Jean-Louis Serre est professeur de génétique à l'université de Versailles. Il est pour deux ans (2008-2010) président de la Société française de génétique humaine.
La sélection génétique : jusqu'où ?
Pour le biologiste, il convient de distinguer « sélection naturelle » et
« sélection de mutants ». Chacun de ces modes de sélection peut avoir un impact positif sur le vivant, à condition de l'utiliser avec discernement. Les exemples de l'obésité des Indiens Pima ou de l'utilisation des OGM en apportent des preuves.
Le mot sélection est un point central de la biologie parce qu'il renvoie à une réalité résidant au coeur du vivant. Pour un biologiste-généticien, la sélection évoque deux processus distincts :
- un premier, la « sélection naturelle », celle imaginée par Darwin, qui est une sélection génétique puisqu'en dernière analyse, l'évolution des espèces fut aussi celle de leurs gènes et de leurs génomes ;
- un second, la « sélection de mutants », qui, sous ses différents aspects, est un moyen pour générer de la diversité et faire évoluer le vivant, à un rythme plus rapide et/ou à une échelle plus grande que les processus « naturels », c'est-à-dire ceux qui agissent indépendamment de l'action de l'homme.
Ces deux aspects de la sélection génétique s'opposent ou se complètent, selon les cas, comme les deux côtés pile et face d'une même pièce.
Deux questionnements distincts
Sélection naturelle et sélection de mutants s'opposent dans la perception temporelle de leur questionnement sous-jacent.
- Avec la sélection naturelle, la sélection génétique nous tourne vers le passé du vivant, la question étant de savoir jusqu'où la recherche scientifique et le principe de rationalité, en confrontant des faits et des hypothèses, nous permettront d'aller dans la reconstitution de « l'histoire du vivant », afin de dégager le scénario le plus probable permettant d'apporter une réponse plausible à des questions comme l'émergence des vertébrés dans un monde d'invertébrés, ou, plus près de nous, l'émergence de l'homme au sein de la pluralité des primates.
- Avec la sélection des mutants, la sélection génétique nous tourne vers le futur du vivant, avec la question de savoir jusqu'où les capacités des généticiens d'induire des mutants, au hasard d'abord, de manière ciblée aujourd'hui (les OGM), conduiront l'espèce à laquelle il appartient et le monde dans lequel il vit.
Les enjeux scientifiques et philosophiques
Sélection naturelle et sélection de mutants se complètent dans leur dimension philosophique sur ce que représente la Nature pour l'homme :
- Avec la sélection naturelle, telle qu'imaginée par Darwin, et conçue par la majorité des biologistes, l'enjeu scientifique et philosophique est simple : il n'est plus besoin de recourir à des causes dites finales ou surnaturelles pour expliquer le vivant et son évolution, et particulièrement l'émergence de l'homme. Toutes les religions comportent une cosmogonie, un discours mythologique fondateur (le Livre pour le judaïsme, le christianisme et l'islam) nécessaire pour rendre intelligibles à l'homme, et son origine, et celle de la Nature au sein de laquelle il vit.
Ce discours ou ce recours deviennent obsolètes avec Darwin, puisque la Nature, par sa propre matérialité, renferme le principe actif de son évolution. Le retour en force des créationnistes, dans un contexte d'intégrisme religieux, évangélique ou islamique, le développement de conceptions plus souples vis-à-vis de l'évolution des espèces, comme l'intelligent design, témoignent du fait que la révolution darwinienne, si elle a vite gagné la majorité des esprits à l'université est loin d'avoir convaincu une minorité croissante de l'opinion.
- Avec la sélection de mutants, plus particulièrement avec leur construction ciblée (les OGM), l'homme, à travers le généticien, poursuit son travail d'asservissement de la Nature à son profit, travail commencé en Grèce par l'ouverture de la boîte de Pandore, ou au paradis terrestre, par le legs de la Nature accordé par Dieu. En d'autres termes, par son histoire mythologique et religieuse, l'homme, particulièrement en Occident, où s'est développée la science dite moderne, a toujours considéré comme évident qu'il lui suffisait de comprendre la Nature, ses objets et ses modes de fonctionnement pour, en toute légitimité, les utiliser à son profit.
