Vincent MARTIGNY

Professeur de science politique à l’université de Nice et à l’École polytechnique.

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Identités politiques et comportements électoraux dans les DROM

Les clivages et les comportements politiques dans les DROM traduisent une histoire longue, des évolutions institutionnelles récentes et des situations sociales problématiques. Lors des élections présidentielles de 2022, ces cinq territoires ont d’abord voté en masse, au premier tour, pour Jean-Luc Mélenchon avant de tous placer largement en tête Marine Le Pen au second tour. Les DROM dénotent ainsi une dimension antisystème prononcée.

L’élection présidentielle de 2022 a constitué un coup de tonnerre dans le ciel politique des outre-mer, illustrant la singularité électorale de ces territoires 1. Dans les DROM, après avoir largement placé Jean-Luc Mélenchon en tête du premier tour de l’élection, c’est Marine Le Pen qui l’a très largement emporté au second. Au-delà de la surprise, un tel résultat semble indiquer des comportements politiques spécifiques dans les cinq régions ultramarines historiques relevant de l’article 73 de la Constitution – Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion et Mayotte –, partagées entre dynamiques nationales et influence forte des particularités locales. Il témoigne, par ailleurs, d’un investissement nouveau des partis politiques nationaux dans ces régions, dont le poids électoral ne saurait être négligé : plus d’un million et demi d’électeurs, auquel il convient d’ajouter le « sixième DOM » constitué par la diaspora vivant dans l’Hexagone, avec environ un demi-million de personnes supplémentaires.

Les outre-mer et leurs représentations parlementaires

Au total, l’outre-mer, avec les parlementaires des DROM et ceux des collectivités d’outre-mer (Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, la Polynésie française et les îles Wallis et Futuna), compte 27 députés à l’Assemblée nationale, 23 sénateurs et 4 députés européens. L’ensemble des électeurs dans les DROM et les COM représente environ 5 % du corps électoral français, représentés par 5 % des députés à l’Assemblée, 5 % des députés européens et 7 % des sénateurs.

Comportements et paysages politiques dans les DROM

Il n’est pas possible de comprendre la vie politique dans les DROM sans prendre en considération les grands clivages qui s’organisent, depuis la départementalisation de 1946, autour des questions liées au statut institutionnel et au lien rattachant ces territoires à l’Hexagone. Comme le souligne le professeur de science politique Justin Daniel, les comportements et divisions politiques doivent s’analyser à l’aune de trois grandes tendances : une assimilation politique et culturelle à l’Hexagone (majoritaire dans l’opinion), une autonomie statutaire ménageant une place singulière au sein de l’ensemble français, une revendication d’indépendance, ou, à tout le moins, d’une « altérité radicale », que l’on retrouve aux Antilles avec le Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) ou l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe (UPLG) 2.

Le paysage politique et les comportements électoraux ont cependant connu, depuis vingt ans, des transformations par rapport à la situation née de la départementalisation de 1946, avec son cortège d’espoirs déçus et de limites. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a contribué à la mise en place de politiques de reconnaissance de la différence culturelle dans les DROM, caractérisées par le mot d’ordre du « droit à la différence ». Les années 1980 ont marqué des politiques de valorisation des langues et des cultures créoles, privant les autonomistes et les indépendantistes d’un argument majeur. Cette rupture avec le jacobinisme de la période précédente s’est accompagnée d’une décentralisation permettant l’émergence de pouvoirs locaux, déplaçant les revendications vers les stratégies de développement. En outre, la réforme institutionnelle de 2003, permettant une évolution statutaire « à la carte », a introduit une diversification statutaire des DROM.

Le paysage politique y reste marqué par plusieurs traits caractéristiques. Le premier est le faible niveau de participation électorale. L’implication des citoyens ultramarins est, au niveau local, plus importante qu’en moyenne nationale. En revanche, les élections nationales se caractérisent par une abstention record avec, lors de l’élection présidentielle en 2022, un taux allant de 41 % à La Réunion à 61 % en Guyane. Les législatives de 2022 ont été le théâtre d’un décrochage record, avec une participation allant de 26 % en Martinique à 49 % à Mayotte.

