Florence FABERON

Professeure de droit public à l’université de Guyane.

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L’Union européenne et ses outre-mer

Quoi de commun entre les Canaries, le Groenland, Aruba, Madère ou Mayotte ? Issus des empires coloniaux, ces espaces contrastés diffèrent : climats, ressources naturelles, niveaux de développement économique et de dépendance à l’égard de leur métropole, positionnements stratégiques, infrastructures touristiques. Ces régions ultrapériphériques (RUP) et ces pays et territoires d’outre-mer (PTOM) incarnent, à leur manière, les ambitions de solidarité et de cohésion de l’Union européenne.

L’Union européenne rayonne par ses outremer. Nous rappelions, en entame du colloque que nous avons organisé en 2017 : L’Union européenne et ses outre-mer. Quelle communauté de destin ? 1, et dont nous reprenons des lignes directrices dans cette contribution, des mots qui font sens : solidarité, cohésion, altérité, unité, diversité, singularités, spécificités, complémentarités, égalité, équité, potentialités.

Les outre-mer, ce sont des réalités plurielles. Si des dynamiques sont communes, d’autres sont bien disparates. Cinq États ont des outre-mer au-delà de l’Europe continentale : la France, l’Espagne, le Portugal, le Danemark et les Pays-Bas. Les outre-mer européens se rassemblent en deux catégories : les régions ultrapériphériques (RUP) et les pays et territoires d’outre-mer (PTOM).

Les RUP sont au nombre de neuf : Guadeloupe, Guyane française, Martinique, Mayotte, La Réunion, Saint-Martin, Açores, Madère, îles Canaries. Les RUP sont reconnues par l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Elles sont parties de l’Union européenne, avec le respect nécessaire de son droit en même temps que la possibilité d’un traitement différencié depuis le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997. Il est à noter que le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 a facilité les évolutions institutionnelles avec la « clause passerelle », qui permet de passer d’un statut à l’autre, à l’instar de Saint-Barthélemy en 2012, qui est devenu un PTOM, ou de Mayotte, qui a fait le chemin inverse en 2014. Les RUP appartiennent à la zone euro, mais les RUP françaises ne sont pas dans l’espace Schengen. Les RUP sont éligibles aux fonds structurels et d’investissement européens.

S’agissant des PTOM, depuis 2020, avec le Brexit, ils sont passés de 25 à 13 2 : Groenland pour le Danemark ; Aruba, Bonaire, Curaçao, Saba, Sint Eustatius et Sint Maarten pour les Pays-Bas ; Polynésie française, TAAF, Nouvelle-Calédonie, Saint-Barthélemy, Saint-Pierre-et-Miquelon et Wallis-et-Futuna pour la France. C’est une catégorie qui s’amenuise et qui pourrait se réduire encore à l’avenir, sous l’effet des évolutions institutionnelles des territoires concernés. C’est le cas, par exemple, au sujet des perspectives d’indépendance au Groenland ou encore avec les autonomies de plus en plus affirmées. Aux Pays-Bas, la dissolution de l’État fédéral autonome des Antilles néerlandaises a eu pour résultat la création de deux États autonomes dans le Royaume des Pays-Bas : Curaçao et Sint-Maarten. Dans les Antilles néerlandaises, Aruba a pu afficher des velléités indépendantistes (vote pour l’indépendance en 1977), finalement abandonnées. Aruba est devenue un État associé en 1986. De nouveaux accords sont intervenus avec la dissolution des Antilles néerlandaises. Dans leurs relations à leurs outre-mer, les Pays-Bas présentent les caractéristiques d’une organisation fédérale. Curaçao et Sint Maarten sont devenus des États autonomes, comme Aruba. Bonaire, Saba et Sint Eustatius, parties de l’État des Pays-Bas, sont des communes à statut particulier qui pourraient devenir des RUP.

