Véronique BERTILE

Maître de conférences en droit public à l’université de Bordeaux.

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La diversité des statuts

Les évolutions et les refondations du droit français de l’outre-mer ont fait éclater l’ancienne dichotomie entre les départements d’outre-mer (DOM) et les territoires d’outre-mer (TOM). Les révisions de la législation et de la Constitution nourrissent une diversification et une incontestable complexification des situations statutaires. Ces dynamiques, avant de procéder du droit, doivent relever d’un projet de société.

Le droit français de l’outre-mer a été construit en référence au modèle d’organisation territoriale qu’offrait la République. Dans les « quatre vieilles » colonies qu’étaient alors la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et La Réunion, la départementalisation affirmée par la loi du 19 mars 1946 est la preuve irréfragable de ce mimétisme, et, dans ce qui était alors les TOM (les territoires d’outre-mer), même si une « organisation particulière » pouvait être adoptée, la référence restait l’organisation territoriale de la République.

De 1946 à aujourd’hui, le droit français de l’outremer a connu une profonde évolution, qui s’est faite progressivement, par à-coups. Le point de départ de cette évolution se situe dans « les événements » de Nouvelle-Calédonie, qui ont débouché sur l’accord de Matignon (1988) puis l’accord de Nouméa (1998) et l’insertion d’un titre spécial dans la Constitution. Le cas calédonien a eu outre-mer un effet tache d’huile, d’abord pour le TOM « voisin », la Polynésie française, ensuite pour l’ensemble de l’outre-mer. À la suite de la déclaration de Basse-Terre du 1er décembre 1999 signée par les présidents des régions de Guadeloupe, de Guyane et de Martinique et du discours du président Jacques Chirac le 11 mars 2000 à Madiana qui lui a fait écho, c’est d’abord le législateur qui a amorcé cette évolution, avec la loi d’orientation pour l’outre-mer (la fameuse LOOM) du 13 décembre 2000, suivie trois ans plus tard par le constituant, avec la révision du 28 mars 2003, qui a profondément modifié le titre XII de la Constitution et véritablement refondu le droit outre-mer.

Le droit outre-mer a été, pendant longtemps, caractérisé par la distinction constitutionnelle entre les départements d’outre-mer (DOM), soumis au principe de l’assimilation législative, et les territoires d’outremer (TOM), régis par le principe de la spécialité législative. Certaines collectivités vont hésiter entre ces deux statuts, comme Saint-Pierre-et-Miquelon, qui a été successivement TOM, DOM, collectivité à statut particulier, dite sui generis (c’est-à-dire hors catégorie, « de son propre genre »), ou Mayotte, qui était TOM mais réclamait le statut de DOM. Cette dichotomie était certes imparfaite mais donnait une impression de simplicité et présentait la vertu de la pédagogie. Ces temps sont désormais révolus et le droit de l’outremer se caractérise depuis 2003 par une formidable complexité. La catégorie des TOM a disparu, la distinction DOM-TOM est remplacée par la distinction « article 73-article 74 », en référence aux articles de la Constitution qui régissent les outre-mer. Derrière cette présentation binaire se cache néanmoins une grande diversité, brouillant les cartes de la distinction : le régime de certaines collectivités de l’article 74 les rapproche davantage de l’esprit de l’article 73 (Saint-Pierre-et-Miquelon, par exemple), et, inversement, le régime de certaines collectivités de l’article 73 les rapproche davantage de l’esprit de l’article 74 (la Guadeloupe et la Martinique, notamment). La frontière entre les deux statuts devient floue.

Le temps de l’uniformité est donc révolu et la voie de la différenciation statutaire a ainsi été ouverte au profit des collectivités situées outre-mer. Aujourd’hui, trois statuts existent outre-mer : celui de l’article 73 de la Constitution, celui de l’article 74 de la Constitution et celui de la Nouvelle-Calédonie, à part.

Les collectivités de l’article 73 de la Constitution

Cinq collectivités relèvent de l’article 73 de la Constitution : les quatre DOM « historiques » – Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion – et Mayotte, qui, en 2011, est passée de l’article 74 à l’article 73.