L'une des premières applications de ce principe, le développement de l'élevage et de l'agriculture, a conduit à une modification majeure des biotopes et des paysages terrestres. Avec le défrichage des forêts primaires, l'émergence des bocages, des grandes plaines cultivées, des rizières, des terrasses, toutes sortes de paysages construits par l'homme n'ont rien de « naturel » si on définit la Nature comme ce qui est ou serait sans la présence de l'homme. D'ailleurs, certains courants de pensée, notamment dans l'écologie, idéalisent cette Nature au point de la diviniser, identifiant l'homme et son action à la manifestation du mal.
Un tel point de vue philosophique ne convient pas à la science, fondée sur le rationalisme, qui veut considérer la Nature et, en son sein, l'homme, comme l'un de ses produits, et non comme un intrus. Toutefois, il est clair que l'homme, par son intelligence et sa compréhension des objets de la Nature et de leur fonctionnement, fut capable de modifier en profondeur les biotopes, puis les climats, au point de mettre en danger d'extinction de nombreuses espèces dont lui-même. Mais il est excessif de prétendre qu'il peut mettre en danger le vivant ou la Nature puisqu'il survivra toujours à l'homme assez d'animaux, de végétaux, de champignons et de bactéries pour continuer l'histoire du vivant sur la terre. L'homme n'y aura été qu'un passage, un peu particulier si on veut considérer, qu'on ait la foi ou qu'on soit athée rationaliste, qu'il ne fut pas un animal comme les autres.
Chez Darwin, la sélection naturelle est un processus continu qui, par l'élimination sélective des individus les moins bien adaptés ou la limitation de leur fécondité, confère graduellement à une population une meilleure adéquation à son milieu et lui donne les meilleures chances de prospérer. La sélection naturelle explique ainsi l'extinction des espèces comme une sanction face à une inadéquation insurmontable et l'émergence d'espèces nouvelles, soit par la dispersion des populations d'une même espèce dans des milieux différents (dimension spatiale), soit par la variation d'un milieu sur les temps géologiques (dimension temporelle). Pour Darwin, le caractère « bon » ou « mauvais » n'existe pas en soi mais en fonction de l'adéquation reproductive qu'il confère dans un milieu donné, à un moment donné. La génétique, née plus de 50 ans après l'oeuvre de Darwin, explicite la sélection naturelle en considérant qu'elle élimine du patrimoine génétique d'une population les formes des gènes responsables des caractères inadaptés et augmente la fréquence de ceux qui améliorent son adéquation au milieu.
L'exemple des Indiens Pima
On trouve une bonne illustration de ces principes dans l'exemple de l'obésité, adulte et juvénile, dont la fréquence a brutalement augmenté dans les 30 dernières années, avec celle du diabète de type 2 généré secondairement. Dans un premier temps, les biologistes ont considéré qu'il s'agissait d'un phénomène de causalité strictement environnementale et non génétique, la preuve en étant que les Indiens Pima de l'Arizona (75 % d'obèses) et du Mexique (0 % d'obèses) partagent les mêmes gènes et ne diffèrent que par leur mode de vie, traditionnel au Mexique, caractérisé aux États-Unis par une alimentation plus abondante et plus riche, associée à une baisse de l'activité physique.
Nombre de généticiens étaient enclins à accepter cette interprétation, car encore traumatisés par l'instrumentalisation de la génétique dans les années 1920-1930 pour servir de « caution scientifique » aux politiques eugéniques fondées sur l'idée que tout était génétique et héréditaire et rien ne relevait de l'environnement.
