Marc Dufumier est professeur d'agriculture comparée à AgroParisTech.
Concilier sécurité alimentaire et développement durable
Les émeutes de la faim ne sont pas dues à une insuffisance des productions agricoles ou à la croissance de la consommation des pays émergents, mais à la pauvreté de populations, avant tout paysannes, qui ne sont pas en mesure d'acheter la nourriture nécessaire. D'où les propositions qui suivent pour permettre aux nations du Sud d'assurer leur approvisionnement alimentaire.
La hausse brutale des prix agricoles et les « émeutes de la faim » dont les médias se font l'écho témoignent de l'insécurité alimentaire dont sont victimes de trop nombreuses populations du Sud. Il y a peu de temps encore, le monde semblait pourtant crouler sous le poids des « surplus céréaliers » que l'on parvenait difficilement à écouler sur les marchés internationaux. Les stocks mondiaux de céréales sont désormais au plus bas et le plan alimentaire mondial de la FAO1 ne parvient même plus à réunir aujourd'hui les vivres qui lui seraient nécessaires pour faire face aux situations d'urgence. Ne risque-t-on pas alors de revoir prochainement des famines du type de celles qui avaient fait des millions de morts au milieu des années 70 ?
Sans doute faut-il faire la part des choses dans ce qui préside à la hausse récente des cours internationaux des céréales, oléagineux et protéagineux : certains facteurs sont en effet conjoncturels (diminution des stocks suite au « gel de terres » imposé dans maints pays industriels, sécheresses intervenues en Australie et en Ukraine, inondations dans l'Iowa, spéculation sur les matières premières, etc.) et d'autres causes, bien plus structurelles : l'augmentation de la demande en produits carnés dans les pays d'Asie et d'Amérique latine où émergent de nouvelles classes moyennes, la hausse des prix du pétrole qui incite des pays à détourner une partie de leurs productions de grain ou de sucre vers la fabrication d'agro-carburants (agrodiesel et éthanol) et le coût accru des engrais azotés et des produits phytosanitaires issus de la pétrochimie. Mais le fait est qu'une part croissante des productions végétales vise désormais à alimenter des animaux2 ou abreuver des véhicules et engins à moteurs, alors même que les populations les plus pauvres du Sud ne parviennent même plus à en acheter pour leur alimentation.
Le poids de la pauvreté
C'est bien plus la pauvreté que l'insuffisance globale des productions agricoles qui explique que plus de 850 millions de personnes souffrent encore de la faim dans le monde. À l'échelle mondiale, la production végétale dépasse en effet déjà les 300 kg d'équivalent céréales, en moyenne annuelle par habitant, alors même qu'il n'en faudrait qu'environ 200 kg pour que chaque personne puisse satisfaire ses besoins vivriers. Mais les surplus en grain, sucre, viande et produits laitiers proviennent surtout des grandes puissances exportatrices du Nord (États-Unis, Canada, Union européenne, etc.) et de quelques pays émergents où prédominent de très grandes exploitations motomécanisées (Argentine, Brésil, etc.), tandis que les nations du Sud où la paysannerie ne dispose que d'outils manuels sont devenues toujours plus dépendantes des importations pour se nourrir.
Le paradoxe est que, pour plus des deux tiers, ceux qui souffrent de la faim et de la malnutrition sont des paysans, car leurs bas revenus ne leur permettent plus d'acheter suffisamment de nourriture ni de s'équiper correctement pour produire par eux-mêmes de quoi manger. Le dernier tiers est constitué de familles dont les parents ont quitté prématurément la campagne, faute d'y être restés suffisamment compétitifs, et ont donc rejoint les bidonvilles des grandes cités, sans pour autant y trouver des emplois rémunérateurs. Les pays émergents excédentaires en nourriture n'échappent pas à cette règle : l'Argentine, le Brésil et l'Inde exportent des grains et de la viande sur les marchés solvables du Nord, alors même qu'une part importante de leur population (aux alentours de 20 %) souffre encore de malnutrition. La question alimentaire ne sera finalement résolue que si les paysanneries du Sud réussissent à sortir de leur pauvreté, en parvenant à s'équiper elles-mêmes de façon adéquate et à accroître ainsi leur productivité.
