Jean-Christophe GAY

Géographe, professeur des universités, directeur scientifique de l’Institut du tourisme Côte d’Azur.

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Le tourisme en France d’outre-mer

La France d’outre-mer peut constituer une destination touristique rêvée, mais cet atout est insuffisamment valorisé. Malgré des efforts politiques notables, en matière d’infrastructures comme de fiscalité, ces territoires sont principalement fréquentés par des nationaux.

Avec 2,8 millions d’habitants (l’équivalent de la région Bourgogne-Franche-Comté) pour 120 000 km², la France d’outre-mer (FOM) est composée d’entités aux statuts variés : les plus connues sont les « quatre vieilles colonies », devenues des départements d’outre-mer (DOM) en 1946 et des régions d’outre-mer (ROM) en 1982. Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion ont une histoire commune, marquée par l’esclavage, puis l’assimilation, avec la départementalisation, en 1946. Elles totalisent plus de 1,9 million d’habitants. Cet ensemble est complété par une série de collectivités diverses, dont Mayotte, devenue un DOM en 2011, et d’autres, appelées collectivités d’outre-mer (COM) depuis 2003, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie, qui, par l’accord de Nouméa (1998), est une collectivité au statut spécifique. La FOM est dans une situation économique délicate. Le chômage touche plus d’un actif sur cinq dans les DOM. Les économies ultramarines ont des balances commerciales déficitaires 1.

Dans ce contexte, le tourisme en outre-mer concentre certains espoirs déçus de développement. Peu internationalisé et très exposé, il a du mal à supporter la concurrence avec celui de certains de ses voisins et devrait être mieux valorisé 2.

Aux origines du tourisme ultramarin

Louis Antoine de Bougainville (1729-1811), par son voyage de 1766 à 1769 et la relation qu’il en a faite, publiée en 1771, a promu Tahiti au statut durable de paradis dès la fin du XVIIIe siècle. Les Européens y projettent certains de leurs fantasmes. Le Pacifique a fortement contribué à l’évolution du tourisme. C’est le lieu incubateur des 3 S « sea, sand and sun ».

La colonisation a été un moteur fondamental de la diffusion du tourisme. Les Français, avec un peu de retard sur les Britanniques, sont à l’origine de nouveaux lieux touristiques, à Madagascar, en Indochine, en Afrique occidentale, mais également dans quelques territoires insulaires tropicaux encore français aujourd’hui. Ils tentent d’échapper temporairement à leur atmosphère chaude et suffocante en prenant de l’altitude. À La Réunion, les cirques de Salazie et de Cilaos accueillent les premiers curistes aisés. Hell-Bourg, plus climatique que thermale, à 900 mètres d’altitude, devient une localité réputée. Cilaos, à 1 200 mètres d’altitude, eut pour ambition de devenir la grande station thermale de l’océan Indien dans l’entre-deux-guerres.

Pour qu’un lieu devienne touristique, il doit correspondre aux canons esthétiques et aux pratiques du moment. Il doit aussi être accessible. Dans la première moitié du XXe siècle, la plus grande partie de la FOM n’est pas touristique ou doit se contenter de la fréquentation des résidents aisés. Ce tourisme interne n’est que très peu complété par un tourisme récepteur. L’éloignement et la lenteur de la navigation maritime sont tyranniques, mais la situation et l’isolement politique et économique des colonies françaises jouent également.

La croissance du tourisme en outre-mer débute paradoxalement… en Méditerranée. Le mythe polynésien se «touristifie » par le truchement du Club Méditerranée, qui convoque l’imaginaire des mers du Sud pour développer ses clubs de vacances. Mais le Club ne se contente pas d’utiliser le mythe polynésien puisqu’il s’installe, au début des années 1960, à Moorea. Le tourisme ultramarin entre pour lors dans une nouvelle phase, avec le développement d’une activité basée sur les 3 S.

