Mary-Françoise Renard est professeur à l'université d'Auvergne, responsable de l'Institut de recherche sur l'économie de la Chine (IDREC) au Centre d'études et de recherches sur le développement international (CERDI).
Quel développement économique pour la Chine ?
Alors que la place qu'occupe désormais la Chine dans l'économie mondiale est souvent considérée comme une menace d'ampleur croissante, les interrogations se multiplient quant à la situation actuelle de son économie et à son aptitude à poursuivre une croissance à deux chiffres. Comment caractériser la croissance chinoise ? Quels sont les principaux facteurs qui peuvent fragiliser cette économie ?
La croissance annuelle a été d'environ 9 % de 1979 à 2000 et d'un peu plus de 10 % de 2001 à 2006, ce qui signifie qu'en termes réels, le PIB chinois a été multiplié par 13 de 1978 à fin 2006. Cette croissance a été extensive, c'est-à-dire plus fondée sur l'accumulation du capital et sur l'abondance de main-d'oeuvre que sur des hausses de productivité, ce que l'on a déjà observé dans les autres pays d'Asie par le passé. Néanmoins, les mouvements de population de l'agriculture à faible productivité vers l'industrie ou les services à plus forte productivité ont amélioré l'efficacité de l'allocation des facteurs de production et participé à la hausse de la productivité que l'on observe depuis quelques années. L'urbanisation a été très importante et va se poursuivre. Elle représente un enjeu majeur avec un formidable potentiel de population, à condition que celle-ci puisse améliorer son niveau d'éducation.
L'impact du « socialisme de marché »
La réforme rurale des années 80 a été un succès et a aidé le gouvernement à asseoir sa crédibilité. Jusqu'en 1990, la Chine était une économie de pénurie, avec une technologie et une efficacité énergétique très faibles. L'évolution conjointe d'une baisse du rôle du Plan et d'une hausse de celui des mécanismes de marché a été très incitative et a conduit à une amélioration quasi générale des revenus. La Chine a réussi à éliminer la plus grande pauvreté et on considère que cette période a correspondu à une réforme sans perdants.
C'est à la fin des années 80, et surtout dans les années 90, que l'ouverture de l'économie par le commerce et les investissements étrangers s'est accentuée et que les produits chinois ont été présents sur les marchés du monde entier. À partir du voyage de Deng Xiaoping dans le Sud, en 1992, les hésitations n'étaient plus de mise et les mécanismes de marché devaient prévaloir progressivement dans la très large majorité des secteurs. Ce système qualifié de « socialisme de marché » visait à instaurer une économie largement fondée sur les règles de la concurrence tout en maintenant le rôle du parti communiste chinois, notamment dans certains secteurs-clés de l'économie.
Des déséquilibres persistants
Cette évolution a été caractérisée de graduelle et s'est faite dans la continuité politique, malgré des divergences au sein du Parti communiste quant au rythme des réformes. Bien que celui-ci ait beaucoup évolué, la transition a finalement été assez conservatrice.
Jusqu'à maintenant, la croissance chinoise a reposé essentiellement sur l'accumulation du capital en raison d'un très haut niveau d'épargne et d'un afflux de capitaux. Cela reflète des déséquilibres macroéconomiques persistants. En effet, l'économie chinoise se caractérise par un taux d'épargne particulièrement élevé et donc un faible taux de consommation : entre 1980 et 2005, la part de la consommation dans le PIB est passée de 65,5 % à 51,9 % ; ces chiffres sont encore plus faibles pour la consommation privée, phénomène qui s'est accentué depuis 2001. Cette faiblesse de la croissance de la consommation est due d'abord à l'accroissement des inégalités de revenu. Le coefficient de Gini, qui est l'une des mesures usuelles des inégalités de revenu, est passé de 0,30 au début des années 80 à 0,45 depuis le début des années 2000. À titre de comparaison, ce même indice est de 0,41 aux États-Unis, 0,28 en Allemagne, 0,33 en Inde et 0,59 au Brésil. Ces inégalités conduisent à accroître l'épargne afin de se protéger du risque et de financer la santé, les retraites et l'éducation des enfants. Tant que la protection sociale ne sera pas plus développée en Chine, on ne peut attendre une baisse de l'épargne. Or, la croissance de la consommation est très importante pour l'économie qui ne peut, sans risque de surchauffe, être tirée par les seuls investissements.
