Fred CONSTANT

Professeur des universités en science politique (laboratoire caribéen de sciences sociales), ancien recteur, ancien ambassadeur

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Quelle dimension géopolitique aujourd’hui ?

Par leurs étendues maritimes, le nombre de leurs frontières terrestres et leurs positions stratégiques, les outre-mer procurent à la France de rares capacités de puissance et de rayonnement. Aux enjeux militaires et de souveraineté s’ajoutent des avantages écologiques, culturels et économiques qui méritent d’être mieux valorisés. L’ensemble permet une prise particulière sur le monde actuel, en particulier dans la zone indopacifique.

Les représentations communes relatives à la France ignorent trop souvent ce que son rang dans le monde doit à ses outre-mer 1. Pourtant, la France ne se réduit ni à sa dimension continentale ni à son identité européenne. Elle est une nation archipélagique ouverte sur les océans Atlantique, Indien, Pacifique et même Antarctique. Ses territoires ultramarins en démultiplient la superficie et lui offrent une profondeur stratégique remarquable. Grâce à ces avant-postes, elle dispose de leviers de puissance et de souveraineté maritimes, de supports irremplaçables en matière de défense et de sécurité mais aussi de multiplicateurs d’influence et de rayonnement. Avec le déplacement de l’épicentre de la géopolitique mondiale vers l’Indopacifique, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et La Réunion en font une puissance riveraine située au cœur de la zone névralgique où se joue la confrontation stratégique sino-américaine.

Des leviers de puissance et de souveraineté maritimes

Si la France dispose de la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) mondiale après celle des États-Unis, elle le doit à ses outre-mer, qui lui en apportent 97 %, soit 10 540 727 km² sur un total de 10 911 823 km². Sans cet apport considérable, cette ZEE serait inférieure à 400 000 km². À elle seule, la Polynésie française lui en procure 4 771 088 km² ; ce qui représente une superficie égale à celle de l’Europe. Cette ZEE pourrait gagner deux millions de kilomètres carrés supplémentaires grâce au mécanisme de délimitation du plateau continental, qui l’a déjà étendue de 579 000 km² en 2015. Cette extension accroît les droits de la France sur les ressources du sol et du sous-sol marins (hydrocarbures, minéraux, métaux, ressources biologiques) des zones concernées 2. Pour cette raison, ces territoires ultramarins suscitent des conflits de souveraineté et des contentieux internationaux qui attestent de leur valeur géopolitique. Mi-2023, la France en compte sept, dont le plus spectaculaire l’oppose aux Comores au sujet de Mayotte.

Grâce à ses outre-mer, la France compte, en outre, 22 860 kilomètres de frontières maritimes avec trente États, soit plus que tout autre pays dans le monde. Elle peut ainsi afficher des appartenances régionales multiples et entretenir des relations de voisinage avec des pays très éloignés. La Guyane lui donne des racines en Amérique du Sud, les Antilles en font un État de la Caraïbe insulaire, Saint-Pierre-et-Miquelon, un voisin immédiat du Canada. Les îles Éparses lui permettent une présence dans le canal du Mozambique tandis que La Réunion, Mayotte et les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) lui confèrent une identité indianocéanique commune avec Madagascar, Maurice ou les Seychelles. La Nouvelle-Calédonie et les îles Kerguelen lui donnent une frontière maritime avec l’Australie, tandis que la Polynésie française et Wallis-et-Futuna en font une nation voisine de la Nouvelle-Zélande. Dans le Pacifique, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie et Walliset-Futuna en font un État mélanésien et polynésien, ce qui renforce sa légitimité dans les concerts régionaux, en particulier lorsqu’elle coopte des élus locaux dans ses délégations officielles.

Des atouts pour la sécurité et la défense

De l’origine à nos jours, la vocation militaire des outremer ne s’est pas démentie. Selon le contexte géopolitique et leur situation géographique, elle se décline dans quatre secteurs principaux : le prépositionnement et la projection de forces conventionnelles, la dissuasion nucléaire, la défense spatiale et la cyberdéfense.

Sur le premier point, les outre-mer abritent des plateformes logistiques précieuses. Dans l’Indopacifique, par exemple, où elle est le seul pays membre de l’Union européenne présent en permanence, la France assure une présence militaire continue pour remplir des missions de souveraineté et contribuer, avec ses alliés, à la sécurité régionale. Elle y dispose de commandements militaires : les forces armées dans la zone Sud de l’océan Indien (FAZSOI), qui sont basées à La Réunion et à Mayotte, les forces armées en Nouvelle-Calédonie (FANC), stationnées à Nouméa, et les forces armées en Polynésie française (FAPF), implantées à Papeete. Ces commandements régionaux interarmées, qui totalisent sept mille personnels répartis en différents régiments et unités opérationnelles, sont dotés d’équipements terrestres, navals et aériens. Ces moyens dédiés sont abondés par les forces françaises aux Émirats arabes unis (FFEAU) et par celles qui stationnent à Djibouti (FFDj), mais le décalage avec les missions assignées fait courir un risque de rupture capacitaire. La loi de programmation militaire (2019-2025) y remédie progressivement avec, notamment, le renforcement des effectifs et la mise en service de nouveaux patrouilleurs en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie et à La Réunion. Cette mise à niveau répond à des enjeux de politique intérieure pressants (protection des populations et lutte contre les trafics illicites, surveillance de la ZEE) et aux transformations stratégiques en cours dans cette zone bi-océanique que la Chine populaire entend placer sous son influence.

