Hervé MARITON

Ancien ministre, président de la Fédération des entreprises d’outre-mer (FEDOM).

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Les entreprises outre-mer : contraintes de marché et perspectives

Outre-mer, les entreprises exercent dans des secteurs variés et dans un univers de contraintes et d’opportunités différent de la métropole. Ces entreprises, qui dessinent l’avenir des territoires et des populations, peuvent transformer des géographies et des démographies singulières en avantages. L’économie et l’attractivité des sociétés ultramarines dépendent des capacités de leurs entreprises à dépasser leurs fragilités et à développer leurs atouts.

Il paraît utile d’avoir quelques mesures chiffrées (en observant le retard ou les carences de chiffres en certaines circonstances) des économies dans lesquelles évoluent les entreprises ultramarines 1.

Le PIB par habitant, plus faible qu’en métropole (sauf en Nouvelle-Calédonie, où il est comparable), se situe sensiblement au même niveau que celui des régions ultrapériphériques espagnoles (Canaries) ou portugaises (Açores, Madère), mais l’écart avec la métropole est plus important. Pour observer l’océan Indien, le PIB par habitant de La Réunion est comparable à celui des Seychelles, supérieur à celui de Maurice, lui-même supérieur à celui de Mayotte, très supérieur à celui des Comores ou de Madagascar.

Le secteur marchand est le plus souvent plus faible qu’en métropole, y compris en comparaison avec la province. Le niveau d’importation est le plus souvent élevé, le niveau d’exportation faible, le taux de couverture (rapport entre la valeur des exportations et celle des importations) très faible. Ainsi, le secteur marchand emploie 44 % des salariés en province (chiffre de 2016) pour 32 % à La Réunion, 35 % en Martinique, 30 % en Guadeloupe, 18 % en Guyane. En 2020, le secteur marchand rend compte de 80 % de la valeur ajoutée en Nouvelle-Calédonie, avec l’observation d’un puissant secteur d’économie mixte. Le taux de couverture exportation sur importation des biens est, en 2019, de 14 % en Martinique, 10 % en Guadeloupe et en Guyane, 5 % à La Réunion, 1 % à Mayotte, 51 % en Polynésie française, 61 % en Nouvelle-Calédonie pour 93 % pour la France entière (2021, biens et services dans ces deux cas). À l’exception de la Nouvelle-Calédonie, le poids de la consommation finale des ménages dans le PIB dépasse de 20 points le niveau français d’ensemble. C’est dire l’importance du secteur de la distribution dans les panoramas économiques des différents territoires. On ajoutera la présence importante d’un secteur informel et un niveau de chômage élevé, particulièrement chez les jeunes.

Cette description introductive n’a pas vocation à enfermer dans un regard déprimé les entreprises ultramarines mais à souligner leurs mérites actuels comme à appeler à leur développement. Les équilibres sociaux reposent trop sur des initiatives publiques dont on ne peut présumer de la stabilité dans leur ampleur. Plus que jamais, l’avenir des sociétés ultramarines suppose le développement de leurs économies et donc de leurs entreprises.

Un tourisme qui peut se développer

Le tourisme occupe une part essentielle de l’économie polynésienne, importante aux Antilles, significative à La Réunion, plus modeste ailleurs. Après la crise de la COVID, 2023 s’annonce comme une bonne année. Les marchés prospectés méritent d’être diversifiés. La Polynésie dépend beaucoup du marché américain, quand les Antilles s’y adressent trop peu. Cela dépend, en particulier, des liaisons aériennes, qui méritent d’être relancées entre les Antilles, les États-Unis et le Canada.

La question de la qualité des infrastructures joue aussi. Il y a matière à développer en Polynésie un produit mature et à stimuler nettement, aux Antilles, l’investissement en quantité et en qualité. Les coûts de main-d’œuvre y sont supérieurs à d’autres destinations voisines ; le produit proposé doit être clairement différent, avec une dimension patrimoniale, environnementale, expérientielle soulignée. Le tourisme affinitaire comme le tourisme local sont des marchés différents, qui assurent des bases solides mais ne doivent pas émousser les efforts nécessaires pour atteindre des cibles plus complexes mais sans doute plus rentables. L’inclusion dans les réseaux touristiques peut être un plus, ainsi de l’entrée de Saint-Pierre de la Martinique dans les « 100 plus beaux détours de France ». La question des compétences, antienne un peu surjouée et dépassée pour le personnel de service, est préoccupante pour l’encadrement. De nouveaux efforts sont déployés, y compris privés, comme le développement des écoles Vatel, mais les jeunes formés – nous y reviendrons – ne se fixent pas toujours sur place. Le tourisme nautique, au potentiel considérable, mérite des infrastructures plus ambitieuses (plus largement, des collectivités tirent des revenus du tourisme sans y investir comme il serait nécessaire). Le marché de la croisière a un potentiel aussi important, pour les grands ou plus petits bateaux. La volonté politique d’accueil est inégale et irrégulière, et mérite d’être explicitée.

