Pour des arts du vivant
Les lieux d’art ont souvent été des lieux de culte, mais leur mémoire
ne fait plus “culte” aujourd’hui. Ce qui manque ? Un regard sur
l’avenir, affirme Carlo Ossola.
Les « lieux d’art » que nous demandons aux jeunes de visiter sont, le plus souvent, des monuments et des musées, des « restes » d’une civilisation absente. Notre manière de proposer les arts aux écoliers passe par l’absence : le vivant est ailleurs. Ils le constatent et s’en vont (Thomas Bernhard l’a si cruellement remarqué dans son apologue Maîtres anciens !)
Les jeunes aiment des auteurs, des musiques, des interprètes « culte » ; très rarement les lieux d’art sont pour eux des lieux « culte ». Pourtant, il se trouve – dans notre tradition européenne –que les lieux d’art ont été, dans la plupart des cas, des lieux de culte. Or, le culte a été le signe ordinaire d’une appartenance et d’une pratique religieuse. Ce culte se faisait, en principe, en recueillant une fois par semaine, le dimanche, des fidèles dans des lieux – églises, cathédrales, chapelles – qui sont là depuis des siècles, dépôts de la mémoire croyante des générations et en même temps témoignages d’art de maîtres et d’écoles successives.
De plus en plus, le fidèle et le touriste se disputent cet espace et cet écrin, la foi et la beauté ne semblent plus appartenir au même flux. Souvent, dans les périodes de migration estivale, les fidèles d’un lieu deviennent les touristes de l’autre, mais cette permutabilité est de moins en moins facile à pratiquer, car nos sociétés et nos églises reconnaissent mieux les communautés, l’identité locale, que le passage : le pèlerin, le migrant, le touriste. La quête dérange. En même temps, ces quêteurs du beau sont – dans certains lieux – plus nombreux que les fidèles du culte : ils se promènent lentement, et de leurs mains se lèvent bien plus de flashes que de prières. La mémoire du beau et la mémoire d’un élan, d’un espoir, n’ont plus les mêmes rites.
« Cathédrales désaffectées et muettes »
Ce que je voudrais poser comme problème a déjà été dépeint admirablement, il y a un siècle, par Marcel Proust. Je le cite :
« Supposons pour un instant le catholicisme éteint depuis des siècles, les traditions de son culte perdues. Seules, monuments devenus inintelligibles, d’une croyance oubliée, subsistent les cathédrales, désaffectées et muettes. Un jour, des savants arrivent à reconstituer les cérémonies qu’on y célébrait autrefois, pour lesquelles ces cathédrales avaient été construites et sans lesquelles on n’y trouvait plus qu’une lettre morte; lors des artistes, séduits par le rêve de rendre momentanément la vie à ces grands vaisseaux qui s’étaient tus, veulent en refaire pour une heure le théâtre du drame mystérieux qui s’y déroulait, au milieu des chants et des parfums, entreprennent, en un mot, pour la messe et les cathédrales, ce que les félibres ont réalisé pour le théâtre d’Orange et les tragédies antiques. Certes le gouvernement ne manquerait pas de subventionner une telle tentative. [...]
Ainsi donc voici des savants qui ont su retrouver la signification perdue des cathédrales : les sculptures et les vitraux reprennent leurs sens, une odeur mystérieuse flotte de nouveau dans le temple, un drame sacré s’y joue, la cathédrale se remet à chanter. [...]
