est critique d'architecture et urbaniste à Vancouver (Canada)
L'ultime centre-ville ?
Le centre-ville de
Vancouver est le théâtre d’une des plus grandioses expériences de
l’histoire de l’urbanisme en Amérique du Nord.
Aucune autre ville canadienne – pas même Toronto lorsqu’elle
érigeait à toute allure des tours de banques dans Bay Street, ni
Montréal à l’apogée
de son optimisme précédant l’Exposition universelle de 1967, ni
Calgary pendant son dernier boom pétrolier – n’a recomposé son centre
aussi radicalement et rapidement. Toute la question est de savoir si
cette expérience sera une réussite à long terme.
Les urbanistes, les promoteurs et les hommes politiques les plus étroitement associés au plan de transformation du centre-ville de Vancouver en 1991 ont été prompts à se couvrir de louanges et une grande part de la presse nationale et locale s’est jointe au panégyrique. Pourtant, le quartier de béton et de verre étincelant qui en a résulté suscite aujourd’hui des préoccupations croissantes. Au cours des vingt dernières années, la population du centre-ville a doublé, pour atteindre près de 100 000 habitants. Pendant la même période, seule une croissance résidentielle marginale a été observée dans le quartier adjacent de West End et dans presque tous les autres quartiers de Vancouver. Il semble en effet que nos hommes politiques rechignent à étendre la densification, dont ils se font les chantres en centre-ville, aux arrondissements voisins qui en ont le plus besoin.
Sur les 83 hectares de nouvelles tours approuvées pour le centre-ville de Vancouver au cours de cette décennie, 90 % accueillent des appartements en copropriété. Le centre-ville commence à connaître un destin de ville-dortoir (des prévisions de fréquentation des transports publics indiquent que les flux sortants du centre-ville seront supérieurs aux flux entrants chaque matin). La circulation et les temps de trajet en centre-ville ont déjà diminué, tandis que les arrondissements voisins, mal desservis par les transports publics, créent toujours de nouveaux emplois. La croissance de la circulation de banlieue à banlieue a conduit le gouvernement provincial de Colombie britannique et son Premier ministre, Gordon Campbell, à lancer un programme « pharaonique » de construction de ponts et de boulevards périphériques. Il reproduit ainsi bêtement le plan de Seattle et d’autres métropoles américaines, grandes gaspilleuses d’énergie, et va à l’encontre de la nature radiale de notre système de transport public ferroviaire, conçu pour desservir les emplois et le commerce du centre-ville.
Un centre-ville sans bureaux
Vancouver a perdu un tiers de ses emplois dans les sièges sociaux au cours des six dernières années 1, alors qu’à Calgary, leur nombre a augmenté de 64 %. Vancouver n’a jamais fourmillé de sièges sociaux, mais le parti-pris des urbanistes favorisant les appartements au détriment des bureaux risque d’en faire bientôt une ville sans emplois. Ainsi, 74 hectares d’espace commercial potentiel dans l’ancienne zone tertiaire de Downtown South ont été requalifiés comme « potentiel résidentiel » dans le plan d’urbanisme de 1991. Aujourd’hui, ce quartier est presque uniquement constitué de copropriétés. La conversion des tours se poursuit dans les anciens entrepôts des quartiers historiques de Yaletown et de Gastown, qui accueillaient auparavant des sociétés de design, de médias et d’informatique. Les urbanistes de Vancouver ayant privilégié les habitations à toute autre forme de développement, on peut difficilement jeter la pierre aux promoteurs : le président de la Westbank Corporation, Ian Gillespie, estime désormais que des projets de copropriétés à Vancouver ont un retour sur investissement cinq fois supérieur à celui de nouveaux bureaux, rapport unique pour une ville nord-américaine. Même si nombre d’urbanistes refusent de l’admettre (en particulier les Américains ou les Canadiens habitant des villes à croissance lente), le trop-plein de tours
d’habitation, notamment ces gratte-ciel uniformes et sans cachet des dernières années, est peut-être en train d’étouffer le centre-ville de Vancouver.
Les architectes de la côte ouest se sont longtemps plaints de l’imposition de typologies d’habitation, de jugements arbitraires et du parti-pris postmoderniste toujours très répandu parmi les grands urbanistes de Vancouver. Larry Beasley, codirecteur de l’urbanisme de Vancouver jusqu’à il y a peu, défend les valeurs banlieusardes de propreté et d’uniformité architecturale dans les zones de gratte-ciel façonnées par sa philosophie du « lieu de vie d’abord » des années 90, arguant que la réussite du centre-ville de Vancouver passe par sa capacité à attirer les personnes ayant grandi en banlieue. La pire critique que l’on puisse adresser à l’urbanisme à Vancouver au cours de la période Beasley concerne sans doute la croissance programmée du quartier déshérité de Downtown Eastside. Comme à Rio de Janeiro, les urbanistes ont accepté une favela densément peuplée par les dealers et les pauvres, juste à côté d’un beau quartier de gratte-ciel bordés de plages, accueillant les classes moyennes et aisées.
Vue aérienne de Vancouver en 2005
Quels habitants ?
Je prévois que d’ici peu, les appartements dans ce que j’appelle les «villes-portails» (Vancouver, Dubaï, Hong Kong, Panama City et Miami) s’échangeront en Bourse, comme des denrées alimentaires. Cependant, ce qui se passe au centre-ville de Vancouver est une première en Amérique du Nord : un centre-ville diversifié, lors d’une période de richesse et de croissance, devient une zone résidentielle. Détroit s’est vidée, et pourtant les urbanistes ont dû forger le terme maladroit de «de-downtownification»
(dépérissement du centre-ville) pour décrire la folle transformation du centre-ville de Vancouver en zone résidentielle. Au cours des siècles, plusieurs autres villes nord-américaines comme Toronto et Montréal ont déplacé leurs fonctions de centre-ville au fil de leur évolution, mais comme Vancouver se situe sur une péninsule, entre l’océan Pacifique et Stanley Park, elle n’a pas pu suivre ce modèle.
