Franck GALLAND

Président d'Environmental Emergency & Security Services et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique.

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Enjeux géopolitiques : la « diagonale de la
soif »

Nombreuses sont les zones géographiques à forts enjeux géopolitiques liés aux ressources en eau. Elles s'étendent principalement sur une « diagonale de la soif » allant de Gibraltar aux confins sino-russes. Cette vaste étendue comprend l'Afrique du Nord, le Proche et le Moyen-Orient, la péninsule indienne, une partie de l'Asie Centrale et la moitié septentrionale de la Chine.

Que nous disent les territoires situés sur la « diagonale de la soif » en 2016, et que peut-on attendre d'eux dans les vingt prochaines années ? Tous les pays situés sur cette transversale à risque sont confrontés à un même problème : la décroissance des ressources en eau.

Une demande non maîtrisée, des investissements non planifiés ou non réalisés, des problématiques de maintenance des ouvrages non assurée font que des pays comme le Yémen ont vu, en trente ans, considérablement décroître la disponibilité de leurs ressources en eau. Bien que les vestiges de Marib, considéré comme le plus ancien barrage hydraulique du monde, attestent de la prospérité de l'ancienne Arabia felix (Arabie heureuse), l'actuel Yémen, qui en était la région la plus fertile, fait désormais partie des pays les plus pauvres en eau de la planète. Il compte en effet moins de 200 m3 d'eau par habitant et par an en termes de ressources. Les projections à 2050 attestent de perspectives affolantes, puisque ce chiffre tombe à 40 m3 d'eau/habitant/an. Du jamais-vu à l'échelle d'une nation de 25,3 millions d'habitants, dont la population, selon les prévisions, doublera dans les vingt-cinq prochaines années ce qui fait dire aux experts du renseignement américain qui ont travaillé sur le « Water Security Report » publié en 2012 1 que le Yémen pourrait disparaître en tant que nation, à cause d'un manque d'eau et d'infrastructures vitales.

Par ailleurs, d'après le Plan bleu2, dans les seuls pays du sud et de l'est de la Méditerranée (PSEM), qui hébergent aujourd'hui 60 % de la population mondiale la plus faiblement pourvue en eau, c'est-à-dire dotée de moins de 1 000 m3/habitant/an, la demande en eau est appelée à augmenter de 25 % d'ici 2025 3. Une démographie galopante, l'absence de gestion de la demande domestique ainsi que des besoins en eau grandissants pour l'agriculture en sont les principales causes. Car la problématique de l'eau, dans la plupart des pays soumis au stress hydrique comme ailleurs, est intimement liée aux besoins du monde agricole 4.

Égypte : une réforme indispensable

L'insécurité alimentaire a ainsi des conséquences importantes sur les ressources en eau, comme le montre l'exemple égyptien. Hérodote disait que « l'Égypte est un don du Nil ». Sur les 1 200 km qu'il parcourt pour traverser le pays, ce fleuve fournit en effet 98 % de l'eau consommée par les Égyptiens, et sur ses rives se concentrent 95 % de la population. Le fleuve, el bhar en arabe, est par ailleurs la colonne vertébrale d'un réseau de canaux et d'irrigation qui utilise l'eau du barrage d'Assouan. Mais faute d'entretien et de modernisation, et en raison de l'évaporation que connaît ce pays désertique qui ne reçoit que 80 mm de pluie par an, ce système d'irrigation continue de perdre annuellement 3 milliards de mètres cubes.

De quoi s'alarmer d'une situation à laquelle les années de tensions politiques qui ont suivi la chute du président Moubarak, le 11 février 2011, n'ont pas permis d'apporter le moindre commencement de solution durable. Or, pendant ce temps, la population égyptienne continue de croître. En juillet 2015, celle-ci était estimée à 88,5 millions d'individus. Elle devrait dépasser le cap des 100 millions en 2025.

Confrontée à un défi démographique hors norme, couplé à une accélération de l'érosion de ses terres fertiles, à une pollution des eaux du Nil et à une réduction des surfaces agricoles utiles due à l'extension de villages et de villes, l'Égypte n'a donc pas d'autre choix que de réformer son offre en eau, tout en ayant recours massivement à l'importation de denrées agricoles, sachant que ce pays est déjà le premier importateur mondial de blé, avec plus de 10 millions de tonnes par an. C'est pourquoi il lui faudrait un « plan Marshall pour l'eau » à vocation tant agricole que domestique, afin d'atténuer les effets que risque de provoquer cette véritable bombe à retardement.

