''L'art est une blessure qui devient une lumière''
Reprenant à son compte cette citation de Braque, Jack Ralite, ancien
maire d’Aubervilliers, décrit la démarche de la municipalité depuis les
années 60 pour promouvoir l’action artistique et culturelle.
Je me souviens, au sens du fameux « se souvenir de l’avenir » d’Aragon, des « Rencontres d’Avignon », véritables assises nationales officieuses de la culture organisées par Jean Vilar de 1964 à 1970. Rendez-vous de réflexions exigeantes et heureuses se mêlant sur « un terrain de vérité ».
Je me souviens surtout de celle de 1967 où parlant action artistique, action culturelle, a été mis à mal un mythe retardataire sur le moteur de cette action. Devenaient en effet à la mode la ressource touristique, les besoins intellectuels des nouveaux cadres de l’industrie, la fierté patriotique locale.
La réponse fut profonde : ces dimensions ne peuvent être ignorées mais une seule est fondamentale et émancipatrice, c’est le décisif investissement humain.
Culture, art et théâtre
Pour comprendre pourquoi souvent le nom d’Aubervilliers est rapproché des mots culture, art, théâtre, on a besoin de cet éclairage. Dans les années 60, un professeur du Collège de France, Louis Chevalier, vint souvent à Aubervilliers écouter et parler avec les habitants, notamment jeunes, et écrivit à leur propos dans l’ouvrage qu’il en tira : « Ce qui les intéresse le plus (…), ce qui plus exactement encore est considéré par eux-mêmes comme donnant une valeur à la vie, comme exprimant le meilleur d’eux-mêmes (…) à la première place (…) se situe la culture. Elle rassemble elle-même les occupations les plus variées : de la lecture des journaux ou des romans et des livres dits sérieux, au cinéma, et enfin l’organisation de troupes théâtrales ou même de petits groupes de travail. » Il écrit aussi : « La mairie occupe une place qu’elle n’a nulle part ailleurs (…) qu’il s’agisse du logement, des écoles, du centre professionnel, des colonies de vacances, des équipes sportives, des groupes théâtraux ou encore des maisons de repos pour les vieillards, les responsabilités municipales sont prises à plein et débordent probablement les domaines qui leur sont réservés. »
Une envie non-exprimée par la population
Sur ce terrain humain, en 1959, le maire André Karman, ouvrier fraiseur, dont j’étais l’adjoint à l’enseignement et à la culture, engagea avec Gabriel Garran la création du Théâtre de la Commune. La ville avait une ébauche d’école de musique, un démarrage de centre d’arts plastiques, une petite bibliothèque en sous-sol et une salle des fêtes où se donnaient des bals et venaient parfois les tournées «Tichadel».
Je dois ajouter autre chose. Au début de la télévision et de ses « dramatiques » réalisées en direct, chaque mois dès 1956, à la salle des fêtes équipée d’une vingtaine de postes de télévision, la population (jusqu’à 600 personnes parfois) venait discuter avec l’équipe artistique de la « dramatique » venue des Buttes-Chaumont. J’ai vécu là des dialogues extraordinaires. On ne dira jamais assez la qualité du lien social de la télévision d’alors au plan des fictions. Des « dramatiques » furent, avec la complicité de certains enseignants, inscrites dans les programmes des écoles, « Les Misérables », « Jacquou le Croquant ». Parallèlement naissait un ciné-club que baptisa Michel Auclair.
Gabriel Garran créait en 1959 le groupe Firmin Gémier avec 70 jeunes amoureux de théâtre. Ils furent ferments et révélateurs de ce qui sourdait dans la population, une sorte d’envie même non exprimée de théâtre.
Ce sont dans nos venelles d’Aubervilliers que Gabriel Garran, avec sa fine intelligence et son grand respect de la banlieue, leur donna un débouché : le « Festival d’Aubervilliers ». Il dura quatre ans, rencontrant la première fois 1 500 partenaires, la quatrième fois 12 000.