Face à ce problème, le gouvernement a pris différentes mesures pour relancer la consommation : suppression de l'impôt agricole, exemption de droits d'inscription dans les écoles primaires rurales... Ces actions commencent à porter leurs fruits, comme en témoigne le maintien de la demande interne malgré la hausse des prix. Néanmoins, cette faiblesse persistera et illustre à la fois le potentiel du marché chinois pour les années à venir et le biais structurel dont souffre cette économie.
Il en résulte que l'augmentation rapide des capacités de production repose surtout sur la demande d'investissement et sur les exportations. Celles-ci représentent environ 7 % du PIB. Le commerce extérieur chinois reflète un avantage comparatif fondé sur des bas coûts de main-d'oeuvre, et le commerce de transformation (process) demeure très important, bien qu'il ralentisse depuis 2003 tout en restant excédentaire. L'objectif dans ce domaine est une montée en gamme qui reste pour l'instant largement le fait des firmes multinationales. La situation pourrait évoluer rapidement grâce aux efforts faits en matière de recherche, le gouvernement souhaitant un doublement du budget d'ici à 2020. La Chine est devenue l'un des premiers exportateurs mondiaux et son insertion dans l'économie mondiale a un impact sur l'organisation industrielle et sur l'emploi dans le monde entier.
Après le succès du gradualisme, la Chine se trouve désormais dans une situation complexe. Elle peut maintenir sa croissance, mais se trouve confrontée à des défis nouveaux. Le risque d'inflation, la conjoncture mondiale, les questions environnementales et sociales sont autant d'obstacles que le gouvernement devra franchir tout en essayant de limiter les déséquilibres macroéconomiques.
De nouveaux défis
La pression à la hausse des prix des biens ces derniers mois, notamment en matière d'alimentation et d'énergie, a nourri une inflation persistante. Néanmoins, l'augmentation des biens alimentaires s'est ralentie depuis l'été et le contrôle des prix limite l'impact de la hausse des coûts de production sur les prix des biens de consommation.
Mais l'inflation résulte aussi d'une augmentation des coûts qui reflète les profonds changements de la société chinoise. En effet, dans beaucoup de zones rurales tous les migrants potentiels sont déjà partis et le réservoir de main-d'oeuvre très bon marché s'amenuise pour les régions côtières. Il en résulte une hausse des salaires et donc des prix à l'exportation. De plus, les nouvelles lois relatives aux conditions de travail, en améliorant la protection et la sécurité des salariés, augmenteront sensiblement le coût du travail à partir de 2008.
La sous-évaluation du yuan a entraîné des afflux de capitaux qui sont l'une des principales sources de création monétaire. La Banque centrale a répondu par une stérilisation des capitaux entrants et une limitation du crédit, notamment en augmentant le taux des réserves obligatoires. Or, la monnaie chinoise s'est fortement appréciée ces derniers mois, ce qui, en limitant l'accroissement des réserves, donne un peu de flexibilité aux autorités monétaires. D'une façon générale, la situation pourrait se stabiliser et le gouvernement semble assouplir la politique monétaire restrictive qu'il a mise en place.
Le contexte actuel, sans remettre vraiment en cause la croissance chinoise, présente un ensemble de difficultés nouvelles, aussi bien au plan interne qu'au plan international, qui imposent au gouvernement d'infléchir sa politique. Celui-ci bénéficie d'un budget en léger excédent et d'une faible dette publique, ce qui lui donne une certaine marge de manoeuvre pour sa politique budgétaire.
Des objectifs internes à atteindre
Au plan interne, le dynamisme économique, comme la crédibilité du gouvernement, ne pourront se maintenir qu'en réalisant les objectifs suivants.
- Atténuer les inégalités observées dans de nombreux domaines et développer une politique sociale relative tenant compte de
l'évolution démographique.
Les réformes ont dans un premier temps été favorables à l'ensemble de la population, mais des déséquilibres sont assez vite apparus. Du point de vue géographique, une opposition entre, d'une part, provinces côtières et provinces intérieures et, d'autre part, zones rurales et zones urbaines a conduit à des disparités croissantes. Le gouvernement a pris différentes mesures pour les atténuer, notamment en finançant des programmes de soutien aux provinces de l'Ouest ou à celles du Nord-Est, mais la situation reste préoccupante. L'assouplissement du Hukou (le système d'enregistrement de la résidence permettant de contrôler les migrations, notamment l'interdiction d'aller de la campagne vers la ville) se traduit par des mouvements massifs vers les villes de populations ne bénéficiant pas des avantages offerts aux urbains « officiels ». Les migrations et la croissance de l'urbanisation font partie des caractéristiques majeures des changements en cours dans la société chinoise.
Ces inégalités génèrent un mécontentement grandissant d'une partie de la population qui ne bénéficie que d'une façon marginale de la croissance chinoise et en subit les coûts sociaux.
