est directeur de Arts, Culture, Développement (Paris).
Injonctions, incertitudes et paradoxes
Pour Jean-Claude Wallach, dire que l’art crée du lien social ne va
pas de soi. Bien au contraire, il s’interroge sur le « lien de division
». En effet, l’œuvre d’art peut susciter des réactions violentes... qui
ne contribuent pas à une « régénération du lien social ».
Les orientations assignées à certains programmes d’action développés depuis le début des années 80, et insérés parfois tant bien que mal dans les politiques publiques dites « culturelles » ou « de la culture », sont fondées sur l’affirmation de la capacité de l’art (et/ou des artistes) à générer du lien social.
Il faudrait écrire une histoire de cette affirmation et des débats qu’elle a suscités. Il faudrait que cette histoire soit simultanément sociale, politique et artistique pour inscrire cette affirmation et ces débats dans leurs différents contextes d’apparition et de développement, pour montrer de quels jeux d’acteurs (donc de quels enjeux), ils sont issus et dans quels rapports de forces il faut les situer, aussi bien hier qu’aujourd’hui.
L’affaire est, en effet, bien moins simple qu’il n’y paraît. D’abord – et bien évidemment – parce que « les appels récurrents à renouer le lien social sont un signe clair de son délitement » (Bouvier, 2005) et parce que l’expression
« lien social » elle-même mériterait que l’on s’arrête sur les diverses significations qui lui sont données (ibid). Ensuite, parce qu’assigner à l’art une mission, quelle qu’elle soit, ne va pas de soi (Jeudy, 1999).
Lien social, « lien de division »
Ces questions ont été largement explorées et débattues par tous ceux qui s’intéressent aux politiques publiques de l’art et de la culture, soit en qualité d’acteurs de ces politiques, soit comme observateurs et chercheurs. Inutile donc de nous étendre ici sur des questions maintes fois traitées comme celle qui consiste à se demander si les outils de l’art et de la culture sont bien adaptés au « retissage » du lien social alors que sa dégradation est le produit de mutations structurelles, sociales et économiques (pour n’évoquer que celles-là) sur lesquelles ceux des artistes qui estiment avoir à le faire n’ont comme capacité d’action que celle, limitée, de la mise en évidence poussée, le cas échéant, jusqu’à la dénonciation.
Notons au passage une première occurrence de ce « lien de division » (Loraux, 1999) qui constitue le cœur de la réflexion et des hypothèses proposées ici : évoquer « ceux des artistes qui estiment avoir à le faire » témoigne de la division du monde de l’art sur ces questions et de l’éventail des postures que les artistes peuvent adopter. La relation entre un artiste, des œuvres et le champ politique (que nous prenons le risque d’assimiler ici au « lien social ») est, en effet, une relation complexe et évolutive. Dans un premier temps, l’artiste est le seul maître de la signification sociale et politique qu’il souhaite (ou non) donner aussi bien à son travail qu’au statut et aux rôles sociaux qui sont les siens. C’est ce que le langage courant désigne par le mot « engagement ». Cette question vaut aussi bien pour l’œuvre, pour les conditions de sa création/production que pour les relations de toute nature que l’artiste entend entretenir avec le monde qui l’entoure. Dans notre histoire collective, l’affaire Dreyfus a profondément renouvelé la signification de cette problématique de l’engagement et de ses enjeux.
Qu’il l’accepte ou non, l’artiste appartient au « champ »1 intellectuel et les enjeux de son engagement éventuel sont indissociables de ce qui se passe dans ce champ à un moment donné de l’histoire. Tout cela conduit à signaler que l’artiste ne saurait être contraint de soumettre son travail à une quelconque injonction, fût-elle celle, a priori légitime, du « retissage » du lien social. Cette réaffirmation est d’autant plus nécessaire que l’on sait combien, en France, la production artistique est devenue dépendante des financements publics, au moins dans certains champs disciplinaires.
Intégrer la « dimension perception »
Mais, s’agissant des œuvres, la question est plus complexe encore, car il faut intégrer ce que nous appellerons la « dimension perception » : « Les œuvres (…) n’ont pas de sens stable, universel, figé. Elles sont investies de significations plurielles et mobiles, construites dans la rencontre entre une proposition et une réception, entre leurs formes et leurs motifs et les compétences ou les attentes des différents publics qui les rencontrent et s’en emparent. Certes les créateurs, ou les autorités, ou les « clercs », aspirent toujours à fixer le sens et à énoncer l’interprétation correcte qui devra contraindre la lecture (ou le regard). Mais, toujours aussi, la réception invente, déplace, distord. Produites dans un ordre spécifique qui a ses règles, ses conventions, ses hiérarchies, les œuvres s’en échappent et prennent densité en pérégrinant, parfois dans la très longue durée, à travers le monde social. » (Chartier, 1991).