Les PTOM, qui bénéficient d’un régime d’association, ne sont pas partie intégrante de l’Union européenne. Ils disposent d’une large autonomie. Le droit de l’Union européenne ne s’y applique pas, mais il existe une éligibilité à des programmes de l’Union européenne, et les citoyens des PTOM sont citoyens de l’Union européenne. L’euro n’y est présent qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon et Saint-Barthélemy.

Quelles relations l’Union européenne entretient-elle avec ses outre-mer ? Entre unité et diversité, l’Union européenne relève le défi des outre-mer par une politique de cohésion et un principe de solidarité fortement affirmé depuis les débuts de la construction européenne. Face à des contraintes fortes, les outre-mer doivent réaffirmer leur identité et se présenter comme « territoires de solutions » pour répondre aux défis non seulement de l’Union européenne, mais plus encore de la planète.


Un cadre juridique et institutionnel spécifique au sein de l’Union européenne

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Source : délégation à l’information et à la communication, secrétariat général du ministère de l’Intérieur.


I. Vers des solidarités concrètes aux visages différenciés

Les outre-mer affirment ce qu’ils sont, entre unité et diversité, et imposent à l’Europe de déployer des politiques à la hauteur d’exigences que l’on pourrait penser contradictoires. La solidarité tente de faire lien et d’agréger les contraires au service d’une politique de cohésion.

A. Identité, unité et diversité

Les outre-mer présentent un intérêt géostratégique fort, par leur présence dans tous les océans. Des valeurs communes structurent l’Union européenne et ses outre-mer, y compris les PTOM. D’autres éléments différencient ces outre-mer selon leur plus ou moins grande intégration à l’Union européenne.

En tant que territoires de l’Union, les RUP peuvent bénéficier de subventions, de mesures spécifiques, de dotations pour renforcer la coopération avec leur environnement régional et d’aides d’État.

Les PTOM sont particulièrement hétérogènes et font place en leur sein à des « outre-mer extrêmes », des « outre-mer inattendus » y compris dans l’extrême froid 3. Le Groenland y présente des spécificités pour un temps qui pourrait s’avérer limité : il pourrait devenir indépendant. Les relations entre l’Union et le Groenland sont désormais régies par la décision du Conseil 2021/1764 du 5 octobre 2021 avec la volonté d’un partenariat global. Les objectifs résident dans la volonté de préserver des liens étroits et durables, de mettre en avant le positionnement géo-stratégique du Groenland, de garantir un accord sur la pêche et une coopération sur l’Arctique, de prévoir un plan d’action proactif ainsi que la poursuite des intérêts mutuels.

La diversité est dans la spécificité de chacun des territoires concernés au-delà de leur appartenance à une catégorie différente : RUP ou PTOM. Chacun est un tout en participant à un tout.

Un principe semble vouloir transcender la construction d’ensemble de l’Union européenne. Il s’agit de la solidarité, une solidarité qui veut servir la cohésion et le développement, qui trouve des voies d’adaptation selon les outre-mer et à l’intérieur même des catégories ultramarines.

B. Une solidarité cohésive et facteur de développement

La solidarité est au fondement et au centre de la construction européenne et d’une forme d’« Europe providence 4 » au service d’un développement économique, social et territorial, et du principe d’égalité. L’égalité est à la base de l’intégration européenne et fonde une politique de cohésion et de solidarité par péréquation, redistribution et développement.

Les politiques matérielles de l’Union européenne servent le principe de solidarité. Cette solidarité peut être une solidarité dans le cadre de l’action extérieure de l’Union européenne, et l’on pense aux pays tiers et aux territoires voisins des RUP, une solidarité entre l’Union européenne et les PTOM et une solidarité interne à l’Union européenne et intégrant l’ultrapériphéricité.

Les RUP doivent pouvoir prétendre aux mêmes opportunités que tout autre territoire. C’est une expression même de la solidarité que d’affirmer que la solidarité vaut pour l’ensemble de l’Union européenne, dont l’outre-mer. Des droits sont dus aux personnes, du fait de la citoyenneté de l’Union européenne, et aux territoires, du fait de leur appartenance à l’Europe. Au nom de la solidarité, il s’agit aussi de combler les écarts et de répondre aux défis de l’éloignement, de l’insularité, du climat, des dépendances économiques, de la démographie… Au nom de la solidarité, il peut s’agir d’appliquer les mêmes droits et les mêmes politiques, ou encore de conduire des politiques spécifiques outre-mer et plus encore une politique de cohésion.