Le tourisme outre-mer n’échappera pas à l’évaluation de son empreinte carbone. Les touristes viennent pour des séjours d’une certaine durée, à la différence de week-ends en Europe ou à New York, ce qui représente une première réponse. Les compagnies aériennes, les ports travaillent à leur décarbonation. Certains hôtels engagent une évaluation et montent des stratégies bas carbone. Les réponses ne sont pas toujours évidentes, mais le milieu professionnel est bien conscient de l’enjeu et des attentes, aujourd’hui et demain, de sa clientèle. Le tourisme à Saint-Barthélemy repose sur un modèle très haut de gamme et un immobilier de luxe. Ces deux critères sont présents à Monaco, où la conscience des enjeux écologiques est forte. Les responsables économiques de Saint-Barthélemy échangent avec leurs homologues monégasques…

Un secteur industriel spécifique

Autant le tourisme est en bonne part tourné vers un marché extérieur, autant l’industrie s’adresse essentiellement – aux exceptions principales de la filière sucre-rhum et de la métallurgie en Nouvelle-Calédonie – à des consommations locales. Cette industrie de substitution à l’importation a la vertu de tempérer les caractères extrêmement tertiarisés et dépendants de l’extérieur des économies locales. Elle s’adresse toujours à des marchés isolés (insulaires ou comparables s’agissant de la Guyane) et de petite dimension. Il en résulte, en particulier, une difficulté d’adaptation de l’outil de production, en capacité comme en modernité. Nous soulignons l’intérêt d’une évolution de la digitalisation de cet outil (industrie 4.0) permettant une adaptation plus pertinente à ces marchés. Faut-il encore que la proposition de matériel soit disponible. Mais, au-delà de la France, les petits marchés isolés sont assez nombreux dans le monde, et nous pensons qu’il y a, sur ce sujet, une opportunité stratégique à développer pour la France, pertinente dans l’approche « France 2030 ».

L’industrie outre-mer s’est développée à l’abri de mesures de soutien, comme l’octroi de mer, taxation différentielle des produits fabriqués localement ou importés. Mais ce soutien n’interdit pas de rechercher de nouvelles productions. Le lien se fait avec un écosystème de start-up dynamiques débouchant parfois sur des applications industrielles. Des débouchés potentiels spécifiques apparaissent dans la valorisation de bioressources, terrestres ou marines, y compris de pestes végétales, comme les algues sargasses. Dans un secteur plus traditionnel, des marges de progrès importantes sont possibles pour la transformation des fruits tropicaux.

Des perspectives pour l’énergie et les ressources naturelles

La transition énergétique est, pour les entreprises ultramarines, à la fois une réalité de marché et une perspective. Les territoires intégrés à l’Union européenne sont concernés par ses règles ; les autres affichent les mêmes objectifs bas carbone. Or, le point de départ est plus difficile qu’en métropole : le mix énergétique est très carboné, faute d’électricité nucléaire, les importations élevées, les modes de transport à l’intérieur et à l’extérieur des territoires reposent quasi exclusivement sur des hydrocarbures. Mais le potentiel d’énergies renouvelables est important, selon les territoires, par le vent et la mer, l’hydraulique, la géothermie, la biomasse, le solaire. Grandes entreprises nationales et acteurs locaux sont actifs. La question du nucléaire ne s’est jusqu’à présent pas posée et ne figure pas dans les programmations pluriannuelles de l’énergie locales. Mais le sujet n’est plus tabou et mérite d’être posé dans un contexte de développement des petits réacteurs (SMR), par exemple pour fournir des industries énergivores comme la mine et la métallurgie en Nouvelle-Calédonie. L’outre-mer a intérêt à explorer des voies, pour lui originales, et à ouvrir des perspectives sortant des sentiers battus.

L’exportation des ressources naturelles est une réalité historique et bute sur des perspectives très incertaines. Le critère de développement durable est entendu. Sans doute ne l’a-t-il pas toujours été, mais le risque est, aujourd’hui, celui d’une « mise sous cloche » des outre-mer et d’une interruption des projets, quand les territoires voisins en développent ou que, même, des initiatives hors du cadre légal prospèrent. Les entreprises en Guyane sont confrontées à un concentré de ces difficultés : orpaillage illégal, contournement des règles sur la pêche, exploitation de la forêt, recherche d’hydrocarbures en mer. Les réponses de l’État, secteur par secteur, sont insuffisantes, et les entreprises ont besoin non seulement de perspectives sectorielles, mais aussi que l’État et les collectivités assument une vision globale du sens du développement durable. « Garder et cultiver son jardin », disait saint François d’Assise. On notera cependant l’émergence de nouvelles entreprises tirant leur activité de la mise en valeur de la diversité et de la richesse biologique locale. Ce créneau est sûrement porteur, mais il n’engendre pas encore un très grand nombre d’emplois.