Cette problématique de la réception des œuvres est majeure si l’on veut mettre à jour (« désocculter » en quelque sorte) le plus grand nombre possible des dimensions de la relation paradoxale que l’art entretient avec le lien social et, partant, les interrogations que peuvent inspirer les injonctions qui lui sont adressées pour qu’il contribue à sa régénération.
Une mission qui ne va pas de soi
Une première interrogation porte sur la conception d’André Malraux de la relation à l’œuvre qui affirme qu’elle se suffit à elle-même et qu’il suffit de provoquer sa rencontre avec les publics (« rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français »2) pour que le miracle s’accomplisse. Cette conception structure encore profondément les politiques publiques conduites dans les domaines qui nous concernent ici, à la fois en termes de dispositifs et de critères de légitimation, de définition des modes d’action ou de pensée et de pratique de leurs acteurs. On peut en effet faire l’hypothèse que, s’il est à ce point nécessaire de proclamer que l’art et les artistes ont pour mission de contribuer à la régénération du lien social, c’est que cette contribution ne va pas de soi. Franchissons alors délibérément le pas qui peut fâcher : si elle ne va pas de soi, c’est que le postulat d’André Malraux ne se vérifie pas dans les faits.
Au-delà, c’est la question de la « démocratisation »3 qu’il convient de poser. Non pas, comme cela est fait trop souvent, en termes manichéens d’échec ou de réussite, mais plutôt en termes d’évaluation fine – et simultanée – des effets des politiques et des actions conduites en son nom, d’une part, des conditions mêmes de leur élaboration et de leur adéquation réelle aux objectifs poursuivis, d’autre part.
Des réactions violentes
Une telle approche conduirait inéluctablement à mettre en débat la structure intime de ce « lien social » que l’on affirme vouloir régénérer : si « les œuvres n’ont pas de sens stable, universel, figé, [si elles] sont investies de significations plurielles et mobiles, [si] la réception invente, déplace, distord » (Chartier, 1991, cité supra), cela signifie que ce lien est constitué d’innombrables singularités. C’est-à-dire qu’il témoigne peut-être bien plus de ce qui nous différencie – individuellement et collectivement – les uns des autres que de ce qui nous rassemble. Ce « lien de division » (Loraux, 1999) est particulièrement bien mis en évidence par les réactions, souvent violentes, que suscitent les formes dites « les plus contemporaines » de la création, notamment dans le champ des arts plastiques qui, du fait de certaines de ses caractéristiques, est peut-être plus concerné que d’autres par ces réactions (Heinich, 1998)4. Il est également la conséquence du fait que la relation que chaque individu entretient avec l’art et les œuvres est le produit d’une construction complexe, toujours instable (parce que, par nature, elle ne peut pas être achevée), qui est le produit de puissantes logiques sociales (Bourdieu, 1979) et, simultanément, de processus qui appartiennent, pour une large part, aux individus dans leurs dimensions les plus intimes (Hennion et al. 2000, Lahire, 2004).
Dans ces conditions, assigner à l’art la mission de contribuer à la régénération du lien social revient à le renvoyer au plus profond de ce qui est peut-être l’un de ses paradoxes constitutifs : comment faire du commun avec des singularités ? On peut aussi formuler cette question différemment en nous appuyant sur la production artistique elle-même : comment accompagner la mise en cause radicale de l’« universalité du beau » engagée, en particulier, depuis Marcel Duchamp ? On peut enfin refuser la question elle-même et se demander ce qui nous contraint à faire du commun avec des singularités ou s’il ne serait pas temps de reconnaître que le commun est désormais constitué de singularités ? Dans sa construction même, la tragédie grecque fournissait, déjà, une sorte de réponse : « Le conflit produit de l’unité beaucoup plus sûrement et solidement que toutes les procédures consensuelles. » (Loraux, 1999).
- Au sens que Pierre Bourdieu a donné à ce mot : « Les champs se présentent à l’appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (…) Un champ (…) se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographe) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêts implique l’indifférence à d’autres intérêts, à d’autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés ou sublimes, désintéressés). Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc. » Pierre Bourdieu, Quelques propriétés des champs, dans Questions de sociologie, éditions de Minuit, Paris, 1980.
- Décret du 21 juillet 1959 relatif aux attributions du ministre d’État, ministre des Affaires culturelles.
- Mot qui, il convient toujours de le rappeler, n’appartient pas au vocabulaire d’André Malraux.
- Pour ne prendre qu’un seul exemple (mais combien emblématique), il suffit de voir les réactions sus citées par l’exposition « Présumés innocents » présentée au CAPC de Bordeaux en 2000 et les procédures judiciaires qui l’ont suivie avec six années de décalage.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-6/injonctions-incertitudes-et-paradoxes.html?item_id=2782
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article