L’ère de l’avion à partir des années 1950

La mise en service, à la fin des années 1950, des quadriréacteurs long-courriers révolutionne la desserte des îles lointaines. Au début des années 1950, la fréquentation touristique ultramarine est dérisoire. Les choses commencent à bouger avec la création, en 1955, de l’Association nationale pour le développement du tourisme outre-mer (ANTOM). L’année suivante, le ministère de la France d’outre-mer fait appel au tourisme pour développer économiquement et socialement les territoires dont il a la charge. L’État intervient. Sur le fonds d’investissement des DOM (FIDOM) sont financés des travaux d’infrastructures liés à la construction des hôtels, qui bénéfice de prêts à long terme et à taux très avantageux. Les effets de cette politique se font sentir à partir de 1963, dans le cadre du quatrième plan de développement économique et social (1962-1965), avec l’ouverture de trois hôtels de classe internationale en Guadeloupe et en Martinique.

Une mission interministérielle pour le développement du tourisme dans les DOM, à l’instar de la mission Racine d’aménagement touristique du littoral du Languedoc-Roussillon, est créée en 1965, concentrant ses efforts sur les Antilles françaises. On choisit de créer des zones à vocation touristique, qu’on nomme « rivieras », dotées d’équipements touristiques (ports de plaisance, casinos, golfs, hôtels, etc.) et à proximité de l’aéroport international. En Martinique, c’est la baie de Fort-de-France, vers Schœlcher et Les Trois-Îlets, ainsi que la côte sud, autour de Sainte-Anne et de Sainte-Luce, qui sont choisies. C’est principalement durant le sixième plan (1971-1975) que la Martinique et la Guadeloupe se dotent d’une infrastructure hôtelière de standard international. Au cours des années 1970, la capacité hôtelière guadeloupéenne est multipliée par 2,5. On construit 3 000 chambres d’hôtel sur la « Riviera sud de la Grande-Terre », avec la création des stations du Gosier, de Sainte-Anne ou de Saint-François, et à la Pointe-du-Bout en Martinique.


Photo de L’Anse Mitan dans la commune des Trois-Îlets (Martinique)

Copyright : © J.-Ch. Gay, 2008.


1986, année charnière

La loi Pons a pour intention de favoriser les investissements dans des secteurs considérés comme prioritaires pour l’outre-mer (industrie, pêche, tourisme, agriculture, BTP, etc.), en contrepartie d’une réduction ou d’une exonération d’impôt. Les résultats de cette défiscalisation sont spectaculaires aux Antilles françaises. Le nombre de chambres augmente brusquement. En dix ans, la capacité hôtelière de Saint-Martin quintuple ; le parc d’hébergement martiniquais progresse de 56 % entre 1985 et 1990, alors que, dans le même temps, le nombre de bateaux de plaisance fait plus qu’octupler en Guadeloupe. Mais cette loi engendre des effets pervers, et beaucoup d’investisseurs privilégient l’intérêt fiscal au détriment de la rentabilité des projets. Pour limiter ces abus, le Parlement vote, en 1997, une refonte de la loi, notamment la limitation du cumul de déduction des pertes d’exploitation avec l’investissement lui-même. En 2001, la loi Pons est remplacée par la loi Paul puis par la loi Girardin, en 2003.

Le transport aérien bénéficie aussi de la défiscalisation, plusieurs compagnies ultramarines (Air Guadeloupe, Aircalin, Air Tahiti Nui, etc.), mais également Air France, ont acquis des avions à des tarifs avantageux. Toutefois, en 1986, la fin du quasi-monopole d’Air France ou de l’UTA est le fait marquant. La libéralisation du transport aérien et l’arrivée de nouvelles compagnies (Minerve, Aéromaritime, Air Liberté, Corsair et AOM) ont un impact sur le nombre de sièges offerts et sur les tarifs. La politique agressive des compagnies charters oblige Air France à réduire ses prix et le flux touristique connaît, à partir de 1987, une progression sensible.

Des destinations secondaires

La France d’outre-mer recevait avant la crise de la COVID environ 2,5 millions de touristes par an, dont plus de la moitié aux Antilles, tandis que la fréquentation reste faible en Guyane, à Mayotte, à Saint-Pierre-et-Miquelon et à Wallis-et-Futuna. Toutefois, ces chiffres doivent être pris avec précaution, car les données recueillies n’ont pas toutes la même fiabilité et ne sont pas toujours comparables. L’observation du tourisme en outre-mer ne dispose généralement que de peu de moyens, privant ainsi les décideurs de données sûres et à jour.


