Jean-Paul LEBAS

Président de l'Association nationale des Compagnons bâtisseurs.

Partage

Développer la capacité d'agir des habitants

Le mouvement des Compagnons bâtisseurs a placé le développement de la capacité d'agir individuelle et collective des habitants au centre de ses actions de lutte contre la pauvreté et l'exclusion dans le domaine du logement.

Comment mobiliser la société civile dans les quartiers prioritaires ? Poser cette question revient à dire que l'on n'a pas réussi à le faire lors de la première vague des projets de rénovation urbaine (PNRU). Poser cette question, c'est aussi d'une certaine façon stigmatiser encore une fois les quartiers en difficulté. Car la mobilisation de la société civile n'est-elle pas une question plus générale, qui touche toutes les composantes de la société et pas seulement les plus pauvres et les plus exclus ? Poser cette question, c'est également reconnaître que, comme toutes les politiques publiques nationales, la politique de la ville est essentiellement une politique top down (de haut en bas) : le pouvoir central décide lui-même ce qu'il est bon de faire dans les quartiers en difficulté.

Quel personnage politique aura le courage de dire un jour à la population de ces quartiers : « Nous ne savons pas bien ce qu'il faut faire, nous pressentons que les choses ne vont pas s'améliorer vraiment si vous ne vous prenez pas vous-mêmes en mains, et si vous ne nous dites pas ce que vous êtes prêts à faire pour résoudre les problèmes de votre quartier » ?

Face à tous ces questionnements, le développement de la capacité d'agir individuelle et collective des habitants me semble être la clé de la mise en mouvement de la société civile dans le cadre de la politique de la ville. Ce processus est déjà à l'oeuvre çà et là dans quelques quartiers fragilisés, sous la forme d'ateliers d'autoréhabilitation accompagnée des logements, d'épiceries solidaires, de recycleries, de fab labs ou de jardins partagés : comment le développer ?

Faire, faire avec et faire ensemble

« Développement de la capacité d'agir individuelle et collective » est la traduction un peu orientée du vocable anglais empowerment, qui vise en particulier à mettre en valeur la dimension collective du processus, alors que les Anglo-Saxons privilégient souvent sa dimension individuelle. Il s'agit avant tout d'une méthode d'action avec les habitants, qui ne constitue en aucun cas une idéologie substituable à telle ou telle autre idéologie.

L'empowerment est un mode d'action qui est apparu dans les années 1960 aux États-Unis et qui s'est diffusé depuis dans de nombreux pays. La France n'y est venue qu'avec retard, dans la mesure où la tradition jacobine, héritée de longs siècles de centralisation du pouvoir, reste très présente et où la majorité des acteurs de la vie publique ne conçoivent le fonctionnement de la société que comme un processus top down. Pourtant, de plus en plus d'acteurs de la société civile considèrent que le croisement des savoirs et des pratiques permet d'augmenter les compétences de chacun et ainsi de mieux identifier les moyens d'agir contre les situations d'exclusion et de pauvreté. Cette méthode passe par la reconnaissance d'une complémentarité des différentes formes de savoir et confère ainsi une dimension collective à la construction d'une action.

Beaucoup d'associations développent des actions concrètes visant à la fois à améliorer la situation matérielle des personnes les plus fragilisées et à développer leur capacité individuelle et collective à agir. Ces actions sont ancrées dans les réalités locales de chacun des territoires concernés, mais également relayées au niveau national par des réseaux associatifs très divers. Elles peuvent concerner aussi bien l'accès aux droits, l'insertion professionnelle, l'inclusion financière, l'inclusion numérique, l'accès au logement et l'entretien du logement, la lutte contre la précarité énergétique, l'accès à une alimentation saine et l'accès aux soins et à la santé.

Ces actions sont le plus souvent fondées sur les caractéristiques suivantes :

  • Elles requièrent la participation directe des habitants à leur déroulement et à leur gouvernance.
  • Elles doivent constituer des réalisations concrètes et matérielles des habitants eux-mêmes et concourir à améliorer leur vie quotidienne comme leur cadre de vie.
  • Elles doivent contribuer à l'échange et au développement des savoirs : connaissances, savoir-faire et savoir-être.
  • La décision de participer aux actions doit être prise individuellement par chacun des participants et matérialisée par un accord formel.
  • Les actions doivent comporter à la fois des interventions individuelles et des interventions collectives.
  • Elles doivent être accompagnées par un ou plusieurs professionnels (accompagnateurs, médiateurs) de l'activité concernée.

