François Jullien est philosophe et sinologue. Il est professeur à l'université Paris-Diderot et dirige l'Institut de la pensée contemporaine.
Intégrer les cultures de l'autre
L'uniformisation des modes de vie et de pensée à travers le monde ne doit pas être assimilée à « l'universel » aux yeux du philosophe François Jullien qui en appelle à la communication entre les cultures afin de les rendre intelligibles les unes aux autres.
La culture occidentale a-t-elle perdu de sa force ?
François Jullien. Une certaine hégémonie de la culture occidentale est à son dernier souffle et la philosophie déployée dans la tradition européenne rencontre désormais d'autres traditions de pensée qui lui sont extérieures, mais qu'elle ne peut ignorer. La culture européenne a compris qu'elle n'est qu'une parmi d'autres et doit donc s'ouvrir aux autres.
Mais, alors même que ce statut hégémonique est pris en défaut, on assiste aujourd'hui à une uniformisation mondiale des notions qui se bâtit à partir de catégories et de représentations à base occidentale. Cette mondialisation de notions européennes aboutit à leur standardisation. Si l'on prend l'exemple du « beau », cette notion est désormais répandue partout avec le sens de « l'esthétique » qui est emprunté à l'Europe alors qu'en Chine, par exemple, ce mot peut recouvrir des sens très divers parmi lesquels l'esthétique n'est qu'un parmi d'autres. C'est à la fin du XIXe siècle, après les dernières grandes explorations, que la culture a commencé à se mondialiser, les autres cultures intégrant celle de l'Europe.
Les autres cultures affirment pourtant leur identité propre...
Oui, elles la revendiquent à juste titre, mais dans le même temps, elles sont marquées par les cultures européennes. Et je dis bien « européennes » plutôt qu' « occidentales » car la notion d'Occident comporte une dimension idéologique. Il ne faut pas oublier que l'Europe est allée en Chine et que la culture chinoise a dû emprunter des formes de politiques ou de cultures européennes. Et cela a fonctionné ! Regardez la peinture chinoise : elle a connu de grandes périodes « d'emprunt », mais je pense qu'aujourd'hui, à Shanghaï en particulier, il y a des milieux où s'élaborent des formes d'art originales. L'étape de la pure copie occidentale est passée.
Dans votre dernier ouvrage sur le dialogue entre les cultures, vous faites une forte distinction entre « l'universel » et « l'uniforme ». Pouvez-vous nous l'expliquer ?
L'universel est une exigence de la raison, alors que l'uniforme est une commodité de la production. Nous devons être très attentifs à cette distinction, car dès lors que l'uniforme se répand à travers le monde, il peut passer pour l'universel. Or, ce n'est pas le cas.
Je m'explique : l'universel est un concept d'a priori de la raison, qui précède l'expérience et qui prescrit. L'uniforme n'a aucun droit de prescrire, il se rencontre partout mais ne crée rien d'universel. Ce n'est pas parce que, grâce aux moyens techniques et médiatiques, l'uniformité des modes de vie, des discours et des opinions tend désormais à recouvrir d'un bout à l'autre la planète, que ceux-ci sont pour autant universels. En novembre dernier, j'ai vu les mêmes piles d'Harry Potter à Pékin et à Paris. Il y a là effectivement un formatage à l'uniforme des modes de vie et de pensée, mais il s'agit bel et bien d'un appauvrissement de nos cultures. Le danger serait qu'une uniformisation de nos ressources se traduise par une perte de la fécondité culturelle.
La question des droits de l'homme a pris une acuité toute particulière avec les derniers jeux Olympiques en Chine. Ce débat n'est-il pas le fait d'une certaine culture européenne ?
Ma position sur ce point est claire : notre conception des droits de l'homme reflète un moment de la pensée européenne qui est allé de pair avec la montée en puissance de la société bourgeoise de l'individu. Or une double question se pose aujourd'hui. Est-ce que les droits de l'homme doivent renoncer à l'universalité ? Comment la société occidentale gère-t-elle les droits de l'homme ?
Je ne suis pas de ceux qui disent « il faut relativiser les droits de l'homme », car si on relativise, il n'y a plus de droits de l'homme. Comment faire alors ? Renonçons à notre arrogance occidentale et séparons la façon dont nous abordons les droits de l'homme « positifs » (le droit au bonheur, l'idéal de l'individu...) et les droits « négatifs » (le refus de l'esclavage, de la torture, du meurtre des enfants...). Nous ne devrions pas imposer les premiers aux autres. En revanche, nous devrions nous mobiliser en faveur des droits « négatifs », au sens du « non » et opposer un « non » de résistance à l'oppression ou à l'aliénation. Un « non » à l'armée qui arrache l'enfant à sa mère, car ce « non » là devient universel et transcende des conditions historiques différentes. Avec ce « non » de refus, les droits de l'homme prennent une dimension universelle. Face à l'intolérable, il y a un moment où tout le monde réagit. Il ne faut pas qu'il y ait de l'idéologie : le refus de l'abject est universel. C'est une question de principe, au nom de l'humain.
Faire communiquer les cultures vous semble un objectif important. Comment y parvenir ?
L'intelligence humaine doit, en effet, faire communiquer les cultures. Je parle volontiers d'intelligibilité des cultures, car les valeurs d'une culture ne se négocient pas. La solution n'est pas dans le compromis mais dans la compréhension. La tolérance entre valeurs culturelles ne peut venir que de l'intelligence partagée : de ce que chaque culture, chaque personne, se rende intelligible, dans sa propre langue, les valeurs de l'autre et, par suite, se réfléchisse à partir d'elles. Si je me suis intéressé à la culture chinoise, c'est parce que la pensée chinoise a travaillé pendant des millénaires et a développé des ressources d'intelligibilité considérables.
Vous parlez d'un « fond d'entente culturel », qu'entendez-vous par là ?
Une culture ne cesse jamais de se transformer, de se globaliser, mais aussi de se reconstituer de façon locale, ce que la langue chinoise dit bien à travers le mot wen-hua ou « culture-transformation ». Le pluriel de cultures n'est pas secondaire ! C'est pourquoi j'ai choisi de distinguer au sein des traits dominants d'une culture, le « fond d'entente » par lequel cette culture, tout en ne cessant de se diversifier, n'en continue pas moins de communiquer avec elle-même et de « s'entendre ». Quand je lis des textes aux Chinois, j'essaie d'expliciter le fond d'entente propre à la culture européenne. C'est un véritable travail de l'esprit et ce serait un leurre d'imaginer que l'accélération des technologies de l'information pourrait le faciliter.... Seul un travail intellectuel permet d'appréhender d'autres cultures.
Mes grands-parents avaient un horizon à 100 % européen. Nous sommes la première génération à pouvoir circuler entre des cultures et des intelligibilités diverses. C'est une chance magnifique d'ouverture de notre intelligence.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/integrer-les-cultures-de-l-autre.html?item_id=2885
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