Quelques indicateurs touristiques en 2018

Source : INSEE, IEDOM, IEOM, ISPF, ISEE, comité du tourisme de Saint-Pierre-et-Miquelon, comité territorial du tourisme de Saint-Barthélemy et observatoire régional du tourisme de Guadeloupe.


Le tourisme a un poids modéré dans l'économie ultra­marine malgré les grandes difficultés à évaluer son rôle réel. Le tourisme ne représente pas plus de 5 % des Pl B d'outre-mer, à l'exception de la Polynésie française, où il contribue à hauteur de 17 % à la for­mation de celui-ci et où il emploie 18 % des effectifs salariés. Contrairement à d'autres petites économies insulaires, la FOM n'a pas pris le tournant touristique ces trente dernières années. Sa croissance est plus lente que celle de ses voisins, ce qui correspond à une perte de parts de marché. L'activité de croisière y fait aussi pâle figure. En Martinique et en Guade­loupe, le nombre de croisiéristes n'a dépassé qu'une fois le million, en 1996, pour tomber à moins de 150 000 en 2011 et remonter à 777 000 en 2018. Cette évolution, pour le moins cahoteuse, contraste avec la progression quasi continue des croisiéristes dans la Caraïbe, premier bassin de croisières du monde. Force est donc de constater que la France d'outre-mer apparaît sous-touristifiée aujourd'hui.


Photo d'un paquebot à la gare maritime de Nouméa (Nouvelle-Calédonie)

Copyright:© J.-Ch. Gay, 2011.


Un tourisme peu internationalisé

La majorité des touristes visitant l'outre-mer français est métropolitaine, en dépit de la distance à parcourir et de la présence à proximité de foyers émetteurs majeurs. Si cette clientèle ne représente que le quart environ de la fréquentation de la Polynésie française et que le tiers de celle de la Nouvelle-Calédonie, ce qui est tout à fait remarquable eu égard à l'éloigne­ment, elle constitue environ les trois quarts du flux aux Antilles et à La Réunion.

À l'étranger, ces destinations pâtissent de leur faible notoriété. Une bonne partie des touristes dans les DOM ont des liens familiaux ou amicaux avec les résidents.

À La Réunion, en 2019, la clientèle affinitaire repré­sentait 35 % des touristes. En Polynésie française, les métropolitains, qui représentent un quart du tourisme international en 2019, sont sept fois plus nombreux que les Japonais, pourtant deux fois plus proches, et presque quatre fois plus nombreux que les Australiens et les Néo-Zélandais, beaucoup plus proches.

Dans les collectivités françaises du Pacifique, l'éloi­gnement par rapport à la métropole (plus de vingt heures d'avion) est un facteur limitant ce flux natio­nal, hégémonique dans les DOM. Mais l'aura des mers du Sud compense partiellement ce handicap et attire des personnes pour qui se rendre à Tahiti ou à Bora Bora est le rêve d'une vie.

Des économies non compétitives

Les contre-performances ultramarines trahissent des problèmes structurels. La manne financière reposant sur des transferts publics colossaux, sous forme de majorations de salaires des fonctionnaires ou de ver­sements de prestations sociales, a un effet multipli­cateur sur la demande mais un effet négatif sur les secteurs exportateurs, comme le tourisme récepteur, considéré comme une exportation de services.

Très exposé à la concurrence des destinations envi­ronnantes ou équivalentes, qui bénéficient de meil­leures parités de change, de charges d'exploitation plus faibles, de normes de construction moins rigou­reuses et onéreuses, le tourisme récepteur est la pre­mière victime de ce que l'on appelle le« syndrome néerlandais», et l'hôtellerie est la première activité à subir les effets de cette situation, avec un parc hôte­lier qui s'est contracté et dont la qualité est jugée insuffisante. La multiplication des fermetures d'éta­blissements a des conséquences paysagères bien visibles avec la constitution de friches hôtelières.