Sur le deuxième point, l’indépendance de la France doit beaucoup à la Polynésie. Entre 1966 et 1996, cent quatre-vingt-treize essais atmosphériques très contaminants y sont effectués. Les maladies radio-induites se multiplient. La population locale se mobilise. L’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon exigent leur arrêt. En 1992, François Mitterrand décrète un moratoire de trois ans. En 1995, Jacques Chirac lance une ultime campagne d’essais avant de reconnaître en 2003 une dette à l’égard de ce territoire : « Sans la Polynésie, la France ne serait pas la grande puissance qu’elle est, capable d’exprimer dans le concert des nations, une position autonome, indépendante et respectée. La République ne l’oubliera pas 3. » Pour donner suite au démantèlement du centre d’essais, le chef de l’État met en place un fonds de reconversion de l’économie locale qui deviendra une dotation annuelle. Ses successeurs endossent cette politique de compensation financière sans parvenir à résoudre la question en suspens de l’indemnisation des victimes de radiations. Dans le même temps, ils réduisent les capacités des forces prépositionnées outre-mer jusqu’en 2023, où Emmanuel Macron décide d’y remédier et de mettre à niveau la défense spatiale et la cyberdéfense.

Dans ce secteur technologique à haute valeur ajoutée, le Centre spatial guyanais (CSG) joue un rôle cardinal. Port spatial de l’Union européenne, il symbolise l’autonomie stratégique française et européenne. De fait, il présente plusieurs avantages comparatifs. En raison de sa latitude très équatoriale, il offre, lors des lancements, une vitesse additionnelle liée à la rotation de la Terre. Cette donnée physique permet d’augmenter la charge utile des lanceurs et de réduire proportionnellement les coûts en carburant. Sa base de tir affiche des rendements supérieurs de 27 % par rapport à celle du cap Canaveral (États-Unis) et de 55 % par rapport à Baïkonour (Russie). Sa localisation littorale rend possibles des lancements vers l’océan Atlantique sans survol de zones habitées ainsi que la mise à poste de satellites aux orbites géostationnaires (lancement en direction de l’est) et polaires (lancement en direction du nord). La Guyane dispose, de surcroît, de conditions géologiques et climatiques très favorables. Située à l’écart des trajectoires des cyclones et dans une zone où le risque sismique est peu élevé, elle bénéficie d’une topographie favorable, avec des collines naturelles permettant de réaliser les relevés nécessaires postérieurs aux lancements. Depuis le vol inaugural d’Ariane 1, en 1979, le CSG a mis en orbite des centaines de satellites civils et militaires. Aucune autre puissance dans le monde ne dépend à ce point d’un territoire ultramarin pour sa défense spatiale ainsi que pour sa cyberdéfense, étant donné les liens étroits que le numérique entretient avec le satellitaire.

Des vecteurs d’influence et de rayonnement

Leviers de puissance et de souveraineté maritimes, atouts pour la sécurité et la défense, les outre-mer sont aussi des vecteurs d’influence et de rayonnement dans les trois domaines de l’économie, de l’écologie et de la culture.

Contrairement à des idées tenaces, ces territoires disposent de potentialités économiques considérables mais insuffisamment exploitées. Trop longtemps, celles-ci n’étaient mises en valeur qu’en fonction d’intérêts métropolitains exclusifs, préjudiciables à l’inscription de leur développement dans une trajectoire vertueuse. Dans une tribune publiée en 2022 4, un collectif d’élus océaniens exige des autorités nationales que leurs territoires soient une priorité du second mandat d’Emmanuel Macron afin qu’ils puissent tirer parti du déplacement de l’épicentre économique mondial vers l’Asie. Dans cette perspective, ces élus exhortent à ce que leurs territoires soient mieux inscrits dans la chaîne de valeur internationale de l’Indopacifique, qui contribuera, d’ici à 2030, à 60 % environ du PIB mondial. À cette fin, ils invitent à investir massivement en matière de recherche et d’innovation pour accélérer leur transition écologique, adapter la formation de la jeunesse aux emplois de demain dans les secteurs clés de l’économie de la mer, des transports maritimes et aériens, du numérique et de la fibre optique ou encore de la préservation de la biodiversité et des océans. L’ambition est de faire de leurs circonscriptions des lieux d’innovation, à l’image du centre hospitalier de Papeete, qui dispose d’un système pionnier de production d’air conditionné avec de l’eau glacée océanique puisée à 900 mètres de profondeur.