Des techniques sont disponibles
Des techniques permettent d'ores et déjà d'accroître les productions à l'hectare dans la plupart des régions du Tiers-Monde, sans coût majeur en énergie fossile ni recours exagéré aux engrais de synthèse et produits phytosanitaires. Elles consistent généralement à associer simultanément ou successivement plusieurs espèces et variétés (céréales, tubercules, légumineuses et cucurbitacées) dans un même champ, de façon à bien intercepter l'énergie lumineuse disponible et transformer au mieux celle-ci en calories alimentaires par la photosynthèse.
Ces associations de cultures recouvrent rapidement les sols, protègent ceux-ci de l'érosion, limitent la propagation des agents pathogènes et contribuent à minimiser les risques de très mauvais résultats en cas d'accidents climatiques. L'intégration de légumineuses dans les rotations permet de fixer l'azote de l'air pour la synthèse des protéines et la fertilisation des sols. La présence d'arbres d'ombrage au sein même des parcelles cultivées ou le maintien de haies vives sur leur pourtour protège les cultures des grands vents et d'une insolation excessive, avec pour effet de créer un microclimat favorable à la photosynthèse et à la fixation de carbone. Les arbres et arbustes hébergent de nombreux insectes auxiliaires des cultures, favorisent la pollinisation de celles-ci et limitent la prolifération d'éventuels insectes prédateurs.
L'association des élevages à l'agriculture facilite l'utilisation des sous-produits végétaux dans les rations animales et contribue à la fertilisation organique des sols grâce aux excréments animaux.
L'emploi de variétés sélectionnées pour leur haut potentiel génétique de rendement à l'hectare, à l'image de qui a été entrepris dans les pays industrialisés, ne s'avère pas toujours très efficace dans les pays du Sud et se traduit bien souvent par une dépendance accrue des paysans à l'égard des compagnies semencières et des multinationales de l'agrochimie. De telles variétés se révèlent en effet bien souvent sensibles aux accidents climatiques (sécheresses, inondations, etc.) et exigeantes en engrais de synthèse et pesticides divers. Les exemples abondent de situations dans lesquelles les paysans du Tiers-Monde ont été amenés à simplifier et « chimiser » toujours davantage leurs agro-écosystèmes, pour que ces variétés puissent exprimer au mieux leur potentiel génétique, avec pour effet de les fragiliser et de les exposer davantage aux agents d'érosion et aux espèces invasives. Sont alors apparues de graves déséquilibres écologiques.
Plutôt que de vouloir conformer les écosystèmes aux exigences de variétés ou races « standard » à haut potentiel de rendement, il conviendrait d'aider les agriculteurs à ajuster leurs techniques aux conditions écologiques prévalentes dans les diverses régions de culture et d'élevage : adaptation aux sols, aux microclimats, aux insectes prédateurs, aux agents pathogènes, aux « mauvaises » herbes, etc.
Les agriculteurs seraient alors à même de tirer au mieux profit des cycles du carbone, de l'azote et des éléments minéraux, en sélectionnant à chaque fois au sein des divers écosystèmes, les espèces, races et variétés les plus à même de produire les calories alimentaires, protéines, vitamines, minéraux, fibres textiles et molécules médicinales dont la société a le plus besoin.
Ils privilégieraient ainsi la croissance et le développement des animaux et plantes sélectionnés dans leurs écosystèmes d'origine, sans avoir à remanier totalement ces derniers.
De nombreux obstacles
Mais les obstacles à l'accroissement des productions agricoles dans les pays du Sud ne sont pas d'ordre exclusivement technique ou agro-écologique et résultent bien plus du manque de ressources financières et matérielles, de structures agraires injustes, de législations foncières inadéquates, et des conditions inégales dans lesquelles se manifeste la concurrence entre agriculteurs sur les marchés mondiaux des produits agricoles et alimentaires. Les paysans du Sud ne disposent en effet pas toujours des équipements qui leur seraient nécessaires pour mettre en oeuvre des systèmes de production à la fois plus productifs et plus respectueux de leur environnement. Nombreux sont encore ceux qui ne disposent que d'outils manuels et n'ont même pas les moyens de manipuler et transporter les matières organiques : ni fourche, ni râteau, ni animal de bât, ni charrette, etc. Force est de reconnaître qu'il leur est souvent difficile (et trop risqué) de s'endetter pour acheter des matériels dont ils ne sont pas sûrs de pouvoir toujours assurer la rentabilité. Et celle-ci ne peut être évaluée indépendamment des conditions économiques et sociales dans lesquelles opèrent les différentes catégories d'agriculteurs : plus ou moins grande précarité de la tenure foncière, dépendance à l'égard de commerçants usuriers, opportunité de travail et de revenus dans d'autres activités non agricoles, plus ou moins grande solidarité au sein des clans ou des villages, etc.