Au nom de la solidarité, il est possible d’adapter et même de déroger, même si c’est à pas comptés. La solidarité et la cohésion érigées en principe et en objectif induisent la possibilité de moduler territorialement le droit 5. En matière de dérogation, il ne doit y avoir ni excessivité temporelle ni démesure dans l’écart à la norme. Les mesures doivent être précisément déterminées et la mise en œuvre strictement contrôlée. Il convient de tenir compte des spécificités ultramarines et de pouvoir y répondre si nécessaire et sans excès en sortant du droit commun.

Les relations entre l’Union européenne et les PTOM sont fondées sur une association dont l’objet est de promouvoir le développement économique et social des pays et territoires et d’établir des relations économiques étroites entre ceux-ci et l’Union dans son ensemble. Par cette association, il s’agit de développer un partenariat propre à favoriser le développement durable des PTOM ainsi qu’à promouvoir les valeurs et les normes de l’Union dans le reste du monde. La mise en œuvre de la solidarité passe par le dialogue et un programme de financement. Sur le plan financier, le programme 2021-2027 s’élève à 500 millions d’euros. Tous les PTOM sont désormais financés sur le budget de l’Union européenne.

II. Des contraintes toujours élevées et des outre-mer qui doivent réaffirmer leurs identités et leurs forces au sein de l’Union européenne

Les outre-mer européens présentent indéniablement des atouts : biodiversité, situation stratégique, des populations jeunes, une diversité culturelle… Mais ils se confrontent aussi à de nombreux défis toujours patents, multiples et qui tiennent à des enjeux économiques, sociaux, institutionnels ou territoriaux. On peut, par ailleurs, trouver dans les outre-mer des réponses innovantes aux défis mondiaux.

A. Des défis multiples toujours à relever

Les défis ultramarins européens se présentent à l’échelle d’un territoire, ou sont communs à plusieurs territoires et doivent être relevés ensemble.

Développer la croissance s’impose à chacun et à tous dans un contexte de mondialisation. Cela implique par exemple de ne pas tuer une économie locale par le jeu d’un accord international. Pour développer la croissance, il appartient aux outre-mer européens de s’appuyer sur l’économie bleue durable. L’environnement, la biodiversité, les énergies renouvelables sont centraux. Il faut relever les défis de l’insularité, du climat, des risques naturels et de la pharmacologie. La question de l’approvisionnement en matières premières s’impose. Il importe de diversifier l’économie, de développer le tourisme et de lutter contre la fracture numérique ainsi que d’accompagner une croissance durable et neutre sur le plan environnemental. En matière de tourisme, si les Canaries sont une destination majeure, ce n’est pas le cas des outremer français, qui s’affichent avec une faible notoriété, sous réserve d’une exception pour les Petites Antilles. On retrouve une activité touristique dans les PTOM des Pays-Bas 6.

Tous les outre-mer, même si cela peut être de façon différenciée à l’intérieur des territoires eux-mêmes, sont confrontés aux questions de l’exclusion et de la pauvreté, de l’analphabétisme, du chômage, de la criminalité, de la santé, de l’éducation, de la formation professionnelle, de la multiculturalité, sans compter, pour certains territoires, de manière accusée, celles des migrations et des mineurs non accompagnés (Guyane, Mayotte et Saint-Martin).

La question est aussi celle des transports et donc de la mobilité, dont celle des travailleurs, des continuités territoriales et des infrastructures. Il s’agit aussi de développer des solutions locales, par exemple en matière de gestion des déchets.

