est architecte et ingénieur, directrice du mastère aménagement et maîtrise d'ouvrage urbaine de l'Ecole nationale des ponts et chaussées*, et chercheur au Laboratoires Techniques, Territoires et Sociétés (ENPC-CNRS-UMLV)
*Site du mastère aménagement et maîtrise d'ouvrage urbaine (AMUR-ENPC) : www.enpc.fr
Aménager la ville des flux
Les dynamiques
contemporaines de transformation urbaine invitent à renouveler nos
représentations et nos pratiques. Deux questions sont au premier plan :
celle du site, comme révélateur de la nature de l’urbain, et celle du
programme, comme lieu d’hybridation des valeurs et scénario stratégique.
L’augmentation des mobilités, individuelles, collectives et informationnelles, a marqué l’espace de la ville d’une empreinte considérable. Lieu mémoriel, forme matérielle, la ville est également un espace des flux. Les frottements, nés de cette rencontre de la forme et des flux, interrogent nos modèles de représentation et nos pratiques d’intervention.
Des dynamiques ambivalentes
Le déploiement des réseaux de transport rapides a superposé à la géographie naturelle du territoire, une nouvelle trame. Radiale ou concentrique, diffuse ou hiérarchisée, cette trame et les mouvements qui l’animent, interagissent avec le territoire, selon des logiques inédites parce qu’amplifiées. Diffusion, intensification, obsolescence, trois phénomènes dynamiques peuvent ainsi être observés, en apparence contradictoires, en fait corrélés.
La distance physique a cédé la place à la distance de temps, conduisant à la diffusion de l’urbain sur le territoire. Spontanées ou planifiées, les formes de cette diffusion sont inégales, selon qu’elles relèvent d’un système polycentrique comme à Hong Kong, ou d’une dilution suburbaine, ou encore d’une tentative de conciliation entre l’idéal de la ville compacte et le réel de la ville diffuse.
L’intensification urbaine est un autre phénomène issu de cette trame. Les hubs y occupent en effet une place prépondérante, et matérialisent des lieux d’hyperpolarisation urbaine. à la complexité architecturale et technique de l’entrelacement des réseaux et des ouvrages, s’ajoute ici l’intégration croissante des fonctions, des process, des usages, des signes, d’ordre et de nature différents. Pôles d’échanges, podiums, superblocks1, ces formes de consolidation des pratiques modernes de la ville préfigurent de nouveaux lieux d’intensité urbaine. Exacerbant le brassage des foules et l’ouverture vers les horizons de la cité, ils invitent à renouveler l’imaginaire urbain.
L’accélération des mouvements et l’éphémère
des modes révèlent par ailleurs la fragilité du milieu urbain. Sa capacité d’évolution est aujourd’hui en question, qu’il s’agisse de la ville dite « historique », à la fois muséifiée et commercialisée pour se protéger des invasions ou de la concurrence de la périphérie, mais également d’ensembles plus récents dont l’obsolescence est parfois rapide. Grands ensembles, lotissements, « centres » urbains et périurbains, l’isolement relatif des uns peut expliquer ces dévalorisations accélérées, mais aussi la concurrence, la nouveauté perpétuelle, qui rendent le phare d’hier obsolète le lendemain. Intensive et extensive, la fluidité des échanges ne s’accompagne pas toujours du renouvellement du milieu urbain. Bien au contraire, la fortification ou la relégation de ghettos nous éloignent de l’idée de la ville ouverte.
Ville et nature : de nouvelles articulations
Mais c’est plus largement le rapport de l’homme à la nature qui constitue un révélateur des contradictions de la ville contemporaine. Autrefois perçue comme milieu hostile et sauvage, la nature s’est « humanisée ». Elle est aujourd’hui conquise et pénétrée jusque dans ses horizons lointains. Cette puissance acquise, favorisant le contrôle apparent de l’environnement, a dans le même temps conduit à éloigner l’homme de la nature. Par ailleurs, l’émergence d’un ensemble de phénomènes, dont l’anticipation et la représentation sont rendues difficiles par leur caractère inédit, conduit à regarder l’urbain comme un corps étranger pour certains, un milieu vivant pour d’autres, une nouvelle nature en quelque sorte.
Des signes résultent de ce « brouillage » des représentations du couple ville/nature. L’urbain s’est peuplé d’objets hybrides, renouvelant un environnement qui réinterprète les distinctions entre architecture et infrastructure, paysage et technique. Il interroge du même coup nos modèles de représentation issus d’un idéal de lisibilité et d’intelligibilité du sujet urbain.
Cet effacement apparent des différences et des limites se traduit par ailleurs dans certaines réalisations émergentes qui renouvellent l’émotion architecturale. Structures monolithiques, façades diaphanes, intérieurs mis à nu, paysages éphémères, l’architecture réinterprète son rapport à la nature, en proposant une expérience sensorielle de l’espace, de la matière et de la lumière.