Des caravanes de snobs vont à la ville sainte (que ce soit Amiens, Chartres, Bourges, Laon, Reims, Beauvais, Rouen, Paris) et, une fois par an, ils ressentent l’émotion qu’ils allaient autrefois chercher à Bayreuth et à Orange : goûter l’œuvre d’art dans le cadre même qui a été construit pour elle. Malheureusement, là comme à Orange, ils ne peuvent être que des curieux, des dilettanti ; quoi qu’ils fassent, en eux n’habite pas l’âme d’autrefois. » 1
L’art à lui seul ne suffit pas pour créer de l’« authentique », du « vivant » en matière de foi, selon Proust; pas plus que le culte ordinaire d’aujourd’hui, qui en est le prolongement ou l’explication; nous ne retrouvons plus réunies les « conditions de compréhension » que Proust encore voyait se déployer dans l’art et les croyances du Moyen Age :
« L’Évangile et sa puissance sont entièrement écrits dans les grandes œuvres des vrais croyants : en Normandie et en Sicile, sur les îlots des rivières de France, aux vallées des rivières d’Angleterre, sur les rochers d’Orvieto, près des sables de l’Arno. [...].Vous pouvez, à votre gré, renier le Christ, renoncer à lui, mais le martyre, vous pouvez seulement l’oublier ; le nier vous ne le pouvez pas. Chaque pierre de cette construction a été cimentée de son sang. » 2
Une dramatique écriture
Or cette histoire n’est plus « représentée » par la prière, prolongée par les chants, remise en place par les processions, mais, bien plus souvent, résumée par les guides des villes d’art et par leurs commentaires, plus ou moins savants. Ce qui était déjà si clair aux yeux de Proust l’est encore plus un siècle après, et cette déchirure est désormais dramatique. De cette conscience surgissent, un peu partout, et sans dessein, des réactions multiples et variées, dont je ne citerai - à titre de paradigme - que deux exemples extrêmes.
Premier cas : l’église a la fonction essentielle de lieu de prière et non pas celle d’un musée d’art religieux. Cette opposition est de plus en plus marquée et sa conséquence la plus diffuse se voit dans ces lieux de culte où non seulement l’accès aux visiteurs - et il s’agit désormais d’une disposition généralisée - est interdit pendant les offices, mais où encore, pour décourager les curieux, on sépare si possible le lieu où le culte se déroule de la partie « artistique » de l’église. C’est ainsi qu’à Bruges, pendant la messe du dimanche, de lourds rideaux couvrent la Madone de Michel-Ange et sa douce majesté à tout intervenant qui, serré au centre de la cathédrale, n’aura plus qu’à regarder le prêtre et ses voisins.
Il est évident, dans ces conditions, que deux critères et deux a priori théologiques sont désormais admis silencieusement : le premier, c’est que l’Eglise est locale d’abord plutôt qu’universelle (si l’on admettait qu’elle est catholique, à savoir universelle, il serait alors difficile de séparer le pèlerin du touriste, le croyant du curieux, l’assoiffé de silence du fidèle); le second, c’est que les parois et l’histoire de l’église n’ont au fond rien à voir avec le culte, qui y est célébré. Pour préserver ce culte l’horizon ultime de ces dispositions est celui que la Réforme et les iconoclastes ont toujours rêvé : des murs nus pour une foi pure.
Le deuxième cas, symétrique et inverse, n’est pas moins radical. Vous arrivez à Santa Maria Novella à Florence, où à la cathédrale d’Anvers en Belgique, vous entrez en payant un billet à un guichet qui n’est pas dissimulé et vous attend dès que vous avez franchi le portail, et vous visitez ces deux magnifiques musées, de Masaccio et de Rubens.
De temps en temps, ces visites payantes cèdent le pas aux célébrations liturgiques, bien encadrées, et dont le rythme a assumé, pour les visiteurs, le rôle symbolique qui est représenté par l’« horaire de fermeture du musée » : un aléa incontournable, mais finalement réduit et qui n’est pas soumis aux imprévus des grèves !
Le résultat implicite des deux attitudes n’est pas de l’ordre des simples mesures de discipline ou de politesse; car, dans le premier cas, le culte devient un mystère privé d’histoire, et l’incarnation sacrificielle évoquée par la messe, un miracle actuel et non plus, aussi, le mémorial qui réunit la traditio des croyances. Dans le second, il n’y a que des parois remplies d’histoire et la
Biblia pauperum, la Légende dorée, les Acta sanctorum, dans leur abrégé peint, abritent – dans leur pérennité, pourtant illisible 3– des imitations rituelles épisodiques, reliquat de la muséification des croyances.
Vous voyez donc pourquoi décider du rôle de l’art signifie également décider du rôle des croyances, et au fond de la vie de l’un et des autres.
