Xavier RAUFER

Criminologue, enseignant au Cnam (master de criminologie), professeur associé à l'université Fudan (Chine) et à l'université George Mason (États-Unis), directeur de la collection Arès de CNRS éditions.

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Sortir de la spirale de la violence

La politique de la ville n'a pas réussi à débarrasser les quartiers prioritaires de la violence qui les mine. La restauration de l'ordre ne pourra passer que par l'exercice d'une volonté politique déterminée, l'abandon du « tout-social » et l'éradication de la corruption.

D'abord le plus important : le diagnostic. Car dans tout domaine de la vie, en effet — personnel, social, affaires —, comment réparer, développer ou soigner sans diagnostic pertinent ?

Primo : l'origine de tout. Quand la « politique de la ville » devint stratégique, au début du premier septennat de François Mitterrand (suite à des émeutes dans la banlieue lyonnaise), cette « politique » visait à abolir les ghettos, à « rendre les quartiers sensibles à la République » il fallait — imaginait-on alors — réinsérer ces quartiers dans le droit commun et y faire émerger des élites policées. Cela, prédisaient alors les promoteurs de cette politique, suffirait à renvoyer au néant le Front national, en le privant de sa cause célèbre, l'insécurité.

Trente-quatre ans après, quel est le bilan ? Les « quartiers sensibles » sont-ils devenus les oasis de créativité et de vivre-ensemble qu'on nous promettait ? Non : désormais, s'agissant de la « politique de la ville » d'éminents socialistes parlent sombrement de « ghettos » et d'« apartheid ». Des ghettos, vraiment ? Voyons comment le libéral The Economist définit les ghettos des États-Unis : « Des communautés traumatisées, coupées du monde, où des voyous tuent en toute impunité où les habitants sont si terrifiés par les représailles qu'ils refusent de parler à la police 1. » En sommes-nous là, en France, désormais ? En certains points de la métropole, oui hélas. En 2016, l'aire marseillaise a subi 34 assassinats par arme à feu, d'usage dans un contexte de guerre de gangs (soit une augmentation de 75 % des homicides de 2015 à 2016). Plus largement, aux niveaux national, régional et local, tous sont inquiets : élus, préfets, chefs de la police, de la gendarmerie, du renseignement intérieur. Au point qu'au printemps 2015, le gouvernement fait discrètement recenser les zones de non-droit de France métropolitaine. Faut-il préciser que ces zones sont toutes concernées par la « politique de la ville » ?

56 quartiers sensibles de non-droit

Cette étude sur ces zones de non-droit dépeint une pyramide dont la base, moins criminalisée, compte quelques centaines de cités et quartiers son sommet comptant 56 QSN, « quartiers sensibles de non-droit ». La nomenclature officielle en décrit trois autres sortes, par gravité décroissante : les « quartiers sensibles très difficiles » (QSTD), les « quartiers sensibles difficiles » (QSD) et les « quartiers sensibles problématiques » (QSP).

Attardons-nous sur les QSN, dont voici la définition officielle : « Quartiers où règnent les bandes et la délinquance avec des faits de violence urbaine, fusillades ou règlements de comptes et trafics en tout genre. Ce sont les quartiers les plus chauds de France, considérés comme des zones de non-droit 2. » Prouvons le côté « non-droit » de ces QSN : l'un des 56 désignés est la Grande Borne, situé sur le territoire des communes de Grigny et Viry-Châtillon, dans l'Essonne. Or dans ce quartier hors contrôle, le 8 octobre 2016, un véhicule de police est attaqué au cocktail Molotov par une meute cagoulée, et deux policiers sont sévèrement brûlés. Trois mois plus tard, quand s'écrivent ces lignes, aucun des criminels en cause n'est à coup sûr identifié, du fait d'une féroce « loi du silence ».

La politique de la ville échoue dans sa primordiale dimension sécuritaire, car rien de durable n'est possible dans le chaos - ni le progrès social, ni le développement économique, ni la réhabilitation du bâti même, on craint désormais que la criminalisation des fameux « quartiers sensibles » ne gagne des départements entiers - processus déjà amorcé en Seine-Saint-Denis.

Les quartiers de la « politique de la ville » 3

  • Taux de chômage national : 10 % ; dans les quartiers prioritaires : 26 %
  • Sur 5,3 millions d'habitants des « quartiers prioritaires » en 2015, les deux tiers (3,3 millions) perçoivent des allocations familiales (la moitié à l'échelle nationale),
  • 1,4 million des foyers (France entière) perçoivent le RSA (36 % des habitants des quartiers prioritaires).