L'impact du changement climatique

Autre caractéristique de ces pays menacés par une crise dans le domaine de l'eau : tous sont fortement touchés par les conséquences des bouleversements climatiques. L'eau est en effet « la face cachée du changement climatique », comme le soulignait l'ancien ministre de l'Environnement Brice Lalonde dans une tribune du Monde publiée en marge de la COP21 5. L'économiste Nicholas Stern ne dit pas autre chose lorsqu'il souligne que le changement climatique s'exprime en température mais se traduit en eau.

L'indice régional de changement climatique de la région méditerranéenne est le plus élevé du monde, selon le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Des hausses de température de 2 °C à 4 °C ainsi qu'une baisse de la pluviométrie de 4 à 30 % sont ainsi prévues dans la région 6. Les bassins du Maroc, de l'Algérie, du Proche-Orient et du sud de l'Espagne seraient les plus touchés, avec une diminution de plus de moitié des ressources en eau, selon le scénario le plus pessimiste.

Des besoins en énergie grandissants

Les pays confrontés au stress hydrique ont également tous des besoins en énergie grandissants. Si l'empreinte énergétique du secteur de l'eau et de l'assainissement est relativement faible, l'inverse n'en est pas vrai pour autant. Toutes technologies de traitement confondues, il est estimé que 102 kWh/an sont nécessaires pour alimenter un habitant en eau potable, collecter ses eaux usées et les traiter 7. De manière générale, l'eau potable et l'assainissement consomment donc peu d'énergie : 0,5 kWh/m3 pour l'eau et 1 kWh/m3 pour l'assainissement. Ce chiffre varie cependant à la hausse pour les pays du Golfe, où la consommation énergétique liée aux transferts d'eau et surtout au dessalement est plus importante, même si celle-ci tend régulièrement à la baisse, grâce aux progrès technologiques.

En quarante ans, la consommation énergétique liée au dessalement est ainsi passée de 12 à 2 kWh/m3 grâce aux technologies peu énergivores d'osmose inverse 8. Il n'en demeure pas moins que, pour produire 5,5 millions de m³/jour d'eau douce à partir du dessalement (ce qui représente les deux tiers de la consommation journalière de l'Arabie saoudite), la Saline Water Corporation saoudienne a besoin de plus de 350 000 barils de pétrole par jour.

D'autres pays ont, eux, besoin d'eau pour faire tourner leurs usines hydrauliques. C'est le cas de l'Éthiopie, qui compte résoudre ses problèmes d'alimentation électrique et d'irrigation grâce au Great Renaissance Dam. La construction de ce barrage devrait être achevée vers juillet 2017. Il représentera alors la plus grande réserve d'eau douce d'Afrique, avec 63 milliards de mètres cubes en volume, et la plus imposante puissance hydroélectrique du continent, avec 6 000 mégawatts, ce qui en fera également la treizième ou quatorzième du monde. Sujet excessivement polémique entre Égyptiens et Soudanais, d'une part, et Éthiopiens d'autre part, le Great Renaissance Dam a fait l'objet d'un accord historique, signé le 23 mars 2015, entre le président soudanais Omar al-Bachir, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn, ce qui clôt provisoirement un long chapitre de tensions diplomatiques et politiques. Mais le livre concernant les enjeux de puissance que l'ouvrage représente est loin d'être encore terminé.

Enfin, il est un sujet que certains pays du monde arabe ont dû apprendre à gérer spécifiquement depuis février 2011 : c'est la conséquence du « printemps arabe » sur les infrastructures en eau, et plus généralement sur les services essentiels à la vie comme l'électricité.

Les conséquences du changement politique

Sans que l'on puisse totalement souscrire aux thèses de Karl Wittfogel 9 sur le pouvoir oriental affirmant que l'eau est un outil privilégié de contrôle des sociétés, il n'en reste pas moins que tous les régimes déchus par le « printemps arabe » ont tenté de maîtriser les conditions de distribution et de partage de la ressource hydraulique. Ce fut ainsi le cas avec une alimentation maîtrisée et efficiente en Tunisie sous Ben Ali, et celui de projets hors normes comme la Grand Rivière artificielle de Khadafi. Celle-ci était destinée à exploiter l'eau fossile du système aquifère du Sahara septentrional pour acheminer vers les côtes libyennes 6 millions de mètres cubes d'eau par jour à travers des tronçons de canalisations larges de 4 mètres, le tout sur une distance de 3 500 km !