À travers ces caractéristiques, ces associations entendent manifester leur souci d'agir sur la pauvreté et l'exclusion non pas par des discours ou des réunions mais essentiellement par le « faire », le « faire avec » et le « faire ensemble ».

L'exemple des Compagnons bâtisseurs

À l'image de nombreuses associations ou réseaux associatifs (ATD Quart-Monde, accorderies, Voisin malin, repair cafés, tables de quartier, épiceries solidaires, Pas sans nous, Fédération des centres sociaux, Fédération des acteurs de la solidarité, Capacitation citoyenne, Vecam, Fondation Internet nouvelle génération, Profession banlieue, Agence nouvelle des solidarités actives et beaucoup d'autres), le mouvement des Compagnons bâtisseurs a placé le développement de la capacité d'agir individuelle et collective des habitants au centre de ses actions de lutte contre la pauvreté et l'exclusion dans le domaine du logement.

Le mouvement des Compagnons bâtisseurs (constitué de dix associations régionales et d'une association nationale qui constitue la tête de réseau) est le principal opérateur des actions d'autoréhabilitation accompagnée (ARA) en France : l'accompagnement de locataires ou de propriétaires occupants fragilisés, mal logés, dans leur projet et dans la réalisation de travaux d'amélioration de leur habitat est une formidable occasion de leur permettre de mieux être acteurs de leur qualité de vie et de développer leur implication citoyenne.

Économie, santé, sécurité, confort : les enjeux sont très forts à l'échelle de ces ménages qui occupent souvent la partie la plus vétuste et la moins performante du parc des logements. Et leur capacité d'agir concrètement se renforce à chaque réalisation : s'appuyant sur les solidarités et les savoir-faire proposés par les Compagnons bâtisseurs, ils (re)deviennent acteurs de leur habitat. En concevant ensemble le programme des travaux, en le réalisant ensemble jour après jour, pour partie en autoréhabilitation accompagnée, pour partie avec des entreprises, on quitte l'insalubrité et la précarité énergétique.

L'autoréhabilitation accompagnée (ARA) est un dispositif qui favorise le développement de la capacité d'agir des habitants les plus fragilisés, à l'opposé de toute démarche d'assistanat : il s'agit de faire en sorte que la famille prenne en main elle-même son projet de rénovation ou d'embellissement de son logement, en bénéficiant d'un accompagnement à la fois technique et social.

Le ministère du Logement a tenté en 2013 de favoriser le développement du processus de l'ARA dans le cadre de la transition énergétique en lançant une concertation nationale sur ce sujet. Le rapport qui en est résulté en juillet 2014 (connu sous le nom de « rapport Berrier » 1) indiquait notamment : « S'il est entendu, comme l'a dit le Conseil d'État 2, que toute politique de rénovation de l'habitat devrait nécessairement comporter un accompagnement au "savoir habiter", ne serait-ce que pour prévenir la dégradation des logements, alors il serait normal que les politiques du logement nationale et locales prennent mieux en compte cette formule (l'ARA), la financent en totalité au titre des investissements et se coordonnent pour limiter le risque financier des associations. »

Malgré ces bonnes intentions, l'inclusion de la formule de l'ARA dans les nouveaux programmes de rénovation urbaine n'a pas été retenue à ce jour par le gouvernement : elle aurait pourtant précisément permis de conférer à la nouvelle politique de la ville la garantie d'une réelle mise en mouvement de la « société civile », non pas autour de paroles et de réunions mais d'actions concrètes visant à améliorer le quotidien des habitants, à développer leur capacité d'agir et leur implication effective dans les PRU.