Le maintien d'un ordre interne

Le motif en est l'invariante réalité suivante : la survie autonome de tout organisme vivant, individu ou corps social, tient à un ordre interne stable et constant. Dès le XIXe siècle, le professeur Claude Bernard résumait cette exigence en une fulgurante formule : « La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre 4. » À ce propos : en juillet 2016, le gouvernement reçoit un rapport sur Grigny (Essonne). Rapport éloquent : « Échec des politiques publiques [...], quartier enclavé, victime de la pauvreté et des trafics [...]. Omniprésence de la délinquance locale [...]. Les services publics ont déserté la ville face aux violences... » Enfin, ce rapport déplore les « centaines de millions d'euros investis par la politique de la ville 5 », en vain ? Or côté dépenses, c'est mille fois pire : de 2004 à 2013, le premier Programme national de rénovation urbaine (PNRU 1) a englouti 47 milliards. Lancé en 2014, le PNRU 2 a déjà pompé 5 milliards d'euros. Total : 52 milliards - et ce n'est pas le seul poste du budget de la politique de la ville 6.

Or les « quartiers sensibles de non-droit » sont tout sauf homéostatiques : dès 2013, même la presse de gauche le déplore. Pour le Nouvel Observateur (10 janvier 2013), la politique de la ville « n'a pas empêché la ghettoïsation progressive [...], la répétition des émeutes et la montée des bandes en lien avec les trafics de drogue ». Pour le Monde (7 juin 2013) : « Ghettoïsation d'une population issue de l'immigration maghrébine, désarroi social, chômage des jeunes, précarité, pauvreté, violence et trafics en tout genre [...]. On meurt dans les cités sensibles plus que partout ailleurs en France. »

Ainsi, sur les territoires de la « politique de la ville », règne le désordre. Le chaos y pointe. Si l'ordre n'y est pas rétabli, de graves périls nous attendent en matière de crime organisé ou d'islamisme armé.

Les conditions d'une restauration de l'ordre

Que faire alors pour restaurer l'ordre dans ces quartiers et cités, seule condition de l'effectivité des cruciaux programmes sociaux, de la rénovation du bâti, du retour de l'économie locale, donc de la résorption du massif chômage qui les frappe ?

1 - Abandonner le tout-social

Après les attentats de janvier 2015 (Charlie Hebdo, Hyper Cacher), le gouvernement a promis des mesures fortes pour la « politique de la ville », soulignant l'« urgence d'agir en faveur des banlieues [...], de dénoncer la relégation périurbaine des ghettos ». Dès lors, maintes entités, comme le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, ont phosphoré. Le 6 mars 2015, se tenait en fanfare un comité interministériel des villes : seize ministres et secrétaires d'État planchant sur « égalité et citoyenneté, la République en actes ». Or ce comité s'est borné à communiquer et déplacer ici et là quelques millions de crédits et dotations - même le Monde déplorait un exercice « sans mesures chocs ni gros moyens ». Depuis, rien n'a changé, de tels exercices ne servant finalement pas à grand-chose.

Cependant, la France ne vit pas sous cloche et devrait bien plutôt observer les expériences étrangères, par exemple au Venezuela. Quinze ans durant, le président Chavez et son successeur ont pratiqué une intégrale « politique de la ville ». Tous les « quartiers sensibles » du pays furent inondés de programmes sociaux et de crédits - d'autant plus fastueux que le pays disposait d'une immense rente pétrolière. A-t-on alors assisté à une résorption du crime et de la misère par le social ? Non : ce fut l'exact inverse. Le pays est aujourd'hui le plus criminalisé d'un continent, lui-même le premier du monde en la matière 7.

2 - Abolir la corruption dans les quartiers

Fin 2016, Sylvie Andrieux, ex-député socialiste de Marseille, était définitivement condamnée à quatre ans de prison (dont trois avec sursis), 100 000 euros d'amende et cinq ans d'inéligibilité. Pour la presse 8, Mme Andrieux avait commis des « détournements de fonds » plus de 700 000 euros « distribués à des associations fictives, censées oeuvrer à la réhabilitation des quartiers », mais en fait « aidant Mme Andrieux à se faire réélire». Or, derrière cet aimable énoncé, la vérité est plus sinistre : provenant de la politique de la ville, l'argent était donné par Mme Andrieux à des gangsters pour pousser les électeurs des quartiers Nord de Marseille - tous concernés par ladite « politique » - à « bien » voter.