Le théâtre avait ses fondations et ouvrait en février 1965 avec un profond écho dans la population qu’amplifièrent les articles élogieux de la presse sur l’acte artistique que créait Garran et l’acte politique que créait la ville, les deux se faisant ensemble, chacun restant soi. Aubervilliers avait le premier théâtre permanent de banlieue, fragile, précaire, affrontant l’impossible, une grande passion humaine, un bêchage incessant du terrain humain où, dans son champ de force très petit, se joue toujours toute l’histoire de l’humanité. Ce théâtre qui ne s’adressait qu’à l’intelligence, qui ne se voulait pas être un supplément d’âme, le ministère de la Culture y coopéra par un prêt… de trente projecteurs et de deux tables à repasser.
Comme une tâche d'encre
Nous commencions à avoir l’avenir de nos souvenirs et ressentions une sorte de « tout est possible ». D’autant que, comme une tache d’encre sur un papier buvard, naissait le Studio, premier cinéma de banlieue permanent et public, s’épanouissait l’école de Musique, aujourd’hui conservatoire national de région avec La Courneuve, se construisaient quatre bibliothèques (Saint-John-Perse, André-Breton, Henri-Michaux, Paul-Eluard) que préfigura un bibliobus. Plus tard, s’ajouta un studio d’enregistrement John-Lennon (des dizaines de groupes musicaux le fréquentent), un centre d’arts plastiques Camille-Claudel. Toutes ces démarches n’étaient pas indifférentes entre elles et donnaient un style, un ton à plusieurs voix contribuant à l’identité ouverte d’Aubervilliers, cette ville rude et tendre.
C’est ainsi que le dedans et le dehors se mêlent. Tous les équipements culturels dont le « la » fut donné par le théâtre, avec une force insoupçonnée au départ et une liberté totale et garantie, travaillaient à des traverses, du contact, de la socialité, faisaient en sorte et sans doute parfois inconsciemment d’unir l’intimité d’un chez-soi et la socialité urbaine d’Aubervilliers en mutation. En même temps étaient « arrachés » la construction de deux lycées, un technique et un classique. La fatalité si souvent justificative des manques de la banlieue était battue en brèche. Jean-Pierre Vernant aurait dit : « Le vrai courage c’est au-dedans de soi de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser. »
Un petit déplissement du mot grain : au Studio, chaque enfant des écoles primaires d’Aubervilliers a accès à un minimum de trois films par an. La manifestation « Eveiller le regard » organisée chaque novembre, reçoit 8 000 scolaires (écoles primaires, collèges et lycées). Le conservatoire a 1 700 élèves (1 400 d’Aubervilliers-La Courneuve). Il a plusieurs orchestres dont un symphonique. Le festival Musiques du Monde qui concerne huit villes a été créé par l’Office municipal de la jeunesse d’Aubervilliers et ne désemplit jamais, comme les soirées de Banlieues Bleues la Villa Mais d’Ici, initiée par des citoyens de la ville, regroupe des équipes, notamment Les Grandes Personnes qui déambulent à chaque manifestation locale les Laboratoires d’Aubervilliers créés par le chorégraphe François Verret, portés par les quatre tutelles, recherchent, expérimentent et ont créé il y a deux ans un « musée éphémère » durant cinq semaines dans un quartier de toutes les couleurs un très gros bouquet d’amateurs de grande qualité a fleuri dans les quartiers pour la danse, le film, le théâtre, la peinture, la lecture, le slam, la chanson.
Travail des écoles et des artistes
C’est une chance, tout comme l’interpénétration du travail des écoles et du travail des artistes à laquelle théâtre et conservatoire attachent une extrême importance. Je veux en dire l’étroite parenté à travers une anecdote et des citations.
