Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN

Professeur de droit public à l’université de Bordeaux, président de l’Association des juristes en droit des outre-mer.

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Entre décentralisation, autonomie et indépendance

Notre Constitution confère aux outre-mer des statuts variés. La décentralisation s’y applique de façon contrastée. Alors que ces territoires vivent une « crise existentielle », le droit leur reconnaît une autonomie accrue, sans renoncer au principe d’indivisibilité de la République. Les perspectives d’indépendance, c’est-à-dire de pleine souveraineté, ne concernent véritablement que la Nouvelle-Calédonie. Partout il s’agit de moderniser les relations avec l’Hexagone.

L’adverbe outre-mer signifie littéralement « audelà des mers » par rapport à un pays défini. Son usage dans la langue française s’est répandu à la fin du XIe siècle, à l’époque de la première croisade. Aujourd’hui, le terme est parfois utilisé au singulier pour désigner l’ensemble des territoires sous souveraineté française distants de la « métropole », c’est-à-dire de la France continentale (la Corse, en raison de sa proximité géographique avec le continent européen, étant, quant à elle, rattachée à l’Hexagone). Ce terme est désormais le plus souvent utilisé au pluriel afin de marquer plus nettement la diversité des outremer français. Dans ce cas, l’adverbe outre-mer demeure invariable. C’est ainsi que, depuis 2012, le ministère dédié à ces territoires est qualifié de « ministère des Outre-mer » dans l’organigramme gouvernemental.

Les outre-mer français correspondent aujourd’hui à treize territoires. Onze d’entre eux sont peuplés : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, la Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-etMiquelon et la Nouvelle-Calédonie. Deux sont inhabités : les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) et l’îlot de Clipperton. Ils représentent les derniers fragments du vaste empire colonial que la France s’était constitué en deux temps : d’abord à compter du XVIe siècle, puis au cours du XIXe siècle, et dont l’existence a pris fin sous l’effet conjugué de mouvements locaux et de la pression internationale à partir de 1945, durant ce que l’on a appelé l’ère des indépendances. Ces « confettis de l’empire » répartis sur deux hémisphères et trois océans ont comme point commun d’être des territoires où s’exerce, à des degrés divers, la souveraineté de la République française et où vivent des citoyens français. Il en résulte que, à l’exception des TAAF et de Clipperton, qui ne sont pas peuplés de manière permanente, tous ces territoires sont représentés au Parlement national. L’article 72-3 de la Constitution du 4 octobre 1958 prévoit d’ailleurs que :

« La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.La Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les îles Wallis et Futuna et la Polynésie française sont régis par l’article 73 pour les départements et les régions d’outre-mer et pour les collectivités territoriales créées en application du dernier alinéa de l’article 73, et par l’article 74 pour les autres collectivités.

Le statut de la Nouvelle-Calédonie est régi par le titre XIII.

La loi détermine le régime législatif et l’organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises et de Clipperton. »

Cette disposition liminaire permet ainsi d’identifier quatre grandes catégories au sein des territoires situés outre-mer : les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution ; les collectivités régies par l’article 74 ; la collectivité régie par le titre XIII, comprenant les articles 76 et 77, à savoir la Nouvelle-Calédonie ; et, enfin, celles régies par la loi.

« Crise existentielle » des outre-mer

Une particularité remarquable des outre-mer français dans la période immédiatement contemporaine est qu’ils sont tous traversés par une forme de « crise existentielle » conduisant leurs élus et leurs populations à questionner l’appartenance de ces entités à la République française, à travers des réflexions sur les statuts ou les compétences normatives. Ces interrogations sont particulièrement fortes en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, dans la mesure où ces deux territoires du Pacifique sont classés par l’ONU et son comité spécial de décolonisation dans la liste des « territoires non autonomes » au sens de la Charte et que s’y exprime une forte revendication indépendantiste. Mais, ce qui est plus nouveau, c’est qu’elles se font entendre aussi désormais dans les collectivités régies par le principe d’assimilation, donc les plus intégrées, comme celles de l’article 73 de la Constitution. C’est ce qui ressort notamment du désormais fameux « appel de Fort-de-France ».

