Sommaire N°21

Novembre 2008

Jean-Pierre ROCHE

Avant-propos

Pays émergents et nouveaux équilibres internationaux

Christophe JAFFRELOT

Le phénomène «pays émergents»

Mary-Françoise RENARD

Quel développement économique pour la Chine ?

Jean-Luc DOMENACH

Les incertitudes du modèle politique chinois

Frédéric LANDY

L'Inde ou la disparité

Jean-Joseph BOILLOT

La nouvelle place de l'Inde dans l'industrie

Egidio LUIS MIOTTI

Le Brésil : un BRIC… qui reste encore Belindia(1)

Olivier DABÈNE

Le Brésil de Lula entre difficultés intérieures et projection internationale

Shashi THAROOR

Pas de nouvelle guerre froide entre Nord et Sud

VO

François JULLIEN

Intégrer les cultures de l'autre

Jean-Marie CHEVALIER, Patrice GEOFFRON

Chocs pétrolier et céréalier : la responsabilité limitée des pays émergents

Philippe ASKENAZY

La recherche d'une main-d'oeuvre moins chère trouve ses limites

Jean-Paul MARÉCHAL

Le réchauffement climatique : un « dilemme du prisonnier » planétaire

Marc DUFUMIER

Concilier sécurité alimentaire et développement durable

Jean-Louis MARTIN, Sylvain LACLIAS

Les « Prochains 13 »

Éducation, politique, santé, génétique... : les multiples facettes de la sélection

Frédéric WORMS

Limites et critères de la sélection

Jean-Louis FONVILLARS

De la sélection naturelle à l'élection culturelle

Serge HEFEZ

L'identité sur la sellette

Philippe BRAUD

Du bon usage de la sélection dans les régimes démocratiques

Christian LEQUESNE

France/Grande-Bretagne : deux approches de la sélection

Jean-Louis SERRE

La sélection génétique : jusqu'où ?

John D. SKRENTNY

Les résultats mitigés de la discrimination positive aux États-Unis

VO

Jean-Michel LEFÈVRE

L'égalité contre l'équité

Laurence HARTMANN, Jean de KERVASDOUÉ

Solidarité et sélection des risques en matière de santé

Jean-Luc DOMENACH

Jean-Luc Domenach est directeur de recherche à Sciences Po (CERI).

Partage

Les incertitudes du modèle politique chinois

La question de la définition de ce modèle politique n'est plus - si elle l'a jamais été - une question purement intellectuelle. En 2008, elle est redevenue ce qu'elle était au temps de la guerre froide : une question de politique internationale.

Les turbulences qui ont affecté les rapports sino-occidentaux, à l'issue de la crise du Tibet et pendant les jeux Olympiques, ont été largement dues au fait qu'il existait entre la Chine et certains pays occidentaux, comme à l'intérieur des opinions d'Occident, de fortes divergences sur la nature du régime politique chinois, sur sa distance à l'égard du modèle démocratique et sur le sens de son évolution. Alors que les uns soulignaient la violence impudente de la répression au Tibet, les autres rappelaient l'ampleur du chemin accompli depuis une trentaine d'années par un pays qui est devenu une puissance économique majeure.

Les événements chinois eux-mêmes ont pu paraître ambigus. En effet, la répression de mars et avril derniers au Tibet répondait à des émeutes, elles-mêmes brutales. En outre et surtout, son impact politique a été ensuite partiellement corrigé par l'action à la fois vigoureuse et compassionnelle que les autorités de Pékin ont conduite contre les conséquences tragiques du séisme du Sichuan. Cette ambiguïté n'est pas l'effet du hasard. Elle est essentielle, car elle reflète les incertitudes profondes qui affectent le modèle politique chinois depuis qu'il a quitté la définition simple qui était la sienne sous Mao Zedong, entre 1949 et 1976.

De fait, le régime chinois était alors l'un des plus parfaitement totalitaires que l'histoire humaine ait connus, un régime orienté par un projet de transformation du monde et organisé autour d'une série de monopoles : de la vérité, du pouvoir, de la violence, de la propriété... Ce régime n'avait que lentement évolué en s'érodant et en se décomposant en chefferies sous l'effet des deux délires politiques : le Grand Bond en avant (1958-1962) et la Révolution culturelle (1966-1976), qui avaient mis en danger successivement la survie physique de la population et sa survie morale. À la mort de Mao, en septembre 1976, le régime chinois était devenu politiquement fragile, car la population commençait à s'agiter. Surtout, son économie avait encore perdu du terrain sur ses grands partenaires capitalistes.

Un projet nationaliste

C'est donc pour répondre à un projet non plus idéologique mais nationaliste - le rattrapage de l'Occident - que Deng Xiaoping et ses successeurs ont par la suite apporté des transformations qui sont à la racine des incertitudes actuelles. En effet, la politique chinoise vise désormais deux objectifs prioritaires : tout d'abord, et c'est le grand changement, susciter une croissance économique destinée à développer le pays et à renforcer sa puissance ; mais aussi la contrôler grâce à un parti unique dont la structure et l'organisation demeurent celles des années 50. Ce parti a réduit ses ambitions idéologiques et se contente de rester, pour longtemps encore, au « stade primaire du socialisme ». Et, de fait, il reconnaît et protège la liberté et la propriété des individus. En outre, par souci d'efficacité, il a augmenté le rôle du marché et étendu massivement le rôle du secteur privé au détriment du secteur d'État. Mais il reste solidement au contrôle de l'économie, et toute entreprise économique d'une quelconque importance a besoin pour se développer des autorisations et des aides de l'État. La couche sociale des entrepreneurs capitalistes s'est beaucoup étendue, mais elle est bridée et comme enveloppée par l'élite communiste qui lui a donné naissance.