La recherche ne saurait être oubliée. Les outre-mer doivent démontrer un potentiel en la matière, et il faut leur en donner les moyens. Des recherches sur les outre-mer peuvent, par ailleurs, être perçues par les pairs comme exotiques et peuvent rendre difficile l’entrée dans une carrière universitaire. Au-delà de la recherche se dresse un défi de la connaissance des outre-mer et de la valorisation de leurs forces.

B. La coordination des acteurs et la coopération régionale : une ambition en demi-teinte

Une communauté de destin se construit par une commune volonté d’agir en commun et par une capacité à dialoguer et à se coordonner. C’est indispensable au fonctionnement quotidien. C’est fondamental pour affronter les crises et leur gestion commune. Les acteurs sont tant internes qu’externes et renvoient aussi aux populations elles-mêmes. L’une des difficultés qui apparaît est celle du dialogue des outre-mer avec leur métropole, c’est celle de travailler dans la fluidité, c’est aussi celle d’exister, y compris au sein des institutions nationales et européennes 7.

L’un des défis des outre-mer européens est d’exister, au sein de leur État et dans le concert européen, d’être au cœur des politiques européennes et de compter à l’échelle mondiale. Cela demande, par exemple, au sein du Parlement européen, de faire front commun pour les RUP ou encore simplement d’avoir une représentation au sein du Parlement : aujourd’hui, il n’y a plus de représentant français d’un PTOM en raison du changement du mode d’élection.

Exister, c’est aussi être pris en compte pour ce qui rassemble, mais encore au nom des spécificités et des potentialités. La question se pose du sentiment d’appartenance à son pays, à sa zone géographique et à l’Union européenne 8. Certains territoires peuvent exprimer un sentiment d’abandon de leur métropole.

Les outre-mer européens et, partant, l’Union européenne, rayonnent par une intégration régionale réussie. Il ne faut pas seulement raisonner à l’échelle de l’Europe mais aussi au niveau des bassins régionaux. La coopération régionale permet des mobilités au sein d’un même bassin et le développement des projets de coopération. Et pourtant, les sociétés ultramarines tournent trop souvent le dos à leur environnement régional.

La coopération régionale est une force, non seulement pour les RUP, mais aussi pour les PTOM. La coopération est aussi celle des RUP ou des PTOM avec les États voisins, celle des RUP avec les PTOM et inversement. RUP et PTOM peuvent être de véritables « ambassadeurs de l’Union européenne dans leur région 9 », et c’est l’opportunité pour les RUP de faire rayonner les intérêts et les valeurs de l’Union européenne dans leurs zones géographiques.

Pour conclure, l’un des défis est de reconnaître et de promouvoir véritablement le potentiel de chacun. C’est d’inscrire les RUP et les PTOM dans de véritables logiques de résilience et de faire entendre leurs voix en donnant à connaître leurs forces.



  1. Florence Faberon (dir.), L’Union européenne et ses outre-mer. Quelle communauté de destin ?, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2018.
  2. Douze PTOM britanniques, dont trois non habités, sont sortis de l’Union européenne. La France est désormais le seul pays de l’Union européenne dans le Pacifique.
  3. François Garde, « Outre-mer extrêmes, outre-mer inattendus », in Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 49-53.
  4. Didier Blanc, « L’Union européenne, un espace de solidarité pour ses outre-mer intégrés », in Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 30.
  5. Voir Danielle Perrot, « Les RUP, l’intégrité et la cohérence de l’ordre juridique de l’Union et régions dérogatoires : le cas des régions ultrapériphériques », in Laurence PotvinSolis, L’Union européenne et les territoires, Bruxelles, Bruylant, 2022, p. 253-276.
  6. Voir Jean-Christophe Gay, « Un tour d’horizon des outre-mer de l’Union européenne », in Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 23 et 25.
  7. Voir le rapport d’information du Sénat, no 651 (2019-2020) déposé le 16 juillet 2020, Les enjeux financiers et fiscaux pour les outre-mer en 2020.
  8. Voir Antoine Karam, in Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 108 et 109.
  9. Voir Maurice Ponga à propos des PTOM, in Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 106.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/l-union-europeenne-et-ses-outre-mer.html?item_id=7865
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