Les formes de la vie politique dans les DROM procèdent des inégalités très élevées dans ces territoires pauvres, où la demande de protection par l’État est forte et où le retrait des services publics a des conséquences lourdes sur la vie quotidienne des habitants. Rappelons que le taux de chômage dans les DROM figure parmi les plus importants d’Europe, que le revenu moyen par habitant est de 30 % à 50 % plus faible que dans le reste du territoire national, et que les prix des biens de consommation courante sont plus élevés du fait de situations de monopoles et de l’octroi de mer, un impôt qui finance les collectivités territoriales. D’où des mouvements sociaux récurrents venant exprimer le sentiment de relégation de territoires se percevant comme à la périphérie de la République, du mouvement LKP en 2009 aux Antilles aux gilets jaunes qui ont connu à La Réunion une vivacité tout à fait remarquable. À cela viennent s’ajouter des manquements de l’État à ses responsabilités, que ce soit à travers le scandale du chlordécone ou la gestion de la politique l’eau en Guadeloupe, ou encore l’insécurité et l’immigration en Guyane et à Mayotte. Cette situation s’est trouvée accentuée par la pandémie de COVID-19. Cette dernière a été durement ressentie dans des territoires où le confinement et la quasiobligation vaccinale ont réveillé des souvenirs douloureux de privations de liberté durant l’esclavage et la colonisation, notamment aux Antilles, où près de 60 % de la population a refusé de se faire vacciner.

Progression de la France insoumise et du Rassemblement national

Ces facteurs peuvent également expliquer le faible enracinement local des partis centristes, au profit d’une progression importante de La France insoumise et du Rassemblement national depuis une décennie. Le vote des DROM lors des élections présidentielles jusqu’en 2012 avait tendance à être légitimiste, les candidats du PS et de la droite concentrant les trois quarts des suffrages du premier tour lors des élections de 1995, 2002 et 2007, le vote pour le FN étant alors quasiment inexistant. Face à cela, la situation de LREM, qui aurait pu récupérer le vote légitimiste, frappe par le faible enracinement du parti présidentiel et du président candidat. Après un engouement relatif lors de l’élection présidentielle de 2017, seul le président de la région Guadeloupe lui a apporté son soutien en 2022, et la majorité présidentielle n’a remporté aucune circonscription aux élections législatives ni aucune ville significative aux élections municipales. Les mouvements de gauche dominent largement le paysage politique des DROM, à l’exception de Mayotte, fortement ancrée à droite. Cette assise, construite de longue date, permet aux formations de gauche, seules ou en coalition, de contrôler deux des trois exécutifs régionaux (La Réunion et Guadeloupe), les deux assemblées uniques de Martinique et de Guyane, le département en Guadeloupe, ainsi que l’immense majorité des villes. Aux élections législatives, sur 19 circonscriptions, la Nupes en a remporté 14, deux étant occupées par des divers gauche, laissant seulement trois députés à la droite (deux LR et un dissident). Aux élections présidentielles de 2022, Jean-Luc Mélenchon réalise d’excellents scores en Martinique, à La Réunion et en Guadeloupe.

La mise en avant par Jean-Luc Mélenchon du concept de « créolisation », forgé par l’intellectuel martiniquais Édouard Glissant dans son appréhension de la société française et de son évolution, contribue à donner un ton particulier à ses positions au sujet des outre-mer. À cela s’ajoute une maîtrise des dossiers, grâce à un travail parlementaire marqué sur les questions ultramarines par le groupe LFI à l’Assemblée nationale. Aux Antilles comme à La Réunion, LFI dispose de relais militants locaux distants des élus mais influents au sein de la population.


