Stanislas GOURLEZ DE LA MOTTE

Amiral, inspecteur général des armées.

Partage

Le deuxième domaine maritime mondial

Grâce à ses territoires ultramarins, la France bénéficie du deuxième domaine maritime mondial. Avec une superficie de près de 11 millions de kilomètres carrés, cet immense atout est également une immense responsabilité. L’État y déploie donc des stratégies économiques, écologiques et de défense.

La France possède le deuxième domaine maritime mondial : chances et opportunités, mais également obligations et responsabilités. Sur un tel espace, de nombreuses activités se développent, qui sont autant de stratégies à penser et à mettre en œuvre.

« De quoi s’agit-il ? », selon l’expression consacrée du maréchal Foch. Ce que l’on appelle « domaine maritime » correspond, peu ou prou, à la zone économique exclusive, ou ZEE, concept du droit de la mer officialisé par la convention de Montego Bay, en 1982.

On entend parfois dire que ce domaine fait de la France la deuxième puissance maritime mondiale. Il s’agit d’une vision abusive, car si la ZEE est certainement un attribut de cette puissance, ce n’est pas le seul. Il serait plus juste de parler de « potentiel de puissance maritime », et donc de s’interroger sur les démarches qu’il est nécessaire de conduire pour passer de l’un à l’autre. Ces dernières sont plurielles. Elles concernent l’économie, la sécurité et la défense. En effet, ce domaine maritime doit être exploité (pour ses richesses), mais également protégé (en tant qu’environnement fragile) et surveillé (comme objet de convoitise pour d’autres acteurs). C’est enfin un tremplin ou un balcon vis-à-vis d’autres théâtres, en particulier dans l’Indopacifique, nous rappelant au passage, selon le mot de lord Salisbury, que « la politique doit être étudiée avec des cartes à grande échelle ».


La zone économique exclusive

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Un atout économique à valoriser, un patrimoine écologique à protéger

Au plan économique, l’ambition maritime de la France a été détaillée dans de nombreux documents et publications. Les plus structurants restent le Livre bleu de décembre 2009 explicitant la stratégie nationale pour la mer et les océans et, plus récemment, « La Stratégie nationale de la mer et des littoraux » (SNML), de février 2017.

Dans une logique de développement durable, et donc en associant économie et écologie, la stratégie pour la mer et le littoral fixe quatre grands objectifs de long terme :

  • le développement de l’économie bleue durable ;
  • la transition écologique pour la mer et le littoral ;
  • le bon état écologique du milieu marin et la préservation d’un littoral attractif ;
  • le rayonnement de la France.

S’agissant de l’économie bleue, les enjeux sont de trois natures :

  • tout d’abord, inscrire la France dans la dynamique mondiale de l’économie maritime. Ce secteur maritime de l’économie représentait 30 milliards d’euros, soit 1,5 % du PIB, en 2011, et 43,3 milliards, soit toujours 1,5 % du PIB, en 2019 ;
  • ensuite, en faire davantage bénéficier les régions littorales. Celles-ci se placent dans la moyenne nationale, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays comparables (Europe du Nord), qui voient ces régions profiter davantage de leur rôle dans l’économie maritime. Il y a donc un manque à gagner qu’il s’agit de rattraper ;
  • enfin, l’économie bleue se doit d’être une économie durable au plan social ; elle va donc de pair avec les démarches de formation, de connaissance et d’innovation.

Tous les domaines d’activité sont concernés, qu’il s’agisse du tourisme côtier, du patrimoine marin, des loisirs nautiques, des établissements de plage, de la croisière, des établissements d’activités physiques et sportives et, enfin, des activités de loisirs en général. La stratégie française promeut le transport et les services maritimes ainsi que la compétitivité des ports de commerce. Elle s’attache au développement de l’industrie de la construction et de la réparation navale, du démantèlement et des équipements maritimes en privilégiant l’attractivité de nos ports, ainsi que l’innovation technologique et la performance environnementale, notamment dans les secteurs de pointe.

Des enjeux de sécurité maritime

La seconde politique qui se déploie dans ces espaces relève de la stratégie de sécurité maritime (ou SSM). On peut la scinder en deux branches : la protection de l’environnement, d’une part, et la sécurité des activités, d’autre part. Sur le plan écologique, il s’agit de protéger le domaine maritime, à la fois comme cadre de vie, comme source de richesse et comme potentiel pour l’avenir. Le bon état écologique du milieu marin (diversité biologique conservée et interactions correctes entre les espèces et leurs habitats, océan sain, dynamique et productif) permet à l’écosystème concerné d’assurer, dans la durée, l’ensemble des services écosystémiques.