L’anecdote :
Dans une rencontre à Aubervilliers sur la démocratisation de la culture, une institutrice de maternelle raconte : « Quand un couple a un enfant, il lui donne des jouets souvent en bois, ainsi des petits trains. L’enfant apprend oralement les mots, train, locomotive, wagon, et d’autres. Puis arrive à l’école le moment où je fais écrire ces mots, et l’enfant constate que le train si long est nommé par un mot de cinq lettres, et la locomotive si courte est désignée par un mot de dix lettres il y a là une incohérence, presque un mystère qui dérange beaucoup l’enfant. » L’enseignante ajoute : « Mon travail est alors d’aider l’enfant à accéder à l’arbitraire du signe. »
Les citations :
« Comment vivre sans inconnu devant soi », René Char
« La poésie est le luxe de l’inaccoutumance, seule l’inertie est menaçante », Saint John Perse
« Quand l’homme a voulu imiter la marche il a inventé la roue qui ne ressemble pas à une jambe », Apollinaire
« L’art est une blessure qui devient une lumière », Braque
« La pensée avant d’être œuvre est trajet », Michaux
« La création s’appuie constamment sur deux forces antinomiques, la mémoire et l’oubli », Pierre Boulez
« Il faut avoir l’audace et l’opiniâtreté d’imposer au public ce qu’il ne sait pas qu’il désire », Jean Vilar.
L’anecdote et les citations sont parallèles. Pourquoi ne pas être opiniâtre à essayer d’être géomètre à la façon de Riemann et de Lobatchevski, c’est-à-dire de faire se rencontrer ces parallèles ?
Changement d'époque
Mais les temps changent, et après cette poussée démocratique dont cette ville a été œuvre et témoin, nous avons été comme tout un chacun confrontés à ce qu’exprimait Predrag Matvejevic dans une récente conférence du Collège de France à Aubervilliers, qu’il fit au lycée Le Corbusier. Quand la société bouge, la tâche de continuité, inventive et constructive « doit défendre l’héritage et dans un même mouvement se défendre de cet héritage. » Autrement, « nous aurions un retard d’avenir, nous serions inaccomplis », nous serions soumis à une vie diminuée, immobile, enfermée.
La société d’Aubervilliers, qui ne pose pas problème à la société française mais un problème de société, est confrontée à cette rude tâche – je reprends à dessein l’expression – de « se souvenir de l’avenir ». Le théâtre n’est pas étranger à cette recherche d’un nouveau commencement qui exige de soulever la réalité. C’est qu’il n’est pas un meuble mais du combustible et Didier Bezace a abordé cette tâche avec grand talent, rigueur et passion. « J’aime Aubervilliers », dit-il1.
Nouveau commencement
Le Théâtre de la Commune comme tout ce qui existe à Aubervilliers, culturellement ou non, a besoin d’ôter des pierres dans les murs pour y mettre des nids et relancer ensemble les dés de la société, les dés de la culture et de l’art, en s’enchâssant dans ce que furent des combats acharnés. Le Métafort, lieu original et de pointe sur les nouvelles technologies qui dura dix ans, il y a dix ans, fut une tentative d’envergure pour contribuer à comprendre et résoudre cette question. Cela n’est pas facile. Au théâtre, Gabriel Garran a été un fondateur, Alfredo Arias, Brigitte Jaques et François Regnault, des « mainteneurs », chacun à leur manière, Didier Bezace, un refondateur. Ce nouveau commencement est un travail inouï et comment ne pas être heureux des résultats obtenus avec un répertoire contemporain venant de tous pays ? Ce théâtre avec son intimité collective, ses dîners, ses débats, son restaurant où il fait bon s’attarder, se retrouver. Ce théâtre refusant le règne du chiffre bourdonne de vie et ne demande qu’à s’épanouir sur son épanouissement. Les thématiques qu’il tricote avec des mailles larges sont une pédagogie à l’évidence populaire et exigeante. C’est un lieu qui « décongèle » et donne de la vie.