BTP et aide à la personne ont des opportunités

Avec le tourisme et la distribution, le BTP est un pilier important de l’activité, toujours très dépendant de la commande publique tant pour les travaux que pour le logement social. Majors nationales et entreprises locales sont sur le marché. Elles sont gravement impactées par de très mauvais délais de paiement d’un grand nombre de collectivités locales et des hôpitaux (quand l’État, lui, paie bien). Cela décourage certains acteurs, restreint l’offre et contribue à l’augmentation des prix. La commande, tant de l’État que des collectivités, subit des à-coups plus marqués qu’en métropole, par l’effet de plans d’urgence engagés en réponse à des crises locales, et d’une plus grande irrégularité du rythme d’investissement des collectivités, lui-même déprimé par l’importance de leurs dépenses de fonctionnement. La démographie positive crée naturellement des besoins, tant en équipements publics qu’en logements, en Guyane et à Mayotte, quand sa dépression impacte la Martinique, la Guadeloupe et la Nouvelle-Calédonie. Des compétences sont développées et peuvent être exportées dans les savoir-faire du bâti tropical.

Le secteur de l’aide à la personne est appelé, du fait d’une offre plus faible qu’en métropole et du vieillissement de la population dans certains territoires, à un développement important, et la grey economy est aussi une opportunité d’affaires. Nos territoires sont aussi attractifs par leur offre sanitaire, mais outremer comme en métropole, la France sait mal monétiser ce secteur. L’île de Sainte-Lucie (île des Antilles qui n’est pas en France) vante comme argument touristique la proximité d’un système sanitaire sûr et de qualité. Il est en territoire français voisin. Et qui paie ? Quelques entreprises cependant ont pu se développer sur les territoires et même exporter leur savoir-faire, comme Clinifutur, à La Réunion et à Mayotte.

Communication et distribution

Le secteur de la communication est actif pour répondre à un besoin de connectivité, avec à la fois des acteurs nationaux et des entreprises locales. Les industries culturelles sont aussi présentes, soit pour des besoins locaux, soit pour des productions proposées sur les marchés extérieurs. Les initiatives de service à distance (call centers, activité de conseil, etc.), profitant, entre autres, du décalage horaire avec la métropole, se sont assez peu concrétisées, du fait, notamment, de la comparaison des coûts de main-d’œuvre, par exemple avec Maurice. On pourra cependant citer la lecture de radios médicales en Polynésie.

Reste le secteur de la distribution, central dans les économies locales. Les grandes enseignes sont présentes, très rarement en exploitation directe. L’e-commerce, pour des raisons de délai d’acheminement, est peu développé. Les perspectives démographiques, inégales selon les territoires, impactent évidemment cette activité. Le secteur connaît des mouvements internes, mais c’est assurément celui dont la place, dans les économies locales, est la plus établie. La concurrence est réelle dans la plupart des domaines. Elle rencontre sa limite compte tenu de la taille et de l’isolement des marchés.

Trois enjeux transversaux

L’application des normes européennes est à la fois une protection (pour la qualité, comme obstacle non tarifaire) et une difficulté quand elle interdit l’accès à des intrants moins coûteux. Elle peut être revendiquée, par exemple, pour garantir de nouveaux produits biosourcés, ou parfois au contraire critiquée.

L’exportation est une ambition difficile à atteindre compte tenu de l’isolement géographique, institutionnel avec les territoires voisins, de la comparaison aussi des coûts de main-d’œuvre ou de l’intensité des aides publiques. La coopération régionale est aussi un appel plus qu’une réalité. Mais il y a des initiatives pour l’offre de l’exportation de savoir-faire.

Enfin, les perspectives des entreprises dépendent beaucoup de leur capacité à attirer de la main-d’œuvre, dans le contexte d’un chômage trop répandu. Le débat sur l’activation réelle du RSA aura une résonance particulière outre-mer. Attirer aussi les compétences, spécialement par le retour au pays ou la venue de jeunes diplômés (ou de moins jeunes talents). La FEDOM souhaite, avec les entreprises, prendre plusieurs initiatives en ce sens, soulignant, à côté de contraintes et de difficultés connues, l’attractivité de nos territoires, le chemin à défricher, en mettant en avant les enjeux intenses qu’y prennent la transition énergétique, la transition écologique, la transformation numérique. Outre-mer, beaucoup est à construire, dans les entreprises existantes, dans les entreprises à créer. C’est affaire d’innovation technique, d’ingénierie financière et de mobilisation des compétences. Il y a des marchés, il y a des perspectives.



  1. Ce constat a amené la FEDOM à développer une plateforme de visualisation des données disponibles sur l’outre-mer, accessible à tous sur un simple clic : https://fedom.toucantoco.com/tableau-de-bord-fedom/.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/les-entreprises-outre-mer -contraintes-de-marche-et-perspectives.html?item_id=7868
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