Or, la mer peut être polluée par les trois états de la matière, liquide, solide et gazeux, la pollution la moins visible (gazeuse) étant sans doute celle qui présente le plus de risques pour notre avenir.

En matière de pollution liquide, quelques chiffres et illustrations :

  • en 2022, dix interventions lourdes ont été effectuées par des moyens de la Marine nationale ;
  • en juillet 2021, le palangrier chinois Ping Taï Rong 49 est venu s’échouer sur l’atoll polynésien d’Anuanurunga, situé à 365 milles nautiques au sud-est de Tahiti. Après le sauvetage de l’équipage, le bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer (BSAOM) Bougainville a récupéré les 2 600 litres d’huile restés dans des fûts arrimés sur le pont. En outre, 10 mètres cubes de déchets éparpillés autour de l’épave ont été ramassés.

En matière de pollution solide, 6 milliards de tonnes de déchets plastiques ont été déversées dans les océans depuis 1950, auxquelles s’ajoutent chaque année 13 millions de tonnes.

En matière de pollution gazeuse, enfin, la moitié environ du CO2 produit est absorbée par les océans, provoquant leur acidification et donc l’agression des écosystèmes les plus fragiles.

Le deuxième aspect de la SSM porte sur la sécurité des usages, qui consiste à faire face aux risques (naturels ou technologiques) et aux menaces (la liberté des mers permettant de nombreuses atteintes et de multiples trafics). Chaque pays doté d’une façade maritime a ainsi choisi une organisation pour faire face à ces enjeux. Dans de nombreux cas, ils se sont dotés d’une administration dédiée de garde-côtes. C’est le cas des États-Unis, du Royaume-Uni, du Japon. La France a fait un autre choix, avec celui de l’action de l’État en mer (AEM), une organisation créée il y a bientôt quarante-cinq ans et reposant sur deux principes simples :

  • la mise en commun des moyens des administrations, dans un ensemble appelé « fonction garde-côtes », et non pas avec la création explicite de « garde-côtes », qui eût signifié l’existence d’une administration dédiée ;
  • la coordination de l’ensemble par une autorité unique par façade, préfet maritime en métropole et délégué du gouvernement outre-mer (préfet assisté du commandant de zone maritime – CZM).

Des moyens étatiques au service des stratégies

Sur le registre institutionnel, le préfet maritime a plus de deux siècles d’existence (sa création date du 27 avril 1800), et ce que l’on baptise AEM, un demi-siècle. L’organisation reste bien vivante et d’actualité. Longtemps resté le « préfet de l’urgence », celui de la police en mer (répression des pollueurs, troubles à l’ordre public, trafics illicites) ou de « l’AEM chaud », le préfet maritime a vu l’élargissement de son rôle vers un « gouvernorat » de l’espace marin (réglementation des usages, planification de l’espace marin, pour les énergies marines renouvelables, par exemple), qui s’appuie sur les services déconcentrés chargés de l’administration de la mer et du littoral.

L’action de l’État en mer englobe la totalité des interventions régaliennes sur l’eau. Elle a donc un spectre très large. Un arrêté du 22 mars 2007 ne mentionne pas moins de 45 missions. Mais si elles sont toutes importantes, sept d’entre elles sont clairement prioritaires. Il s’agit du sauvetage de la vie humaine et de l’assistance aux navires en difficulté, de la lutte contre les trafics illicites, de la répression des rejets et de la lutte contre les pollutions majeures marines, de la lutte contre les activités de pêche illégale, de la surveillance et de la préservation des aires marines protégées, de la prévention du terrorisme et, enfin, de la lutte contre la piraterie. Et au sein de ces sept missions, deux d’entre elles présentent aujourd’hui une criticité particulière, le narcotrafic et la pêche illégale.

Le narcotrafic est un poison sanitaire, social et sécuritaire. La Marine nationale est pleinement engagée dans la lutte contre ce fléau, en Méditerranée occidentale, dans les Antilles, en Atlantique, en lien avec les Américains, les Britanniques et les Néerlandais, dans la ZEE polynésienne, ainsi que dans l’océan Indien, dans le cadre de la Combined Task Force 150. En 2021, 45 tonnes de stupéfiants ont été saisies par la Marine nationale. Les interceptions de stupéfiants en mer et dans les ports sont particulièrement efficaces, car elles sont réalisées avant que les produits ne soient coupés et répartis. La coopération internationale et les efforts interministériels méritent d’être accrus, pour accroître encore l’échange de renseignement.