En matière écologique, les outre-mer constituent 80 % de la biodiversité nationale. Ils abritent un quart des parcs nationaux. Celui de Guyane, qui s’étend sur près de 40 000 km² de forêt amazonienne, est le plus grand de l’Union européenne. Il héberge l’une des biodiversités les plus remarquables, avec 6 000 espèces végétales, ainsi que les modes de vie uniques des populations des fleuves et de la forêt. Celui de La Réunion, qui comprend les cirques de Mafate, de Cilaos et de Salazie, autour du piton des Neiges, figure sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Celui de la Guadeloupe, qui se déploie autour du massif de la Soufrière, avec sa forêt humide et une biodiversité singulière, est une réserve nationale de biosphère. Le lagon de Nouvelle-Calédonie, qui est le plus grand du monde, avec une barrière de corail qui se classe juste après celle de l’Australie, est également inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Depuis 2022, la réserve naturelle des Terres australes est devenue, nationalement, la plus grande aire marine protégée et la deuxième à l’échelle mondiale. Trois des neuf parcs naturels marins français sont implantés à Mayotte, aux Glorieuses et en Martinique. La concurrence internationale des puissances se mène aussi sur ce front de la protection des espaces naturels et des espèces vivantes. Ici encore, la valeur ajoutée des outre-mer est indéniable.

Sur le plan culturel, leur apport, qui est aussi incommensurable, est en voie de reconnaissance internationale, mais pourrait davantage encore être valorisé par les autorités nationales. Le français y coexiste avec une cinquantaine des soixante-quinze langues régionales recensées en France 5. Les grandes religions mondiales y cohabitent avec harmonie. On y trouve une diversité ethnique remarquable et des métissages uniques. Ils comptent des hommes et des femmes de lettres de classe mondiale tels que Saint-John Perse, Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant, Maryse Condé ou Simone Schwarz-Bart ou encore Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Leurs arts, traditions populaires et sites historiques accèdent progressivement à une consécration internationale. Parmi d’autres exemples, le maloya réunionnais, le récif corallien néo-calédonien, le gwo ka guadeloupéen ou le taputapuatea polynésien figurent sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Toutefois, la France, qui a été à la pointe du combat pour la diversité culturelle 6, pourrait davantage valoriser ces ressources dans la projection de son image internationale. Elle n’a toujours pas ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et gagnerait à s’appuyer davantage sur les élus des outre-mer dans la mise en œuvre de sa politique étrangère. En politique intérieure, elle pourrait mieux valoriser la part de leurs populations dans l’histoire nationale, en célébrant davantage la mémoire de leurs plus beaux fleurons, tels que Félix Éboué, Gaston Monnerville, Victor Sablé, Paul Vergès, Aimé Césaire, Lucette Michaux-Chevry, Poovana’a a Oopa, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur.

Conclusion

Aujourd’hui comme hier, les outre-mer cristallisent des enjeux de pouvoir qui les dépassent largement mais qui se trouvent à la source de leur destin. À l’heure du basculement stratégique vers l’Indopacifique, les vertus géopolitiques des territoires océaniens sont décuplées au point de susciter la convoitise d’une Chine populaire qui rivalise ouvertement avec les États-Unis pour le leadership mondial. Dans ce contexte international inédit, la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie offrent à la France un ancrage régional qui contribue à en faire une puissance d’équilibre entre ces deux compétiteurs stratégiques, à condition toutefois que l’Union européenne endosse ce scénario. Pour l’heure, la Chine populaire, qui dispose d’un consulat général à Papeete et à Nouméa, suit attentivement l’évolution du clivage entre les indépendantistes et les loyalistes, tandis que la France souhaite ouvrir un nouveau chapitre de ses relations avec ces deux territoires du Pacifique.

Pour toutes ces raisons, la connaissance géopolitique des outre-mer mérite d’être consolidée et étendue, car elle offre une approche originale des mutations internationales du monde contemporain.



  1. Pour une analyse comparée des outre-mer français et étrangers dans le monde, voir Fred Constant, Géopolitique des outre-mer. Entre déclassement et (re)valorisation, Paris, Le Cavalier bleu, 2023.
  2. Elles se situent au large de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Nouvelle-Calédonie et des îles Kerguelen.
  3. Discours sur le statut d’autonomie et l’aide au développement de la Polynésie française, l’aide à la mobilité des jeunes Polynésiens et la protection de l’environnement polynésien, notamment les récifs coralliens, Papeete, le 26 juillet 2003.
  4. « Les territoires français de l’Indo-Pacifique doivent être une priorité du prochain quinquennat », Le Monde, 22 février 2022.
  5. États généraux du multilinguisme dans les Outre-mer à Cayenne, Guyane, Paris, ministère de la Culture, Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2011.
  6. Elle fut un acteur clé de la déclaration universelle sur la diversité culturelle adoptée par l’UNESCO le 2 novembre 2001.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/quelle-dimension-geopolitique-aujourd-hui.html?item_id=7861
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