Résultats du deuxième tour des élections présidentielles de 2017 et de 2022 dans les cinq DROM

Résultats France entière : E. Macron : 66 %, M. Le Pen : 34 %.


Résultats France entière : E. Macron : 59 %, M. Le Pen : 41 %.


De son côté, la candidate du Rassemblement national a connu une très forte poussée lors de l’élection présidentielle, notamment lors du second tour, au cours duquel elle domine largement Emmanuel Macron dans les cinq DROM. Sa progression était déjà constatée lors de l’élection de 2017, où elle avait atteint des scores historiques pour cette formation politique longtemps négligeable dans ces territoires. Sa progression est nette en 2022 aux Antilles et à Mayotte, où elle profite de l’effondrement de Valérie Pécresse. C’est au second tour que ses résultats sont les plus impressionnants, surclassant largement Emmanuel Macron dans tous les territoires concernés.

Des outre-mer plus antisystème

Il est possible de considérer le résultat du second tour de 2022 comme celui d’un mouvement antisystème, voire anti-Macron, tant la figure du chef de l’État concentre le sentiment d’être méprisé par les autorités nationales. À cela s’ajoute une inquiétude face aux entrées irrégulières d’étrangers sur le territoire national dans ces enclaves européennes entourées de pays pauvres, et où s’exprime un ras-le-bol à l’encontre des Surinamiens en Guyane, des Haïtiens aux Antilles et des Comoriens à Mayotte et à La Réunion. Quoique profondément multiethniques et marqués par le syncrétisme culturel et religieux, ces territoires sont aussi traversés de tensions identitaires que l’immigration illégale vient cristalliser. L’invisibilisation et le désintérêt pour ces territoires au niveau national, corollaire d’une méconnaissance des spécificités locales et du potentiel de ces sociétés riches d’une immense diversité culturelle et écologique, sont les principaux moteurs de la colère contre un système qui les ignore.

Les comportements électoraux dans les DROM se caractérisent finalement par plusieurs tendances, malgré un poids politique incertain du fait de trajectoires institutionnelles variées et du fort taux d’abstention aux élections. D’abord s’y repère une domination persistante de la gauche, mais aussi et surtout des candidats considérés au niveau national comme aux deux extrémités du champ politique. Contrairement au président-candidat, qui focalise l’animosité des populations locales, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ont compris de longue date que le sentiment de relégation et d’injustice sociale était de nature à fournir un débouché électoral pour leurs idées. Ils ont multiplié les attentions envers les Ultramarins depuis plusieurs années, y effectuant plusieurs déplacements durant la dernière campagne présidentielle. Chacun à sa manière a su intégrer la question des outre-mer dans son récit national. C’est le thème de la créolisation chez Jean-Luc Mélenchon. Marine Le Pen, quant à elle, ne cesse de rappeler son attachement à ces territoires français depuis plusieurs siècles, et sa volonté de porter leur voix au niveau national. Plus généralement, ce qui frappe l’observateur de la vie politique des DROM est que ces territoires sont autant de loupes grossissantes des colères et des angoisses sociales et culturelles françaises, puisque tout y est plus visible qu’ailleurs. Pour y faire face, il n’est plus suffisant de clamer un attachement à « l’Outremer » ou, au contraire, de brandir la menace d’une autonomie qui ne suscite pas d’adhésion majoritaire. Entre spécificités locales et projections nationales, les DROM reflètent, plus que jamais, les espoirs et les attentes des Français d’outre-mer vis-à-vis des pouvoirs publics et de la République.



  1. L’auteur souhaite remercier Audrey Célestine pour les discussions et les remarques qui ont permis d’enrichir cet article.
  2. Justin Daniel, « Cadre institutionnel et vie politique outre-mer », in Pouvoirs no 113, 2005, pp. 131-143.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/identites-politiques-et-comportements-electoraux-dans-les-drom.html?item_id=7866
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