Deuxième activité illicite particulièrement déstabilisante, la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (pêche INN) a pris une ampleur considérable, notamment dans le golfe de Guinée et le Pacifique. Auparavant méconnue ou sous-estimée, la pêche INN gagne de plus en plus en visibilité au vu des impacts sur les communautés littorales (troubles sociaux et politiques et renforcement des activités illégales en substitution à la pêche traditionnelle) mais également de l’implication de la Chine dans cette activité. Elle représente, dans le monde, plus de 30 % des prises, avec des conséquences majeures sur la biodiversité et la gestion des stocks.

Dans la cadre de la définition du programme de développement durable des Nations unies, pour la période 2015-2030, le quatorzième objectif de développement durable (ODD) porte sur la conservation et l’exploitation, de manière durable, des océans, des mers et des ressources marines. Cet ODD a autorisé un certain nombre d’avancées, dont des accords juridiquement contraignants mais encore insuffisamment ratifiés par les États dont les flottes contribuent fortement à la pêche INN.

Du côté de la défense

Pour ce qui touche à la défense nationale et au militaire, l’immense domaine maritime français présente deux caractéristiques : il fait de notre pays un acteur maritime mondial et il nous offre une base d’observation et d’action privilégiée.

Notre ZEE est un jardin à cultiver et à protéger, mais c’est également un balcon. Cette fonction permet de mettre nos capacités à la lisière des zones de tension pour, le cas échéant, s’y impliquer. C’est tout particulièrement le cas dans le sud de l’océan Indien, autour de La Réunion, de Mayotte et des îles Éparses, et dans l’océan Pacifique, qu’il s’agisse de la Nouvelle-Calédonie ou de Tahiti. Ainsi l’expression « géopolitique indopacifique », assez récente et souvent critiquée pour son caractère trop large, reflète assez fidèlement l'intégration de notre domaine maritime dans l’hémisphère Sud.


La France et l'indopacifique


Le continuum entre stratégie maritime et stratégie navale n'est pas toujours simple ni explicite. Il est bien illustré par les transits dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine méridionale, régulièrement assu­rés par nos frégates de surveillance de Nouméa ou de Papeete. Ces opérations montrent comment des capa­cités militaires, dont la présence se justifie d'abord par le devoir de souveraineté sur ces territoires et leurs ZEE, permettent à la France d'afficher sa soli­darité stratégique et de rappeler son attachement au respect du droit international, et plus particulière­ment des principes de Montego Bay, en quelque sorte « en bouclant la boucle ».

Toutes ces stratégies appellent des moyens étatiques et rappellent l'éternelle tension française que formule le directeur de l'Institut français des relations inter­nationales, Thomas Gomard 1: « Sur le plan géopoli­tique, la France est un pays d'ambition maritime mais de tradition continentale, qui demeure confronté au dilemme historique entre sa puissance essentiellement ultramarine et sa sécurité avant tout territoriale.»

Les capacités navales doivent donc être nécessaires et suffisantes, en se montrant disponibles, actives et visibles. La décennie 2023-2034 est à ce sujet parti­culièrement intéressante, puisqu'elle verra la relève de trois moyens essentiels, les avions de surveillance maritime, les patrouilleurs et les frégates de surveil­lance. C'est ainsi que des avions Albatros, conçus sur la base du biréacteur d'affaires Falcon 2000LXS de Dassault, remplaceront les cinq Falcon 200 de la flot­tille 25F basés en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française et les huit Falcon 50 de la flottille 24F opé­rant depuis la métropole. En parallèle, six patrouilleurs d'outre-mer, ou POM, remplacent déjà des patrouilleurs P400, retirés progressivement du service. Enfin, il fau­dra dans quelques années choisir la corvette ou frégate de second rang qui prendra la relève des frégates de surveillance, construites entre 1990 et 1994 à Saint­ Nazaire et qui ont donc« bien mérité de la patrie ».

Cet effort capacitaire et donc budgétaire est néces­saire sur le plan opérationnel, pour remplacer du matériel ancien et de plus en plus obsolète. C'est éga­lement un signal politique envoyé à deux publics, les populations ultramarines, pour concrétiser la notion de sécurité, et les pays des théâtres concernés, pour leur montrer la continuité de notre engagement. Dans les deux cas, il s'agit de souveraineté.



  1. Thomas Gomard, L'affalement du mande. 10 enjeux géopolitiques, Paris, Tallandier, 2019.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/le-deuxieme-domaine-maritime-mondial.html?item_id=7860
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