Les transferts publics permettent l'existence d'une demande intérieure solvable, ce qui explique l'impor­tance du tourisme interne et du tourisme émetteur. Eu égard au fort pouvoir d'achat d'une partie de la popu­lation ultramarine, notamment ses fonctionnaires, qui bénéficient d'une surrémunération conséquente, on peut noter que la balance touristique de certaines collectivités ultramarines est négative, contrairement à la France métropolitaine. Ainsi, les touristes qui les visitent y dépensent moins que les résidents hors de leur territoire. À côté des séjours extérieurs, il ne faut pas omettre un tourisme interne qui a pris beau­coup d'ampleur avec la motorisation des ménages, l'augmentation du temps libre et la multiplication des chambres d'hôtes ou des gîtes.

Les hauts lieux du tourisme ultramarin

Par leur forte touristicité, leur internationalisation pro­noncée et la domination écrasante de l'hébergement marchand, Bora Bora et Saint-Barthélemy sont à mettre à part dans l'espace touristique ultramarin. Bora Bora est aujourd'hui l'épicentre de la Polynésie rêvée, accueillant plus de 119 000 touristes et croisiéristes en 2019. Bora Bora est une île de petite taille (29 km'). Il s'agit d'un presqu'atoll dont le lagon est près de trois fois plus vaste que l'île. Le premier hôtel à ouvrir ses portes, en 1961, est le Bora Bora. Les établissements créés ces dernières décennies sont de plus en plus luxueux et proposent majoritairement des bungalows sur pilotis, devenus l'image d'appel de Bora Bora. Le tourisme a provoqué une croissance démographique très forte. Entre 1971 et 2017, la population de Bora Bora a presque quintuplé, passant de 2215 à 10605 habitants.


Hôtel de luxe avec bungalows sur pilotis installés sur les motus de l'est de Bora Bora

Copyright : © J.-Ch. Gay, 2022.


Dans le nord des Petites Antilles, Saint-Barthélemy est un modèle de réussite touristique. Le tourisme a totalement transformé la vie de cette petite île de 21 km². Elle associe la plage, le shopping et la gastronomie, eu égard à la richesse des touristes qui la fréquentent. Cette destination obéit depuis trois décennies à un cahier des charges unique en France d’outre-mer : une grande sécurité, une bonne accessibilité, un hébergement haut de gamme et la french touch, qui la distingue de ses concurrents directs et proches. Très durement touchée, comme sa voisine Saint-Martin, par le cyclone Irma en 2017, Saint-Barthélemy a vu les touristes revenir en 2019, avant d’être lourdement affectée par la pandémie de la COVID-19.


Le port de Gustavia et ses yachts (Saint-Barthélemy)

Copyright : © J.-Ch. Gay, 2007.


Destinations touristiques très secondaires à l’échelle mondiale, l’outre-mer gagnerait certainement à être connu. Mais si le tourisme récepteur est victime de la faible compétitivité de ces économies ultramarines, le tourisme des résidents est particulièrement dynamique, à la fois dans leur territoire (tourisme interne) et hors de leur territoire (tourisme émetteur).



  1. Sur l’histoire, l’actualité et les perspectives de la FOM, voir Jean-Christophe Gay, La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes, Paris, Armand Colin, 2021.
  2. Sur le tourisme en outre-mer, voir Jean-Christophe Gay, Les Cocotiers de la France. Tourismes en outre-mer, Paris, Belin, 2009. Voir aussi deux rapports officiels : Cour des comptes, « Le tourisme en outre-mer : un indispensable sursaut », Rapport public annuel 2014, Paris, Cour des comptes, 204, https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/EzPublish/2_5_1_tourisme_en_outre_mer_Tome_I.pdf ; Cécile Felzines, Le Tourisme, perspective d’avenir de l’outre-mer français. Paris, Conseil économique et social, coll. « Avis et rapports », 2007, https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2007/2007_01_cecile_felzines.pdf.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2023-6/le-tourisme-en-france-d-outre-mer.html?item_id=7870
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