Le seul point commun aujourd’hui entre ces collectivités est qu’elles relèvent de l’article 73. On ne peut plus les appeler DOM, car deux d’entre elles, la Martinique et la Guyane, sont devenues, depuis le 1er janvier 2016, des collectivités uniques et ne sont donc plus formellement ni des départements ni des régions : il n’y a plus de conseil départemental ni de conseil régional mais une assemblée unique. Par ailleurs, l’organisation institutionnelle retenue dans ces deux collectivités n’est pas la même : la Martinique a choisi une organisation bicéphale avec, d’une part, une assemblée et son président et, d’autre part, un conseil exécutif et son président ; la Guyane a opté pour une organisation « classique », avec une assemblée et son président.

Le principe qui régit les collectivités de l’article 73 de la Constitution est celui de l’assimilation législative (appelé aussi principe de l’identité législative). Il signifie que les lois et règlements y sont applicables de plein droit. Ainsi, une loi s’applique automatiquement dans ces collectivités, sauf si elle en dispose autrement. Ce principe d’identité législative n’a jamais été conçu de façon absolue. Dès 1958, il est prévu que les lois et règlements puissent faire l’objet d’adaptations tenant aux « caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Ces adaptations sont le fait de l’État ou des collectivités « dans les matières où elles exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées ».

Outre ces adaptations, l’article 73 prévoit également, depuis 2003, que « pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par le présent article peuvent être habilitées, selon le cas, par la loi ou par le règlement, à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement ». En clair, les collectivités de l’article 73 – à l’exception de La Réunion – peuvent être habilitées à prendre elles-mêmes des règles qui relèvent de la loi ou du règlement.

La Guadeloupe et la Martinique ont mis en œuvre cette possibilité et ont ainsi été habilitées à fixer elles-mêmes les règles dans des domaines législatifs divers : la formation professionnelle – par cette habilitation, la Guadeloupe a ainsi pu créer un établissement public de formation professionnelle –, les transports et, surtout, dans le domaine de l’énergie et de l’environnement.

Les collectivités de l’article 74 de la Constitution

Cinq collectivités relèvent de l’article 74 de la Constitution : Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Polynésie française ainsi que Saint-Barthélemy et Saint-Martin, anciennes communes de Guadeloupe qui deviennent des collectivités d’outre-mer en 2007. À l’exception des îles Wallis et Futuna, toujours figées dans le statut de TOM que leur a conféré la loi du 29 juillet 1961, les collectivités de l’article 74 ont un statut défini par une loi organique qui tient compte des intérêts propres de chacune d’elles au sein de la République. Il y a ainsi autant de statuts qu’il y a de collectivités.

Le principe qui régit les collectivités de l’article 74 est celui de la spécialité législative, selon lequel les lois et règlements ne s’appliquent que s’ils le prévoient expressément. Dans le silence de la loi, la loi ne s’applique pas. Mais là encore, ce principe de spécialité législative n’est pas absolu et, dans sa dernière version, l’article 74 confie ainsi au statut, défini par loi organique, le soin de fixer les conditions dans lesquelles les lois et règlements sont applicables. Les dispositions relatives à Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin et Saint-Barthélemy affirment ainsi, de façon assez surprenante, que les lois et règlements y sont applicables de plein droit. Le principe est ainsi bel et bien celui de l’identité législative et non celui de la spécialité législative, même si quelques rares exceptions sont énoncées. Seul le statut de la Polynésie française consacre le principe de spécialité législative : l’article 7 de la loi organique du 27 février 2004 affirme ainsi que « sont applicables en Polynésie française les dispositions législatives et réglementaires qui comportent une mention expresse à cette fin ».

Pas toutes soumises au principe de spécialité législative, les collectivités de l’article 74 ne sont par ailleurs pas toutes dotées de l’autonomie. L’article lui-même prévoit que seules certaines d’entre elles le sont et donne un contenu à cette autonomie, constituée de quatre éléments :

  • la possibilité pour la collectivité autonome d’adopter des actes qui interviennent dans le domaine de la loi et soumis au contrôle juridictionnel du Conseil d’État ;
  • la protection, assurée par le Conseil constitutionnel, du champ de compétences de la collectivité autonome contre tout empiètement du législateur ;
  • la possibilité pour la collectivité autonome d’adopter des mesures en faveur de sa population (emploi, droit d’établissement pour l’exercice d’une activité professionnelle, protection du patrimoine foncier) ;
  • la possibilité pour la collectivité autonome de participer à l’exercice des compétences de l’État.