Rapport entre art et expérience
Là, précisément, une question historique se pose et nous interroge : quel a été le rapport entre art et croyance, art et vivant, aux époques qui nous ont précédés ? Laissez-moi, préalablement, évacuer une hypothèse qui pourrait fausser nos perspectives. La fascination supposée de l’art n’est pas automatique et n’est pas un ennemi de la pauvreté – elle aussi supposée – des cultes. Si vous montez, aujourd’hui encore, les marches de l’église de Sant’Agostino à Rome et vous y entrez, vous verrez d’emblée la splendeur naïve des cierges, des femmes agenouillées, des jeunes mariées qui entourent la statue de la Madonna del Parto (Vierge de l’accouchement) de Jacopo Sansovino, 1521 ; seulement avec un effort d’attention plus poussé vous verrez, à votre gauche, dans un coin un peu sombre – et bien isolé – de la première chapelle, la si touchante et saisissante Madone des pèlerins de Caravaggio, 1605.
Pourrions-nous en conclure que, tant qu’il y a un vrai culte, l’art n’est perçu que comme le corollaire éloquent d’une vérité qui se manifeste par les gestes quotidiens et anonymes des hommes ; et quand ceux-ci s’affaiblissent, l’art devient le maître silencieux de lieux déserts et muets ?
Conclusion logique et pourtant facile : si nous regardons, au long des siècles, et surtout du côté de la « précision » descriptive flamande, les peintures qui représentent l’intérieur des cathédrales des XIVe et XVe siècles, nous y voyons – et c’est presque un topos – des églises aux belles architectures, à la lumière prodigieusement transparente, mais le plus souvent complètement vides. Vides, elles le sont également dans les grands romans modernes, qu’il s’agisse de Zola (Les trois villes : Rome, 1897) ou de Manzoni (I Promessi Sposi, 1827 et 1840). Nous avons donc vu au musée les tableaux des églises vides, et nous voyons aujourd’hui les églises-musées encore vides. Elles ne se remplissent – comme à Saint-Pierre au Vatican pour la grande messe du jour de l’an – que sur billet d’invitation comme à l’Opéra, ainsi que l’évoque Proust.
Nous pourrions en tirer une première conclusion, légitime certes, mais peut-être excessivement euphorique : « Femme, lui dit Jésus, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père [...] ; l’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité4. » Sommes-nous prêts à une croyance et à une « sociologie de l’invisible » à étudier dans l’invisible? Quelle serait alors la frontière entre cette « indistinction » et la pure absence, entre l’anonymat et la disparition ?
Seconde conclusion : les églises furent-elles, dans les siècles chrétiens, vides peut-être de peuple mais remplies de mémoire, mémoire des ancêtres auxquels on consacrait les chapelles des nefs latérales, mémoire des monuments funéraires et des gisants (comment ne pas évoquer ici cette « restauration» de la mémoire qu’est – aujourd’hui encore – la cathédrale de Saint-Denis), mémoire, enfin, des saints auxquels on confiait le bonheur d’une famille, les destins d’une ville. Disons-le, encore une fois, avec les mots de la conclusion de l’essai cité de Marcel Proust :
« Ils [les hommes] entraient dans l’église, ils y prenaient leur place qu’ils gardaient après leur mort et d’où ils pouvaient continuer, comme au temps de leur vie, à suivre le divin sacrifice, soit que penchés hors de leur sépulture de marbre, ils tournent légèrement la tête du côté de l’Évangile ou du côté de l’épître, [...] soit qu’au fond du vitrail dans leurs manteaux de pourpre [...] remplissent de couleurs ses rayons [du soleil] transparents et brusquement les délivrent, multicolores, errant sans but parmi la nef qu’ils teignent [...]. Les morts ne gouvernent plus les vivants. Et les vivants, oublieux, cessent de remplir les vœux des morts 5. »
Quel regard d'avenir ?
Mais aussi : les églises sont vides parce qu’elles ne sont plus le chantier de l’avenir, parce qu’aucune génération ne peut plus entrevoir – dans les arcades à construire, dans les façades qui attendent encore leurs marbres, au-dessous de la charpente du toit à ciel ouvert – cette partie de l’histoire à venir où nous ne serons plus là, mais où les petits-fils de nos petits-fils pourront encore contempler les piliers auxquels nous avons prêté nos mains, notre argent, notre regard.