Des nombreux obstacles
Et pourtant, que d’obstacles ! La financiarisation de la société laboure la ville malgré ceux qui y vivent, avec cette fausse fraternité qui consiste à se pencher de temps en temps sur ceux-là même que le socle a blessés. Sur les 1 300 villes et villages de la région parisienne, Aubervilliers du point de vue des revenus des ménages est la 1299e. Je veux aussi citer un psychologue du travail du Cnam, Yves Clot, invité à une soirée au théâtre :
« Au fond travailler – on le sait, on le sent – c’est aussi le loisir de penser et de repenser ce qu’on fait. C’est le temps qu’on perd pour en gagner, l’imagination de ce qu’on aurait pu faire et de ce qu’il faudra refaire. La source insoupçonnée du temps libre, se trouve là (…) le temps libre c’est la liberté qu’on prend de ruminer son acte (…), la possibilité gardée intacte de s’étonner, la curiosité nourrie par l’échange au sein de collectifs humains dignes de ce nom, branchés sur le réel qui tient si bien tête aux idées reçues (…) c’est le loisir de déchiffrer et pas seulement le devoir de chiffrer (…) voilà qui prend sans doute à contre-pied « l’homme nouveau » du néo-stakhanovisme montant. Mais il faut choisir. Car le loisir de penser au travail ne « s’externalise » pas sans risque. Quand l’activité professionnelle manque d’inspiration elle finit par empoisonner la vie entière (…) alors le « temps libre » vire au temps mort qu’on cherche à remplir à tout prix et même sans penser (…) la faute consiste à croire qu’empoisonnée au travail la vie pourrait être placée sous perfusion culturelle. Car, lorsqu’on assèche le continent du travail de son potentiel créatif, on brise les ressorts de sa « demande » à l’égard des artistes. Au mieux, on fabrique le souci de se distraire. Mais le divertissement culturel ne fait pas la voie libre (…) sans destinataire dans le monde du travail. La création artistique est donc en danger. Nous aussi. Elle respire mal et se rouille en marchandise. Elle survit mais pour vivre il faut se mêler à la re-création du travail. De l’air ! »
C’est à ce moment que Thierry Breton, ministre de l’Économie, des Finances et du Budget, reçoit le rapport qu’il avait commandé sur le traitement de « l’immatériel », élaboré par une commission de sept inspecteurs des finances, neuf industriels, cinq personnalités « compétentes » et un artiste. L’objectif de ce rapport est de « marchandiser » l’immatériel, autrement dit la pensée. En art plastique, c’est de remettre en cause à terme l’inaliénabilité d’œuvres. C’est un immense danger.
La place de l'art dans la société
Pierre Legendre a dit : « L’homme symbolise comme il respire. » Là se niche notamment la place de l’art dans la société humaine et, si rien ne change, si un pont n’est pas jeté par-dessus l’obstacle, ces deux grandes branches de l’activité humaine risquent de voir des hommes et des femmes du travail et des hommes et des femmes de la création artistique devenir des « boxeurs manchots ».
Le sens de l’aventure humaine comme celle de la création artistique se déplacent. Continuons de pétitionner pour la liberté de création des artistes et les moyens de son établissement et de sa garantie. Continuons de pétitionner pour le pluralisme des œuvres comme de la société, chacun, chacune, ayant de l’hospitalité pour l’autre. Continuons de pétitionner pour l’atout d’un large public, une des conditions de la liberté du théâtre de même que la rencontre est un pas en avant d’émancipation.
Cela rejoint le travail lancé par les « Etats généraux de la culture » voici vingt ans, à partir de l’expérience d’Aubervilliers et alentour, sur la nécessité de créer une responsabilité publique, sociale, nationale, européenne, internationale dans le domaine du travail et dans le domaine des arts aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Une responsabilité publique qui ne s’abandonnera pas aux grandes affaires condamnant le peuple et les artistes à des libertés précaires.
A Aubervilliers, comment dans la vie intense du théâtre, dans la richesse du monde associatif culturel ou non, dans la rencontre populaire du théâtre équestre Zingaro, dans le nombre de lecteurs de livres de pensée et de création qui se trouvent à la Librairie Les Mots Passants, créée il y a cinq ans, comment ne pas trouver des éléments d’espoir donnant de la vitalité, fut-elle désespérée.
Ainsi cette femme d’origine algérienne, en juin 2006, à la sortie de la première conférence du Collège de France sur « Les mille et une nuits ». Interrogée sur sa présence, elle répondit : « C’est la première fois que je viens au théâtre. Je pensais que cela n’était pas pour moi. Mais quand j’ai su que ces messieurs de ce Grand Collège venaient nous rencontrer chez nous, dans ce théâtre, je me suis dit qu’ils nous respectaient, donc qu’on était respectables. Alors je suis venue leur rendre la politesse avec mes trois enfants.» Elle conclut avec un plaisir de dignité reconnue : « Et vous savez, j’ai tout compris. »
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