Peut-on gérer le « facteur opinion » ?
L’influence de l’opinion s’exerce aujourd’hui sur toute décision de
toute organisation. C’est vrai dans la société pour les décisions qui
relèvent
des pouvoirs publics, comme dans l’économie pour celles qui
relèvent
des entreprises. Un mouvement d’opinion est capable d’accélérer
le succès d’une idée ou d’un produit aussi bien que de ralentir ou
d’interdire la mise
en œuvre d’une décision.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Il est aussi ancien que les sociétés humaines. Ce qui a évolué au fil des dernières décennies, c’est la prévalence de ce phénomène et le caractère de plus en plus divers de son expression. Sa prévalence, car il n’y a plus guère de question qui lui échappe ; son caractère divers car le nombre d’acteurs susceptibles de mobiliser l’opinion s’est fortement accru. Les organisations sont, plus que jamais, face à un « risque d’opinion ».
Un risque qui s’exprime, de manière positive ou négative, aussi bien en matière commerciale de produits et services que sur les marchés boursiers, dans le domaine social ou dans les relations avec les pouvoirs publics. Ces domaines étant, en outre, liés entre eux : la Bourse s’inquiète quand une technologie ou un produit est mis en cause, le client ne veut aucun risque, les pouvoirs publics sont immédiatement interpellés si la mise en cause concerne la santé ou l’emploi, et les salariés sont plus que d’autres sensibles à ce qui concerne leur entreprise dans les médias.
Maîtriser l'aléatoire
Au croisement de la diversité des questions et de la multiplication des acteurs, le besoin de communication se pose avec une acuité nouvelle. Un des signes les plus évidents en est que l’on entend régulièrement imputer un échec ou un conflit à un manque, un déficit, une erreur ou un refus… de communication.
Comme devant toute situation complexe, les organisations recherchent des méthodes susceptibles de maîtriser ce qui semble aléatoire, les facteurs qui entrent en jeu dans le succès ou l’échec de leurs politiques, dans la production ou la destruction de valeur : facteurs humains, financiers, techniques et, désormais, «facteur opinion». C’est l’origine même des méthodes de management : maîtriser les facteurs de risques, positifs ou négatifs. De même que des méthodes de management sont mises au point et sans cesse améliorées pour maîtriser les risques financiers, sociaux, commerciaux, techniques qui sont la vie quotidienne des entreprises, des méthodes de management sont graduellement apparues pour traiter ce risque nouveau que constitue l’opinion.
La qualité de ces méthodes et, doit-on espérer, celle des professionnels qui les mettent en œuvre et les perfectionnent, sont à la hauteur des enjeux dont il s’agit. Méthodes et pratiques s’éloignent ainsi sensiblement des « recettes » qui relèvent de l’exploitation du carnet d’adresses personnel et des arrangements entre amis. Recettes et arrangements dont on continue à observer quelquefois les dégâts lorsque l’opinion s’en saisit, quand ce n’est pas, en même temps qu’elle, un juge qui en est saisi.
Les progrès vers la rigueur dans le management du facteur opinion portent sur les trois composantes de la question : qui est l’opinion?
qu’est-ce qui mobilise l’opinion? comment l’influence s’exerce-t-elle? Sur chacun de ces trois aspects, les professionnels de la communication disposent aujourd’hui de moyens qui permettent de réduire l’incertitude, d’affiner les démarches, de rendre plus efficace l’investissement en communication.
L’opinion n’est pas une. La référence à « l’opinion publique » n’est pas opératoire dès qu’il s’agit de concevoir le cours d’une action de communication. Il s’agit donc, à la manière du marketing, de comprendre la structure de l’opinion comme on cherche à comprendre celle d’un marché. Mais les techniques d’étude et de segmentation mises au point par le marketing pour maîtriser des phénomènes de marché ont trouvé les limites de leur transposition aux questions d’opinion. Les catégories traditionnellement utilisées pour décrire les populations d’un marché sont moins pertinentes pour décrire un public qui, dans la société, va constituer une opinion. Une même personne va partager l’opinion d’autres personnes très diverses selon les thèmes qui lui seront proposés. Les modalités de regroupement autour d’une opinion commune à un public pourront être peu dépendantes de l’âge, du sexe, du niveau de revenu ou des autres critères des « catégories socioprofessionnelles » classiques.
Sur chacune des thématiques qui polarisent l’opinion, en général ou à un moment donné, ou dans une situation donnée, les professionnels de la communication sont aujourd’hui en mesure de disposer d’analyses qui permettent de comprendre comment s’organise le « système de l’opinion » : autour de quels leaders d’opinion, par quels circuits de communication dans la société, avec quels éléments de discours, dans quelle concurrence avec d’autres centres d’intérêt. Bref, de dresser une cartographie dynamique de l’opinion. Les assureurs, les juristes, pratiquent d’une manière assez voisine la « cartographie du risque » de leurs points de vue technique et juridique : la communication y apporte une contribution souvent significative par sa lecture spécifique du système de l’opinion.
Capter les signaux faibles
La mobilisation de l’opinion a, le plus souvent, une source minoritaire. Les mouvements d’opinion commencent par des signaux faibles avant de devenir des phénomènes majoritaires. Lorsqu’ils atteignent le stade où les sondages en rendent compte sous forme de « gros chiffres », il est souvent trop tard. La capacité à identifier les minorités actives, porteuses de tendances futures qui influeront sur des marchés ou qui détermineront des choix politiques, est une nécessité pour les professionnels de la communication.
Les grands thèmes mobilisateurs de l’opinion sont assez stables et communs à des aires géographiques qui ne s’arrêtent pas aux frontières nationales : la santé, la sécurité, l’argent, l’environnement, l’éthique et toutes les combinaisons entre ces thèmes. Les modalités de mise en œuvre de ces thèmes varient en fonction des cultures, mais les thèmes eux-mêmes sont communs.