L’appel de Fort-de-France du 16 mai 2022

Mme Huguette Bello, présidente du conseil régional de La Réunion, M. Ary Chalus, président du conseil régional de Guadeloupe, M. Serge Letchimy, président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, M. Guy Losbar, président du conseil départemental de Guadeloupe, M. Louis Mussington, président du conseil territorial de Saint-Martin, M. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte, et M. Gabriel Serville, président de l’Assemblée de Guyane, ont lancé depuis Fort-de-France en Martinique, le 16 mai 2022, un appel solennel à l’État à : « ouvrir ensemble une nouvelle étape de l’Histoire des pays d’outre-mer au sein de la République ». Cet appel, historique à plus d’un titre, a placé trois priorités en tête de liste des revendications : « 1 refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d’un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions ; 2 conjuguer la pleine égalité des droits avec la reconnaissance de nos spécificités, notamment par une réelle domiciliation des leviers de décision au plus près des territoires ; 3 instaurer une nouvelle politique économique fondée sur nos atouts, notamment géostratégiques et écologiques. »

Le président de la République, M. Emmanuel Macron, ne s’est pas dérobé et a répondu à cet appel le 28 juillet 2022 en proposant aux signataires de l’appel un temps d’échange pour aborder les sujets institutionnels, économiques et sociaux. Cette rencontre a eu lieu durant les premiers jours de septembre 2022. Depuis lors, les discussions se poursuivent principalement lors de réunions bilatérales entre les élus des collectivités concernées et le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, M. Gérald Darmanin. Elles pourraient aboutir, au plus, à une révision de la Constitution, notamment de ses articles 73 et 74, au moins, à des ajustements législatifs permettant de libérer les compétences de certaines collectivités comme la Guyane ou la Martinique, qui paraissent les plus avancées à ce jour dans la formulation de leurs requêtes.

Ce que veulent dire les mots « décentralisation », « autonomie » ou « indépendance »

Si l’on veut aborder sereinement ce débat, il importe de découvrir le grain des choses qui se cache sous la paille des mots et donc ce que veulent dire plus précisément les mots « décentralisation », « autonomie » ou « indépendance ».

Décentralisation

La décentralisation, pour reprendre la définition de Michel Verpeaux, c’est « la reconnaissance, à côté de l’État, de personnes publiques chargées de compétences administratives, c’est-à-dire qui n’expriment pas la souveraineté 1 ». L’idée importante à retenir ici est que la décentralisation n’implique pas un partage du pouvoir politique remettant en question l’indivisibilité de la République. C’est le sens de la célèbre formule de François Luchaire selon laquelle, en France, les collectivités territoriales « s’administrent, mais ne se gouvernent pas ». C’est ce qui justifie que la France puisse aujourd’hui être considérée comme un État unitaire décentralisé, l’article 1er de la Constitution reconnaissant en même temps que la République est indivisible et, depuis 2003, que son organisation est décentralisée.

De ce point de vue, dans les outre-mer, le principe de décentralisation s’applique de manière très contrastée. Comme l’a souligné récemment Régis Fraisse, les collectivités territoriales situées outre-mer jouent sur toute la gamme, puisque certaines d’entre elles, comme Wallis-et-Futuna, sont les moins décentralisées de toutes les collectivités territoriales de la République, alors que d’autres, comme la Polynésie française ou la Nouvelle-Calédonie, étirent au maximum le principe de décentralisation 2.

Autonomie

Selon l’acception la plus couramment répandue, l’autonomie est le droit de se gouverner par ses propres lois, autrement dit elle correspond à la faculté pour une collectivité de déterminer elle-même les règles, les contraintes auxquelles elle se soumet. Elle peut être rapprochée de la notion d’indépendance s’il s’agit d’une autonomie politique complète, voire de la notion de souveraineté. En revanche, s’il ne s’agit que d’une autonomie administrative, l’autonomie est alors synonyme de décentralisation. Pour simplifier à l’excès, l’autonomie se situerait à mi-chemin entre la décentralisation et l’indépendance. Dans son acception institutionnelle, elle se réfère alors à un mode d’exercice de l’administration locale ou régionale dans le cadre de la relation entre un pouvoir central et ses périphéries. Dans cette perspective, les degrés d’autonomie sont très variables, pouvant aller de la simple reconnaissance de compétences administratives à la délégation de compétences quasi gouvernementales. Pour Hans Kelsen : « Ce que l’on appelle “autonomie locale” est une combinaison directe et intentionnelle des idées de décentralisation et de démocratie. […] La lutte en faveur de l’autonomie locale est à l’origine une lutte pour une démocratie au sein de l’État autocratique 3. »

La notion d’autonomie constitutionnelle a également été utilisée pour décrire des rapports entre systèmes juridiques en droit public interne. Pour Kelsen, l’autonomie constitutionnelle permet de déterminer le degré d’indépendance des différents systèmes normatifs au sein même de l’État. Ce qui est en cause, selon lui, c’est donc la question de la reconnaissance ou non, au sein de l’ordre juridique étatique, de « sous-systèmes » autonomes constitués par les normes émises par les collectivités locales, les syndicats, les associations, etc.