Pour la plupart des grandes cathédrales italiennes, le futur plus que la mémoire en fut le sens : Santa Maria del Fiore, dont la construction et l’ornement dura six siècles, de 1296 à la fin du XIXe siècle, années de l’achèvement des marbres de la façade ; la « Madonina » de Milan, cathédrale dont les travaux s’étalèrent sur presque cinq siècles, de 1386 à l’époque napoléonienne (1813).
Au fond, dans nos églises, le culte le dispute à la visite, le croyant au touriste, parce que, dans le vécu qui nous entoure, il n’y a plus qu’un faible réservoir de mémoire, et chacun en a le droit. En revanche, quand le futur vous absorbe entièrement dans son élan inconditionné, dans son espoir utopique où l’art fournit un dessein à la foi et que celle-ci lui donne un sujet et un public, là il n’y a aucun contentieux, aucune dispute, aucune frontière de pertinence réciproque. Mais dans notre vieille Europe presque tous les lieux de culte n’ont plus de pierres, plus de regards d’avenir 6. Aucun d’entre eux ne peut plus être proposé à nos jeunes comme un lieu « culte ».
C’est pourquoi, une mélancolie immense me saisit quand j’entre dans les entrailles ouvertes de la Sagrada Familia (1882-....), à Barcelone. J’y contemple, avec un sentiment d’admiration et d’abandon – et avec un total désespoir – ce que nous fûmes et que nous ne sommes plus : des bâtisseurs de rêves, des bâtisseurs d’avenir. Ouvrons du futur, les jeunes en feront leur « culte ».
- M. Proust, La mort des cathédrales, 1906 ; texte republié par Proust lui-même in Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, 1919 ; reprint, d’où je cite, ibid., 1992, p. 208-220. La citation aux pages 208-209 (il s’agit de l’incipit de l’article).
- M. Proust, En mémoire des églises assassinées. II : Journées de pèlerinage. Ruskin à Notre-Dame d’Amiens, à Rouen, etc., 1900 ; texte republié in Pastiches et mélanges, op. cit., p. 106-154. La citation p. 149 et 148.
- Proust constatait déjà l’illisibilité de cette traditio peinte : « Voici terminé l’enseignement que les hommes du XIIIe siècle allaient chercher à la cathédrale et que, par un luxe inutile et bizarre, elle continue à offrir en une sorte de livre ouvert, écrit dans un langage solennel où chaque caractère est une œuvre d’art, et que personne ne comprend plus » (En mémoire des églises assassinées. Journées de pèlerinage, op. cit., p. 152)
- Jean, IV, 21-23; trad. Louis Segond. Voir aussi le texte de la Vulgate : « Mulier, crede mihi quia veniet hora quando neque in monte hoc neque in Hierosolymis adorabitis Patrem [...]; veniet hora et nunc est quando veri adoratores adorabunt Patrem in spiritu et veritate. »
- M. Proust, La mort des cathédrales, op. cit., p. 219-220
- « Ceux qui ont vécu, vivront, la matière n’est rien ». Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure, réveillés à la trompette de l’archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure [scil. sculptée dans la cathédrale de Rouen] a revécu et retrouvé son regard, et le Juge a dit : « Tu as vécu, tu vivras ». Pour lui, il n’est pas un juge immortel, son corps mourra. Mais qu’importe ! comme s’il ne devait pas mourir il [scil. le sculpteur] accomplit sa tâche immortelle, ne s’occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et, n’ayant qu’une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant l’une des dix mille figures d’une église. Il l’a dessinée. Elle correspond pour lui à ces idées qui agitent sa cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l’a dessinée, il en a parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les autres, qui est la disparition au sein de l’infini du nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d’où le génie a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s’empêcher d’être touché. [...] Et c’est une pensée du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par l’immobilité de la pierre » (M. Proust, En mémoire des églises assassinées. III. John Ruskin, in Pastiches et mélanges, op. cit., p. 155-207 ; la citation aux p. 184-185).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-6/pour-des-arts-du-vivant.html?item_id=2777
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