La nécessité d'une politique sociale ne concerne pas seulement les inégalités de revenus. Un point particulièrement délicat concerne l'évolution démographique. Le vieillissement de la population entraîne un lourd problème de prise en charge des personnes âgées qui, jusqu'à une période récente, dépendaient de leur famille qui représentait la seule protection sociale. Ce problème est aggravé par les résultats de la politique de l'enfant unique. Il faut donc mettre en place un système de retraite qui est pour le moment quasi inexistant. La forte urbanisation que va connaître la Chine dans les années à venir ne peut qu'aggraver les tensions sociales en soulignant l'accroissement de l'écart entre riches et pauvres. La situation démographique est parfois considérée comme une bombe à retardement et elle fragilisera la situation sociale de la Chine dans les années à venir.
- Améliorer les institutions juridiques et administratives.
L'administration chinoise, en général, et les instances décentralisées, en particulier, doivent améliorer la qualité de leur gestion. Elles ont commencé à le faire et ont joué un rôle actif dans la politique économique, notamment en développant les infrastructures qui sont l'un des moteurs de la croissance. Néanmoins, les défaillances et la corruption font l'objet de nombreuses critiques. La poursuite de la construction d'un système juridique moderne, garantissant les droits de propriété, est indispensable au fonctionnement d'une économie concurrentielle comme l'est devenue la Chine. Enfin, il faut ouvrir le débat politique ce qui, même si la question est assez éloignée de la vision que l'on en a en France, ira de pair avec la modernisation de la société.
- Lutter contre les problèmes environnementaux.
La Chine est désormais le premier émetteur mondial de dioxyde de carbone. Les atteintes à l'environnement sont un problème majeur alors que la dépendance et la consommation énergétiques continuent à croître. Avec une croissance de la population urbaine et une augmentation des besoins, la situation environnementale ne peut que s'aggraver alors qu'elle est déjà très inquiétante. Les autorités sont, bien sûr, très conscientes de ce problème comme l'attestent les efforts faits pour calculer un PIB vert afin de tenir compte des effets négatifs de la croissance sur l'environnement. Cette décision ne semble pas devoir être poursuivie, mais un certain nombre de mesures ont été prises afin d'imposer aux entreprises étrangères des normes visant à limiter la pollution. L'enjeu est essentiel mais le chantier démesuré. À cela s'ajoutent des besoins énergétiques croissants qui conduisent la Chine à s'assurer une indépendance pétrolière grâce à des investissements à l'étranger, mais la mettent face à d'importants problèmes d'approvisionnement en charbon et à une pénurie d'électricité sans précédent.
L'impact du ralentissement économique international
S'agissant des changements observés au niveau international, on doit d'abord souligner que la conjoncture internationale est moins favorable. Le ralentissement de l'économie américaine a pesé sur les exportations chinoises et l'excédent commercial qui a atteint 261,8 milliards de dollars en 2007 a connu, début 2008, sa première baisse depuis 2005. Cela s'explique largement par une détérioration des termes de l'échange due à une augmentation du prix des matières premières.
L'excédent commercial entraîne des conflits récurrents avec les autres pays, notamment les États-Unis qui accusent la Chine, largement à tort, d'être responsable de la baisse de la production industrielle et du chômage. Il n'en demeure pas moins que le sujet prête à controverse et l'OMC vient d'être saisie de différends qui illustrent la nécessité pour la Chine de mieux respecter les règles du jeu. Ce pays diversifie ses partenaires commerciaux. La première raison en est la recherche d'une indépendance énergétique qui explique ses investissements en Australie, en Amérique latine et en Afrique. La seconde est relative à sa dépendance à l'égard des grands pays développés, comme les États-Unis, ce qui l'a conduit à beaucoup accroître ses exportations vers les pays émergents, Inde, Brésil, Russie.
La Chine joue désormais un rôle majeur dans l'économie mondiale. Les autres grandes puissances en attendent donc qu'elle prenne de nouvelles responsabilités dans de nombreux domaines, notamment la politique commerciale et la protection de l'environnement.
À court terme, l'excédent budgétaire autorise le gouvernement à faire une politique de relance qui ne devra pas aller à l'encontre de la politique monétaire et ne sera efficace que si elle privilégie les dépenses dans le domaine social et en direction des plus pauvres. À plus long terme, les fondamentaux de la croissance vont probablement se maintenir et la place de la Chine dans l'économie mondiale se conforter.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/quel-developpement-economique-pour-la-chine.html?item_id=2878
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