Les agriculteurs du Sud dont l'outillage est manuel ne peuvent guère résister à la concurrence des exploitations motomécanisées des États-Unis, de l'Union européenne, d'Argentine et du Brésil, car leur productivité y est bien inférieure. Un paysan pauvre de l'altiplano andin qui laboure sa parcelle à la bêche ne peut guère espérer cultiver plus d'un demi-hectare par an. Sans engrais aucun, son rendement en céréales ne peut guère dépasser une tonne à l'hectare, soit une production de seulement 500 kilogrammes par actif et par an. S'il veut vendre une partie de sa récolte à Lima, de façon à pouvoir y acheter des produits de première nécessité, il lui faut affronter la concurrence de blés nord-américains ou européens. Aux États-Unis où les farmers du Middle West disposent de tracteurs et de moissonneuses-batteuses automotrices, un actif peut cultiver plus de 100 hectares par an avec des rendements supérieurs à 5 tonnes à l'hectare, soit une production brute mille fois supérieure. Même en considérant que les 4/5e de cette production représentent un coût en intrants chimiques et en dépréciation de matériels, la valeur ajoutée annuelle par actif n'en équivaut pas moins à 100 tonnes de blé, soit une productivité nette 200 fois supérieure à celle du paysan péruvien. Or sur le marché de Lima, les sacs de farine de blé en provenance du Pérou et des États-Unis se vendent au même prix, alors qu'il y a 200 fois plus de travail dans les premiers que dans les seconds. Le paysan péruvien ne peut donc vendre son blé que s'il accepte une rémunération 200 fois moindre que celle de son concurrent nord-américain. Comment pourrait-il, dans ces conditions, dégager des revenus suffisants pour manger correctement et investir dans son exploitation ?
Pas de salut pour la spécialisation
Les producteurs qui spécialisent leurs systèmes de production agricole vers les cultures de rente comme le caféier ne sont pas mieux lotis, même si la concurrence ne s'exerce ici qu'entre producteurs manuels du Tiers-Monde. Car tous les paysans du Sud qui ne peuvent résister à la concurrence des produits vivriers du Nord ont déjà tenté cette reconversion de leurs systèmes de culture, avec pour effet de provoquer périodiquement une suroffre sur le marché mondial. Les cours du café ne cessent alors de baisser que lorsque certains abandonnent cette culture et retournent au vivrier, c'est-à-dire lorsque le prix du café devient encore moins rémunérateur que ceux des productions alimentaires. Le café lui aussi ne parvient donc qu'à assurer une rémunération 200 fois inférieure à celle des exploitants hautement équipés du Nord !
Les nations du Sud ont plus que jamais besoin d'assurer par elles-mêmes leur approvisionnement alimentaire, de façon à ne plus risquer des disettes ou des famines lors des périodes où la nourriture vient à manquer sur le marché mondial, comme c'est le cas actuellement. Il convient donc de faire en sorte qu'elles aient le droit de réaliser ce que nos pays ont eux-mêmes entrepris avec succès au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : protéger leurs agricultures vivrières dans le cadre de marchés communs régionaux par le biais de droits de douanes conséquents. D'où la nécessité de ne plus leur exporter à vil prix nos surplus céréaliers. Il nous faut réorienter nos agricultures vers des productions sans doute plus artisanales mais destinées à nos marchés intérieurs. La défense d'une agriculture plus respectueuse de l'environnement et de la qualité de nos aliments en Europe n'est donc en rien contradictoire avec le droit des nations du Sud de reconquérir leur sécurité et souveraineté alimentaires.
- FAO : Organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture.
- Il faut environ entre 3 et 10 calories végétales pour produire une calorie animale.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/concilier-securite-alimentaire-et-developpement-durable.html?item_id=2889
© Constructif
Imprimer
Envoyer par mail
Réagir à l'article