La veille de l’opinion, comme on fait par ailleurs une veille technologique ou concurrentielle, permet au management de disposer d’un éclairage efficace sur l’influence potentielle des acteurs de la société qui portent ces thèmes mobilisateurs sur les conditions de l’activité de l’entreprise. Une bonne lecture de l’opinion peut éviter des surprises qui conduisent à des mouvements sociaux, à des sanctions boursières ou à des protestations idéologiques. Elle enrichit la capacité du management à raisonner ses options en matière de finances, de ressources humaines, de marques, de politique commerciale ou de développement industriel en intégrant, dans chacune de ces fonctions, une prise en compte suffisante du «facteur opinion» qui y existe, qu’il soit ou non reconnu comme tel.
On aura compris que les deux méthodes essentielles de la communication pour un management efficace du « facteur opinion » sont l’écoute et l’observation nécessaires à la prise de décision. Si l’on devait, de la même manière, retenir deux mots clés pour l’action, ils seraient probablement processus et message.
Produire du processus
Nos sociétés veulent du processus au moins autant que de l’efficacité dans l’action. Constatons simplement, à titre d’illustration de cet état de fait, la nécessité ressentie en France de créer une Commission nationale du débat public, chargée d’organiser ce processus indispensable avant une décision d’aménagement, d’infrastructure, etc. Le vieux mécanisme de l’enquête publique n’était plus suffisant pour satisfaire cette exigence.
La communication doit veiller à organiser ces processus, à créer ces interfaces entre l’entreprise et ses publics, qui visent à permettre l’installation de la confiance, de la coopération, de la fidélisation, de l’intelligence partagée. Et, chaque fois que c’est nécessaire, la communication doit organiser la communication sur le processus, la prise à témoin de l’opinion, par la voie des médias, de ce que le dialogue, le débat, la concertation avec le ou les publics concernés par un projet ont bien lieu, que le processus est celui que la société souhaite.
Ces mécanismes peuvent paraître pesants. Eventuellement ils le sont. Ils le sont cependant moins que les obstructions auxquelles peuvent se livrer des publics qui considèrent ne pas avoir été bien traités dans l’instruction d’un projet. Ils sont, en outre, valorisants pour les publics qui y sont associés et peuvent être porteurs de motivation, d’adhésion, de soutien dans la durée. Ils manifestent l’attention d’un pouvoir à ceux que les décisions de ce pouvoir concernent, et l’opinion est attentive au respect.
La description des actions nécessaires à la mise en œuvre de ces processus est ce que l’on nomme communément « stratégie » de communication. C’est une des dimensions de l’influence : l’ordre dans lequel on aborde ses publics n’est pas indifférent. Contrairement aux mathématiques, l’ordre des facteurs change la valeur du produit. La prise en compte des
interactions entre publics indique la voie à suivre.
Le message, et la construction du discours qui le porte, est l’autre grande composante de l’action, de l’influence. Le message doit être pertinent et le discours intelligible. Satisfaire cette exigence de base suppose que l’on se souvienne qu’en matière d’opinion, le centre du monde est ailleurs.
La communication doit adopter le point de vue des publics auxquels elle s’adresse pour construire son discours. C’est la condition de l’intelligibilité : il faut être compatible avec l’univers du destinataire. C’est aussi la condition de la pertinence du message : qu’il ait un intérêt pour celui qui doit le recevoir et non seulement pour celui qui l’émet.
Le centre du monde est ailleurs
Ce changement de point de vue qui ne situe pas l’organisation émettrice au centre du monde est le plus difficile pour un management. L’entreprise – ou toute autre institution – a tendance à se considérer au centre et à parler de « son environnement ». En matière d’opinion, on est l’environnement de l’autre. Et on n’est acceptable que si on lui apporte un bénéfice qu’il reconnaît. Il ne suffit pas de ne pas lui causer de préjudice. Or, comme on l’a dit plus haut, l’opinion n’est pas une et la notion de bénéfice ou de préjudice peut donner lieu à des interprétations multiples, sinon contradictoires.
On n’est, en outre, jamais le seul à s’adresser à un public donné. La communication est en concurrence dans l’opinion. Et l’opinion, dans la diversité des publics qui la composent, a besoin d’un récit, d’une intrigue, d’une histoire qui la tienne en haleine.
C’est aujourd’hui le mode courant du travail des médias : mettre l’entreprise en récit, comme tout le reste de l’information. Et c’est aussi le travail de la communication : mettre l’entreprise en intrigue, en capacité d’interpellation, en maîtrise de la lecture de son propre récit, de son histoire en train de se faire. Pour ne pas laisser à d’autres le soin de la forger à sa place, autant que pour mettre le récit au service de son projet.
L’enjeu, pour l’entreprise, est économique. C’est la valeur de ses marques, et elles pèsent de plus en plus lourd parmi les actifs. C’est la valeur d’un titre, et ceux qui la déterminent sont de plus en plus sensibles aux critères extra-financiers. C’est la capacité de recrutement, et la qualité de l’employeur est un élément du choix.
La communication est donc bien une affaire de management. L’aléatoire ne sera sans doute jamais entièrement maîtrisable. Faut-il, d’ailleurs, le souhaiter ? Mais la communication progresse dans sa capacité à gérer le facteur opinion parce qu’elle progresse dans sa compréhension de ses mécanismes. Il reste que la fonction n’a pas encore partout trouvé sa place dans les organisations qui pourraient en tirer parti.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-2/peut-on-gerer-le-«-facteur-opinion-».html?item_id=2764
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