Certaines questions se posent sur le type des nouveaux habitants du centre-ville. Les urbanistes les décrivent comme des développeurs de logiciels ou de jeux vidéo fans de VTT, des acteurs de l’économie postmoderne allant à pied au travail. Cependant, de nombreux éléments indiquent que beaucoup de ces nouveaux résidents appartiennent à une classe sociale mondialisée prospère, investissant temporairement leurs dollars, des baby-boomers canadiens achetant souvent un appartement pour passer leurs vieux jours à Vancouver. D’après les estimations, un quart des acheteurs en centre-ville sont des spéculateurs internationaux, un second quart est constitué de Canadiens expatriés louant leurs appartements, la seule source d’immobilier à louer à Vancouver depuis une décennie. Les locataires, majoritairement jeunes, donnent temporairement au centre-ville son air de diversité. Cependant, dès que l’arthrite
rattrapera leurs bailleurs vieillissants, ces « créatifs culturels » devront quitter le centre.
Un credo de théoriciens
Ces dernières décennies, les transformations du centre-ville de Vancouver ont été en grande partie liées aux caprices et aux foucades des théoriciens de l’architecture, de l’économie et de la culture. C’est le postmodernisme comme ensemble d’idées, dans ses aspects stylistiques, socio-économiques et culturels, qui a fait la popularité du centre-ville de Vancouver. Son aspect visuel le plus évident est la tendance urbanistique à créer des références historiques pour les nouveaux bâtiments et les paysages urbains. Le POS de 1991 et ses versions remaniées ont fait la part belle aux toits Art déco et aux « Châteaux Chapeaux » pour couvrir les copropriétés ou les tours de bureaux (voir le dessin ci-dessous). Les urbanistes de la municipalité ont même commandé une pâle imitation du Royal Crescent de Bath pour Richards Street, près de False Creek. Plus préoccupante est la promotion désinvolte de l’urbanisme et de l’économie postmodernes par les architectes à l’œuvre dans notre ville, qui inscrivent dans le béton un style de vie avant même la création de richesse. Ils privilégient les signes visuels de la « ville créative » au détriment de la création même d’une richesse urbaine qui devrait commencer par un investissement dans un logement plus abordable et les institutions culturelles nécessaires à l’existence d’une ville créative.
Dirigés par Larry Beasley, qui est né et a grandi à Las Vegas, les urbanistes du centre-ville ont été surpris par l’accueil relativement favorable des habitants de Vancouver au grand projet Concord-Pacific, mené par Hong Kong, tant que les nouvelles constructions produisaient des avantages publics importants 2. Le plan de 1991 est un peu le credo du « vancouverisme » car il propose une nouvelle philosophie d’urbanisme, une typologie architecturale et un grand plan de réimplantation pour transformer le quartier en zone résidentielle. Les choix discrétionnaires, étroitement contrôlés par les principaux urbanistes, habituellement au moyen de bonus sociaux, ont privilégié la densité aux dépens de services publics parfois controversés (petits parcs, conservation de bâtiments historiques, art, construction d’infrastructures communautaires, contribution à un fonds de logement social, services de garde quotidienne, etc).
C’est avec ce plan que la typologie résidentielle très dense de Vancouver – agglomération d’immeubles sur d’étroites bases et logements urbains continus – a été codifiée. Cette typologie architecturale est essentielle pour le
« Vancouverisme » et constitue un hybride véritablement postmoderne, très révélateur des valeurs des urbanistes et des promoteurs qui l’ont créée. Elle est née d’un assemblage des étroites tours résidentielles de Hong Kong et des maisons de ville (brownstone) du New York du XIXe siècle. La formule architecturale est diaboliquement précise : Hong Kong plus New York égale Vancouver. Larry Beasley entretient depuis longtemps des liens personnels avec le Congress for New Urbanism (Congrès pour un nouvel urbanisme), mais le « vancouverisme » n’a aucun rapport avec ce courant.
Quels qu’aient été ses échecs, en particulier pendant la dernière décennie, lorsque de bonnes idées furent poussées trop loin, le « vancouverisme » est entré dans le jargon des urbanistes et des architectes du monde entier. Malgré des médias locaux résolument inefficaces, une mise en avant des personnes les moins douées, des architectes soumis aux promoteurs, et une inquiétante convergence des volontés des promoteurs et des urbanistes, Vancouver réussira, grâce à la passion incommensurable que nous sommes nombreux à lui porter. Ses habitants ont laissé la rhétorique de l’immobilier supplanter l’art et la conscience de la construction urbaine. Une grave récession remettra bientôt les pendules à l’heure. Le squelette d’une grande ville se dessine. Il ne manque désormais que le temps et la sagesse publique pour l’étoffer. Les relations d’amour-haine naissent toujours d’un amour déçu c’est à nous qu’il revient de façonner, pour le meilleur ou pour le pire, ce magnifique site de Vancouver.
- Voir Brown M. et Beckstead D., "Head Office Employment in Canada, 1999-2005" (L’emploi dans les sièges sociaux au Canada, 1999-2005), in Canadian Economic Observer, Ottawa, Statistics Canada éd., juillet 2006.
- Pour approfondir la généalogie du « Vancouverisme », voir mon article "New Urbanism: The Vancouver Model" (Le nouvel urbanisme : le modèle de Vancouver), in Places, volume 16, numéro 2, Berkeley, University of California, 2004.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2007-2/l-ultime-centre-ville.html?item_id=2766
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