Au sein de l’article 74, seule la Polynésie française est dotée d’une telle autonomie.

La Nouvelle-Calédonie

De 1984 à 1988, la Nouvelle-Calédonie connaît de violents affrontements entre les partisans et les opposants à l’indépendance. L’accord de Matignon signé en 1988 prévoit un référendum d’autodétermination dix ans plus tard, mais l’accord de Nouméa, qui sera signé en 1998, différera ce référendum à 2018, non sans donner des gages aux deux parties : l’accord de Nouméa, qui sera constitutionnalisé, reconnaît un peuple kanak, une citoyenneté calédonienne et une « souveraineté partagée ». La Constitution est révisée et un titre entier est consacré à la Nouvelle-Calédonie : il s’agit du titre XIII, intitulé « Dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » et composé des articles 76 et 77. La loi organique adoptée sur la base de ces articles en 1999 fixe le nouveau statut de la Nouvelle-Calédonie, toujours en vigueur aujourd’hui.

Depuis 1999, la Nouvelle-Calédonie dispose de la faculté d’adopter des normes appelées « lois du pays », qui sont de véritables lois : adoptées par le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, elles interviennent dans des matières que la République a transférées au territoire de façon définitive ; elles ne peuvent être défaites, c’est-à-dire modifiées ou annulées, par le Parlement national ; elles sont soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, juge de la constitutionnalité des lois.

La Nouvelle-Calédonie jouit ainsi, au sein de la République, d’un statut d’autonomie. Lors des référendums d’autodétermination qui ont eu lieu en 2018, 2020 et 2021, les Calédoniens ont été appelés à répondre à la question suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » Le non l’ayant emporté, la question du statut est à nouveau posée et commande une révision de la Constitution et de son titre XIII.

La quête du meilleur statut

Si elle a toujours été présente – bien qu’à des degrés divers selon les territoires –, la question statutaire se pose aujourd’hui dans un contexte nouveau : en Nouvelle-Calédonie, à la suite du troisième et dernier référendum d’autodétermination ; en Guadeloupe, où le ministre des Outre-mer s’est dit « prêt à débattre de l’autonomie » ; en Guyane, où le Congrès des élus a voté à l’unanimité en faveur de l’évolution statutaire. Le 16 mai 2022, les présidents des régions ultrapériphériques françaises (Guadeloupe, Guyane, La Réunion, Saint-Martin, Mayotte et Martinique) ont lancé l’« appel de Fort-de-France », pour ouvrir une nouvelle étape de l’histoire des pays d’outre-mer au sein de la République en demandant notamment « une réelle domiciliation des leviers de décision au plus près des territoires ».

Contrairement à l’idée reçue, le choix ne se réduit pas à l’alternative entre le « 73 », dans lequel les collectivités seraient, pour grossir le trait, riches mais soumises, et le « 74 », dans lequel les collectivités seraient pauvres mais libres. Les options sont plus nombreuses et variées : statut de droit commun (comme les collectivités hexagonales), article 73, article 74, statut calédonien, voire statut particulier (sui generis). Ces différents statuts offrent des marges de manœuvre différentes aux collectivités, une gradation allant de la décentralisation (statut de droit commun) à l’autonomie (statut de la Nouvelle-Calédonie). Entre les deux, les combinaisons sont multiples : un 73 peu adapté (comme La Réunion), un 74 peu spécifique (comme Saint-Pierre-et-Miquelon), un 73 très adapté (comme la Guadeloupe), un 74 très spécifique (comme la Polynésie française). Le droit étant « la plus puissante des écoles de l’imagination », selon les mots de Jean Giraudoux, tout ou presque pourrait être envisagé !

Mais ce sont précisément ces arguties pseudo-juridiques qui phagocytent le débat sur la question statutaire : il faut en sortir. Le statut n’est pas une fin en soi, il n’est qu’un outil, qu’un cadre au service d’un projet de société. Avant de se demander « article 73 » ou « article 74 », il faut se demander quelles sont ses forces et ses faiblesses, quelles compétences doivent être exercées localement et quelles compétences doivent être exercées par l’État. L’hétérogénéité qui caractérise aujourd’hui les outre-mer rend obsolète la distinction entre les articles 73 et 74 de la Constitution. Le temps des statuts à la carte est venu.

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