Le système était le suivant : Abderrazak Z., « caïd plusieurs fois condamné» et d'autres bandits des cités « connus de la justice pour violences volontaires, tentatives de meurtre, séquestration et escroquerie », montaient des associations pour « la construction d'un nouvel environnement plus sain » ou pour « la réhabilitation de l'image des quartiers Nord » ; un bidonnage tel que le plus naïf des fonctionnaires aurait dû les rejeter illico. Le racket s'opérait « via des associations fictives montées par des escrocs ». À tel point que Monique Zerbib, la présidente de la cour lors du procès en appel, avait fini par lâcher : « C'est quoi la politique de la ville ? C'est des charrettes de billets qu'on déverse dans les quartiers et on se sert ? 9 »

Or Marseille n'est pas seule en cause : pour la Cour des comptes, la « politique de la ville » a coûté une centaine de milliards d'euros en vingt-quatre ans. Combien exactement ? Et à quoi ont-ils servi ? La Cour des comptes l'ignore. Parlant de l'attribution des crédits et subventions par les entités pilotant la « politique de la ville », cette Cour aux propos châtiés s'alarme même d'une « machine sans compteur »10. Refonder cette politique exige donc un scrupuleux audit, pour voir où sont passés les milliards engloutis. Car pourquoi Mme Andrieux aurait-elle été seule à puiser dans la caisse ?

3 - Tout tient à une décision politique

Cauchemar criminel et désormais terroriste, les « territoires perdus de la République » n'ont pas été sauvés par la politique de la ville. Et comme ce cauchemar ne se dissipera pas seul mais pourrait s'aggraver encore, la décision politique permettra seule de régler l'affaire de fond en comble, une bonne fois pour toutes. Avec comme objectif premier de rendre le calme et du travail aux populations de ces cités et quartiers, trop souvent vouées à l'intimidation criminelle.

Car, comme l'énonce un philosophe, en politique, la décision est tout : « Les décisions ne s'obtiennent pas du fait de discourir à leur sujet, mais du fait qu'est créée une situation et que sont appliquées des dispositions, au sein desquelles la décision est inéluctable et où toute tentative pour l'éluder revient en fait à la décision la plus grave » (Martin Heidegger).

  1. Des ghettos meurtriers : aux États-Unis, les hommes noirs, 6 % de la population, comptent pour 40 % des victimes d'assassinat. Inchangé depuis trente ans, ce taux d'homicide est sept fois supérieur à celui des hommes blancs. (The Economist, 17 août 2015, « Race and criminal justice »).
  2. Les lecteurs intéressés pourront obtenir la liste détaillée et la localisation de ces QSN en m'écrivant à xr@xavier-raufer.com.
  3. Retrouvez l'essentiel de ces chiffres et beaucoup d'autres qui caractérisent les quartiers de la politique de la ville, ainsi que son historique, dans le précédent numéro de Constructif (n° 45, novembre 2016) et sur le site Internet Constructif.fr.
  4. Les lecteurs voulant en savoir plus pourront chercher dans le dictionnaire le terme savant (homéostasie) de ce maintien stable et constant de l'environnement interne.
  5. Lefigaro.fr, avec l'AFP, 26 juillet 2016, « Grigny : l'État analyse "l'apartheid social et territorial" ».
  6. Lepoint.fr, avec l'AFP, 3 mai 2016, « Dans les quartiers populaires, les inégalités persistent ».
  7. Huit des dix pays les plus meurtriers au monde, ceux où le taux d'homicides connu est le plus élevé, se trouvent en Amérique latine ; de même que 47 des 50 villes les plus meurtrières du monde.
  8. Le Point, 9 décembre 2016, « La députée Sylvie Andrieux démissionne après sa condamnation ».
  9. Le Figaro, 2 juin 2014.
  10. Le Monde, 16 octobre 2010 : « Les députés ont tenté, en vain, de mesurer l'effort des différentes administrations dans les zones urbaines sensibles. » Rapport de la Cour des comptes, 2012 : « Il n'existe aucun outil permettant de chiffrer, donc de vérifier, les efforts des administrations envers les quartiers en difficulté. » Voir aussi l'Obs, avec l'AFP, 17 juillet 2012 « La politique de la ville en échec, selon la Cour des comptes ». Dès 1998, le Monde parle de « graves dérives » et souligne que « aucune structure ne contrôle ni ne coordonne l'évolution des crédits ». En 2002, la Cour des comptes constate que d'énormes subventions sont déversées à l'aveuglette sur 15 000 associations dont on ignore tout, ce dans un total manque de contrôle.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-3/sortir-de-la-spirale-de-la-violence.html?item_id=3582
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