La chute de ces pouvoirs autoritaires et le chaos administratif et social qui a suivi ont eu d'énormes conséquences sur l'alimentation en eau par les réseaux publics. Les investissements en maintenance et en renouvellement des réseaux ont connu des arrêts temporaires, voire définitifs les cadres et techniciens qui les géraient, accusés d'être pro-régime, ont été remplacés ou ont pris le chemin de l'exil.

Pire, ces situations de rupture et des temps incertains ont laissé place à des guerres civiles. Celles-ci, en Libye ou en Syrie, non seulement ont considérablement endeuillé les populations, mais ont également porté de lourdes atteintes aux infrastructures vitales que sont les usines de traitement, les stations de pompage, les réseaux d'adduction et de distribution, de même que les capacités de génération et de distribution électriques, sans lesquelles il ne peut y avoir ni eau potable ni assainissement.

En Syrie, selon un rapport de l'Agence suisse pour le développement et la coopération 10, avant le conflit, 95 % des habitations en zones urbaines étaient connectées à un réseau d'eau, et 89 % en zones rurales. En 2010, dans le bassin de l'Oronte, ce fleuve vital pour la Syrie qui prend sa source au Liban (aussi appelé Nahr el-Assi, ou « fleuve récalcitrant », parce qu'il coule du sud vers le nord, contrairement aux autres fleuves de la région), la disponibilité en eau potable pour les zones rurales se situait entre 50 litres et 75 litres par jour. Au moment où ce rapport a été écrit, en février 2014, pour plus de la moitié de la population syrienne vivant en zone urbaine dans ce bassin, la disponibilité en eau était tombée à 20 litres/jour, ce qui est considéré par l'OMS comme un seuil minimum de survie. Des quartiers entiers de Homs étaient même descendus à une disponibilité de moins de 10 litres/jour, comme la majeure partie des villages des zones rurales.

Ainsi, ce sont des pays (Yémen, Syrie, Libye) qui présentaient déjà des caractéristiques prégnantes d'extrême faiblesse en matière de ressources en eau qui sont aujourd'hui le théâtre de destructions sauvages, ce qui vient hypothéquer un peu plus leur avenir hydrique, et celui de toute une région.



  1. Intelligence community assessment, Office of the director of national intelligence, Global Water Security, 2012.
  2. Centre d'observation, d'analyse et de prospective mis en place à la fin des années 1970 dans le cadre du plan d'action pour la Méditerranée du Programme des Nations Unies pour l'environnement et de la Convention pour la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée (Convention de Barcelone).
  3. Caroline Orjebin-Yousfaoui, Financer l'accès à l'eau et à l'assainissement en Méditerranée, Ipmed, juin 2014.
  4. Voir aussi dans ce numéro l'article de Guillaume Gruère.
  5. « COP21 : pensons à l'eau, face cachée du changement climatique », Brice Lalonde, Le Monde, 4 décembre 2015.
  6. Caroline Orjebin-Yousfaoui, Financer l'accès à l'eau et à l'assainissement en Méditerranée, Ipmed, juin 2014.
  7. Intervention de Sabine Fauquez-Avon, direction technique de Veolia Eau, lors du séminaire « Eau et énergie, un couple sous tension ? », organisé par le think tank (Re)sources, Abou Dhabi, 27-28 mars 2011.
  8. Intervention de Jean-Luc Trancart, professeur à l'École nationale des Ponts et Chaussées, lors du séminaire « L'eau pour l'énergie. L'énergie pour l'eau. Quelles synergies pour demain ? », organisé par le Cercle français de l'eau, à Paris, le 23 novembre 2010.
  9. Karl Wittfogel appelait en effet « despotisme oriental » la forme de pouvoir central déterminée par les nécessités imposées à un pouvoir bureaucratique lui-même confronté à la rareté des ressources en eau. D'après « Deux analyses historico-sociologiques : Karl Wittfogel et Barrington Moore Jr. », in Juan J. Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Armand Colin, 2007.
  10. « Syria : the impact of the conflict on population displacement, water and agriculture in the Orontes River basin », Agence suisse pour le développement et la coopération, février 2014.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2016-3/enjeux-geopolitiques-la-«-diagonale-de-la-br-soif-».html?item_id=3520
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