Le site et le programme
Mobilité et fixité, volatilité et ancrage, technique et nature, individualisme et sociabilité, l’imaginaire de l’urbain met en tension des sujets hybrides. Dès lors, comment renouveler nos pratiques ?
Face à ces modifications structurelles du milieu urbain, il nous semble que les notions de site et de programme doivent être clarifiées. Pris comme contexte, le site peut en effet être considéré comme empreinte, physique et mémorielle, des dynamiques de l’espace des flux. Il est également un espace d’appropriation pratique, sensible et sensorielle de l’urbain. à ces titres,
il peut révéler une généalogie, un sol, une matérialité, qui mettent en lumière d’une autre façon l’échelle et la scène de son histoire moderne.
La question du programme comme fondement de la ville est également au cœur des enjeux pour l’avenir urbain. Précisément, parce que le programme peut mettre en tension cette hybridation des valeurs pour expliciter avec empathie ces écarts apparents, sans exclusivité, ni manichéisme. C’est à ce niveau que, par exemple, les questions du développement durable, mais aussi celles du rapport de l’individu à la ville comme espace de la démocratie, peuvent prendre tout leur sens.
Dans ce contexte, deux dimensions sont déterminantes. Celle de l’échelle, d’une part, comme système de compréhension globale, scientifique et sensible du milieu urbain, et celle de la stratégie, d’autre part, comme cadre d’action dynamique..
Une question d’échelle tout d’abord. Dans notre environnement urbain, l’importance des interactions conduisant à ces phénomènes d’intensification, de diffusion, d’obsolescence, est telle que ce que l’on pourrait qualifier d’ « écosystème » urbain ne peut être appréhendé qu’à sa véritable échelle, celle de sa forme et de son dynamisme d’ensemble. Echelle systémique permettant, par exemple, de représenter les interactions entre le naturel et le construit, entre le local et le global. Echelle structurelle associant les vecteurs de la mobilité et les formes de la ville, jugulant les effets urbains de l’incertitude et des ruptures à venir. Echelle du lieu permettant d’imaginer le dialogue de l’altérité et de l’artifice, l’alliance du génie constructif et de la nature. Dès lors, en incarnant le milieu vivant qu’est l’urbain, l’échelle pose la question des instruments de modélisation, des modalités de gouvernance, de conception et d’opération.
Ensuite, et parce que la fluidité de l’urbain renforce à la fois l’indéterminé et les dynamiques de recomposition à des niveaux différents, nous sommes invités à innover de plus en plus dans le champ du programme, pris comme stratégie. D’une part, le programme peut condenser localement le génie métropolitain, en permettant une combinaison des formes d’utilisation de l’espace et du temps, en interrogeant les relations entre espace intérieur et enveloppe extérieure, en créant les conditions du dialogue de la friche et du domestique, de l’imprévu et du programmé. D’autre part, le programme peut scénariser l’événement urbain comme catalyseur d’une stratégie de renouvellement métropolitain. Du parc à la ville festive des cultures, du stade à la ville recomposée des jeux, du TGV à l’ « Euraville »,
de la passerelle urbaine à la révélation d’un paysage scénique, le programme comme scénario stratégique, est alors en mesure de produire la ville des possibles.
- Le podium et le superblock sont des formes de mégastructures que l’on trouve respectivement en Asie et en Amérique du Nord. Superposant et intégrant les fonctions urbaines centrales, ces formes peuvent à la fois distendre l’échelle urbaine, et se greffer localement à la trame de la ville.
Bâtiment socle de plusieurs niveaux surplombé de tours, le podium peut à la fois être autonome et ouvert sur son contexte environnant,
notamment par un système de galeries et de passerelles piétonnes (Hong Kong). Intégré dans la grille américaine du plan en damier
tout en agrandissant l’échelle de l’îlot, le superblock agrège un ensemble d’usages urbains,
qui lui vaut souvent l’appellation de ‘city within a city’.
La création en 1913 de Grand Central Station inaugure à New York ce dispositif de planification.
Bibliographie
- Baudrillard (Jean), Nouvel (Jean), Les objets singuliers, Architecture et philosophie, Calmann-Lévy, 2000
- Beck (Ulrich), La société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001 (édition originale 1996)
- Berger (Patrick), Nouhaud (Jean-Pierre), Formes cachées, la ville, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004
- Castells (Manuel) La société en réseaux, L’ère de l’information, Fayard, 2001
- Clément (Gilles), Le jardin planétaire, Albin Michel, 2000
- David (Mike), City of quartz, Los Angeles, capitale du futur, Editions la Découverte, 2000
- Ibelings (Hans), Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, Paris, Hazan, 2003
- Picon (Antoine), La ville territoire des cyborgs, Besançon, Les Editions de l’Imprimeur, 1998
- Sassen (Saskia), The Global City, New York, London, Tokyo, Pinceton University press, 1991
- Webber (Melvin M.) L’urbain sans lieu ni bornes, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1996 (édition originale 1964)
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-2/amenager-la-ville-des-flux.html?item_id=2772
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