L'une des raisons de cette situation regrettable tient à l'allégation de « concurrence déloyale » que le processus de l'ARA pourrait générer vis-à-vis des entreprises du bâtiment : les Compagnons bâtisseurs ont largement démontré par les faits que loin de constituer une concurrence, le processus de l'ARA, en déclenchant le « passage à l'acte » chez le propriétaire occupant, permet au contraire à beaucoup d'entreprises d'intervenir chez des habitants chez qui elles ne pourraient pas intervenir si l'ARA n'était pas mise en oeuvre. L'ARA est d'ailleurs désormais largement reconnue par les professionnels du bâtiment, ainsi qu'en témoigne la recommandation suivante du plan Bâtiment durable : « Accompagner l'autorénovation dans une démarche d'action territoriale reposant sur des stratégies "gagnant-gagnant" permettant aux professionnels de se positionner sur ce marché de façon contributive 3. »

Certaines personnes exclues se trouvent souvent dans l'incapacité d'agir, voire dans l'impossibilité d'envisager une quelconque action, et ce notamment à cause de la situation dans laquelle elles sont, mais surtout dans laquelle on les place. Pourtant, à l'initiative le plus souvent du monde associatif, de nombreux processus ont été préconisés ou mis en place au cours de ces dernières années, visant à intégrer les personnes victimes de la pauvreté et de l'exclusion dans la conception et la mise en oeuvre des politiques publiques.

Malgré tous ces dispositifs, les actions concrètes susceptibles de développer réellement la capacité d'agir des personnes restent marginales et peu encouragées par les pouvoirs publics nationaux, alors qu'elles conditionnent l'efficacité même des investissements matériels consentis en direction des plus pauvres. La politique de la ville en constitue un exemple particulièrement illustratif : si elle a permis dans beaucoup de quartiers d'offrir aux habitants un cadre de vie plus digne, elle a cependant échoué à renverser la tendance à la fragilisation sociale de ces quartiers. Le consensus politique désormais établi autour de l'objectif de « mixité sociale » s'avère insuffisant pour endiguer la détérioration des indicateurs de fragilisation sociale.

Un objectif prioritaire

Nous proposons que le développement de la capacité d'agir individuelle et collective figure désormais comme un objectif prioritaire dans l'élaboration de toute nouvelle politique publique, au même titre que les objectifs de mixité sociale, d'accès aux droits et d'inclusion sociale : face aux difficultés de financement rencontrées par les pouvoirs publics, nous considérons que la fixation de cet objectif prioritaire est de nature à renforcer l'efficacité des investissements publics, sans pour autant les accroître.

Afin de parvenir à cet objectif, nous préconisons de distinguer désormais clairement dans tous les budgets des actions visant à lutter contre l'exclusion sociale et la pauvreté (politiques de la santé, de l'éducation, de l'activité économique et de l'emploi, de la ville) les investissements matériels et les investissements immatériels. Les investissements immatériels correspondent aux actions incontournables d'accompagnement et de médiation auprès des habitants dans cette lutte contre la pauvreté et l'exclusion ils sont indispensables pour que les habitants s'approprient véritablement les investissements matériels consentis par ailleurs, et sur lesquels il est fondamental de pouvoir capitaliser par une réelle maîtrise de leur usage par les habitants.

La question de l'inclusion numérique en est une bonne illustration : les investissements consentis pour le très haut débit et l'équipement informatique des écoles n'entraînent pas la disparition automatique de la menace de l'exclusion numérique : le financement de la « médiation numérique » (ou « e-inclusion ») reste indispensable, aux côtés des investissements matériels. De même, les investissements matériels consentis dans le cadre de la lutte contre la précarité énergétique ne sauraient trouver une réelle efficacité sans un apprentissage rigoureux par les habitants des « éco-gestes » qui permettront d'optimiser les consommations individuelles d'énergie et de fluides.

Le projet de loi Égalité et citoyenneté aurait pu être une excellente opportunité pour la législature actuelle d'insérer pour la première fois dans un texte législatif l'objectif du développement de la capacité d'agir des citoyens : un amendement allant dans ce sens a été proposé à la commission spéciale chargée d'examiner ce projet de loi. Cet amendement a malheureusement été rejeté... pour « vice de forme ».

La classe politique française doit néanmoins prendre conscience de la nécessité de prévoir dans toute nouvelle politique publique le financement d'un minimum d'actions d'accompagnement ou de médiation visant au développement de la capacité d'agir individuelle et collective des citoyens : ainsi, dans le cadre de la politique de la ville, la mise en mouvement de la société civile consisterait à insérer cette obligation dans les contrats de ville et dans les conventions partenariales de rénovation urbaine.

Puissent les différentes équipes politiques qui s'apprêtent à briguer nos suffrages au printemps 2017 prendre conscience de toute la fécondité économique et sociale d'une démarche de ce type !

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2017-3/developper-la-capacite-d-agir-des-habitants.html?item_id=3580
© Constructif
Imprimer Envoyer par mail Réagir à l'article