ai développé dans un livre, Citoyenneté et loyauté, qui fait suite à Contre la bienveillance, les conditions précises d'organisation de cette nouvelle loyauté civique.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-3/construire-la-citoyennete.html?item_id=3584
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