Mais force fut de reconnaître que nombre d'enfants ou d'adultes, adeptes de McDo et grignotant devant la télé, ne devenaient jamais obèses, et qu'à régime identique, seule une fraction des populations est affectée d'obésité et secondairement de diabète, proportion d'ailleurs différente d'une population à l'autre (45 % chez les Polynésiens de Tahiti contre 17 % chez les Mélanésiens de Nouvelle Calédonie). Les généticiens admirent alors que l'obésité pourrait avoir une base génétique, ce que les études récentes de génomique et de biologie moléculaire commencent à confirmer.
Mais alors, comment la sélection naturelle aurait-elle pu favoriser, à un niveau si élevé de fréquence, la perpétuation de gènes « pathologiques » ? La réponse vient d'elle-même si on considère la fonction des gènes identifiés par les généticiens et l'exemple des Indiens Pima.
Ces gènes affectent le métabolisme des graisses en jouant sur l'augmentation ou la diminution, d'une part, de l'appétit ; d'autre part, du stockage du sucre et des graisses. Les combinaisons génétiques favorables à l'augmentation génèrent un terrain de prédisposition au diabète qui se manifeste dans un contexte d'alimentation abondante, riche et sans activité physique. Mais dans un contexte environnemental de disette et d'activité physique, une telle combinaison génétique, loin d'être un handicap, s'avère être un avantage ; n'oublions pas que l'homme a été chasseur-cueilleur pendant 190 000 ans (comme tous les primates) et que depuis l'invention de l'agriculture et de l'élevage, les périodes de famine ou de disette furent nombreuses. Et c'est la raison pour laquelle ces gènes ont reçu le nom de « gènes d'épargne », un nom qui sonne favorablement du point de vue de la sélection naturelle.
Divers scénarios de l'histoire du vivant
Au cours des temps, la sélection naturelle, en façonnant le patrimoine génétique des populations, a joué un rôle important dans l'évolution du vivant, l'extinction des espèces ou l'émergence de nouvelles. Il faut cependant noter que, contrairement à l'idée de Darwin, la sélection naturelle n'a pas joué seule, mais associée à d'autres acteurs, la sélection sexuelle et surtout le hasard.
En présidant au « jeu des possibles » au sein duquel la sélection exerçait son « choix », l'action du hasard fut déterminante, soit à l'échelon individuel, lors de la fécondation, par la formation de chaque combinaison génétique, soit à l'échelon collectif, par les variations brutales du patrimoine génétique des populations ou des espèces lors de goulots d'étranglement démographique ou d'essaimages.
À l'aide des pièces de ce puzzle, depuis les découvertes de fossiles à celles de la génomique, il se dégage divers scénarios de l'histoire du vivant et de l'émergence de l'homme, sur lesquels les scientifiques ne sont pas tous d'accord.
La sélection de mutants, notamment des OGM, est à replacer dans un contexte d'une humanité confrontée aux problèmes graves générés par les changements de biotopes et de climat induits par son agriculture et son industrie. Comme pour toute innovation technologique, l'application des OGM à l'agriculture ou l'élevage peut être néfaste ou bénéfique selon le contexte, qui relève plutôt d'une volonté politique globale de développement durable et concerté. La construction, par l'insertion d'un gène de bovin, d'un porc transgénique pouvant produire un lisier moins polluant est un enjeu écologique respectable, de même que la construction de variétés cultivables moins gourmandes en eau. Ces projets n'ont rien à voir avec la recherche de profit comme le maïs transgénique Monsanto. Lutter contre les OGM en perdant de vue qu'il faut changer le contexte agricole, et qu'alors certains OGM pourraient être utiles, est une attitude plutôt conservatrice, voire réactionnaire, du point de vue de la biologie et de l'écologie, voire de la Nature au nom de laquelle on dit aujourd'hui tout et n'importe quoi.
Bibliographie
- Ernst Mayr, Après Darwin : la biologie, une science pas comme les autres, Dunod, 2006
- Pascal Picq, Lucy et l'obscurantisme. Odile Jacob, 2007
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/la-selection-genetique-jusqu-ou.html?item_id=2896
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