En France, l’évolution institutionnelle des outremer français, depuis les révisions constitutionnelles du 20 juillet 1998 sur la Nouvelle-Calédonie et du 28 mars 2003 sur l’organisation décentralisée de la République, paraît constituer le prélude à un assouplissement de l’indivisibilité de la République puisqu’une autonomie politique a été reconnue d’abord au profit de la Nouvelle-Calédonie, puis de certaines collectivités de l’article 74 de la Constitution, comme la Polynésie française, sans pour autant renoncer au principe d’indivisibilité de la République.

Indépendance

L’indépendance correspond à l’état de ce qui ne dépend de rien d’autre. En ce sens, elle est assimilée aux notions d’émancipation et de liberté. En droit public, elle a été définie par René Capitant comme la « situation d’un organe ou d’une collectivité qui n’est pas soumis à un autre organe ou à une autre collectivité ». Pour une collectivité publique, l’indépendance apparaît donc comme la situation d’une collectivité non subordonnée à une collectivité étrangère. Lorsqu’il s’agit de l’indépendance d’un État, la notion est souvent employée comme synonyme de souveraineté, c’est-à-dire du droit pour un État d’exercer par lui-même l’ensemble de ses compétences internes et externes sans subordination à un autre État ou à une autorité internationale. Mais l’indépendance doit aussi être prise en compte en tant que situation de fait, dans le sens où il s’agit de la possibilité pour un État de décider librement et de régler ses affaires. Dans cette acception, l’indépendance relèverait plutôt des faits tandis que, du point de vue du droit, il faudrait parler de souveraineté. Dans l’ordre international, l’indépendance revêt principalement trois dimensions : juridique, politique et économique.

Pour les outre-mer, l’indépendance ou, pour mieux s’exprimer, la pleine souveraineté signifie une émancipation par rapport à la souveraineté exercée par la République française. Une question qui peut se poser à cet égard est celle de la viabilité concrète des indépendances s’agissant de territoires exigus comprenant une population réduite, surtout dans un contexte de mondialisation. Ainsi, même Jean-Marie Tjibaou, héraut du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie, prenant en compte que l’indépendance est une notion de fait, relevait : « L’indépendance, c’est le pouvoir de gérer la totalité des besoins créés par la colonisation, par le système en place. […] Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances 4. »

En somme, lorsqu’on se penche sur ces trois notions de décentralisation, d’autonomie et d’indépendance, en laissant de côté la charge émotionnelle qu’elles peuvent receler, et qu’on s’en sert comme grille d’analyse de ce que l’on a pu appeler la « crise existentielle » que traversent actuellement les outre-mer français, il apparaît que, juridiquement, des marges de manœuvre existent bel et bien. En effet, hormis le cas très particulier de la Nouvelle-Calédonie, qui est sans doute déjà engagée sur une trajectoire d’acquisition de la souveraineté à plus ou moins long terme, le plus vraisemblablement en partenariat avec la France, les autres collectivités situées outremer peuvent encore gagner en autonomie, c’est-à-dire en partage du pouvoir politique, sans pour autant remettre en cause le principe constitutionnel d’indivisibilité de la République. Selon nous, c’est sans doute à ce prix, en réinventant son rapport avec ses anciennes colonies, que la France parviendra à faire vivre la promesse républicaine d’égalité au-delà des limites de l’Hexagone.



  1. Michel Verpeaux et Lætitia Janicot, Droit des collectivités territoriales, 3e éd., Paris, PUF, 2015, p. 14.
  2. Régis Fraisse, « La décentralisation et l’outre-mer », Titre VII, no 9, Conseil constitutionnel, octobre 2022.
  3. Hans Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, Paris, rééd. LGDJ-Bruylant, coll. « La pensée juridique », 1997, p. 364.
  4. Entretien avec Jean-Marie Tjibaou, « Notre identité est devant nous », Les Temps modernes, no 464, 1985.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/entre-decentralisation-autonomie-et-independance.html?item_id=7864
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