L'information sous contrôle

Contrôlant solidement la politique et l'économie, le PCC ne rencontre donc guère de difficultés pour contrôler l'information et la culture. Il n'existe pas de grands groupes d'information privés et les mesures autoritaires sont réservées aux seuls cas importants - tel le journal télévisé unique pour l'ensemble du pays ou le commentaire sur un congrès du Parti. Ordinairement, les rédactions sont censées se surveiller elles-mêmes. Si des « problèmes » se manifestent, le Parti n'hésite pas à pratiquer des purges. La « toile » est plus difficile à surveiller, mais la police informatique veille, et détruit les sites dangereux, sans d'ailleurs pouvoir empêcher la réapparition d'autres. De même, dans le champ culturel, le pouvoir se sert à la fois de sa puissance économique, de ses moyens de police et de la manipulation des thèmes nationalistes pour réduire les influences occidentales et interdire les courants dissidents.

L'addition des succès économiques et de l'ouverture sur l'étranger a toutefois engendré une vie sociale qui n'a rien à voir avec les caricatures qui en ont été faites. La société chinoise n'est pas terrorisée. C'est une société qui vit mieux matériellement, et qui le sait, dont les groupes sociaux sont beaucoup plus préoccupés d'augmenter leurs avantages matériels que de rechercher des satisfactions politiques difficiles à obtenir. Et c'est même une société qui vit une véritable révolution de l'individu, car désormais celui-ci dispose d'un espace de liberté qu'il a de plus en plus les moyens de remplir à son gré.

Autant dire que, quel que soit le ridicule néostalinien de ses cérémonies officielles, le régime politique chinois contemporain s'est éloigné du totalitarisme dont l'accusent ses adversaires les plus ignorants. Sans avoir aboli tous les héritages de son prédécesseur, il appartient aujourd'hui à la famille vaste et diverse des régimes autoritaires, où la plupart des pouvoirs et des avantages sont confisqués par une élite autoproclamée, mais où celle-ci ne détruit que ce qui la menace. Il possède aussi plusieurs caractéristiques très spécifiques, qui toutes dérivent d'un fait central : aussi contrôlée qu'elle ait pu l'être, la croissance a engendré des effets sociaux qui modifient l'appareil dirigeant comme ses relations avec la population, et qui le contraignent à modifier l'orientation de sa politique.

La première de ces mutations n'est extraordi-naire que par le fait qu'elle se produit dans un pays dirigé par un Parti communiste : c'est la mutation, qui s'était produite au siècle dernier dans l'Occident en voie d'industrialisation, d'une élite politique - en l'occurrence bureaucratique - en une élite de type capitaliste - en l'occurrence non pas bourgeoise mais ploutocratique.

Le mécanisme a été simple : dirigeant la croissance économique, le PCC a chargé les siens d'en assurer la bonne marche et leur a laissé le loisir d'en retirer les principaux profits. En d'autres termes, la couche dirigeante s'est élargie en une classe d'entrepreneurs et de profiteurs.

Le Parti communiste à l'origine d'une élite ... capitaliste

Le fait que le PCC, qui l'a initié, contrôle de près ce processus entraîne un remarquable surcroît d'efficacité. Par exemple, l'installation d'une entreprise est le plus souvent rapide, car les autorités locales connaîtront ses dirigeants et les sauront disposés à servir leurs intérêts. Ou si le gouvernement de Pékin se fâche à l'égard du gouvernement français, il suffira de quelques coups de téléphone pour que les entreprises de tourisme chinoises réduisent leurs activités vers la France...

En l'occurrence, le système « communiste » chinois simplifie et rend plus efficace qu'elle ne l'a jamais été la domination d'une classe sociale dominante. En effet, l'unité de direction réalisée par le Parti communiste réduit les conflits qui ont traversé les élites bourgeoises occidentales et, plus encore, le pouvoir d'un État chinois qui n'a pas encore conquis toutes ses lettres de noblesse face au Parti.

D'un autre côté, cette unité engendre des inconvénients graves. Tout d'abord, l'universelle corruption compromet la réputation du pouvoir aux yeux du public et réduit le rôle des experts et des ingénieurs. Elle cimente des alliances locales qui prennent souvent des allures maffieuses et n'hésitent pas à faire obstacle à la politique officielle.

Ensuite, la domination sans partage de la nouvelle élite politico-économique entraîne des injustices et des scandales de toutes sortes en même temps que des inégalités parfois effroyables : peu de sociétés dans l'histoire mondiale auront été autant que la chinoise des « sociétés de classe »...

Une contestation déjà ancienne

De là une deuxième caractéristique du régime autoritaire chinois : comme, et peut-être plus que les régimes politiques européens de la deuxième moitié du XIXe siècle, il est contesté par son peuple et dans une large mesure contraint de négocier avec lui. La contestation n'est pas nouvelle : le communisme a toujours été détesté ou méprisé, en Chine comme ailleurs. Mais elle est plus forte, et elle s'inspire souvent d'un idéal de justice morale et sociale.

Ce qui est nouveau, surtout, c'est qu'à cause de la hausse du niveau de vie, l'individu se comporte de moins en moins en serf et de plus en plus, suivant les cas, en consommateur, en professionnel ou en citoyen. La hausse des prix fait l'objet de commentaires critiques extrêmement précis et, dans la plupart des domaines, les corps professionnels - enseignants, ingénieurs, professions judiciaires... - n'hésitent plus à se prévaloir de leurs compétences : ainsi, les juristes ont obtenu d'exercer un contrôle plus étroit sur l'application de la peine de mort, leur attitude évoquant celle des milieux judiciaires français à la veille de la Révolution. Cela est surtout vrai dans les villes, où se déroulent de véritables mouvements d'opinion, par exemple contre les scandales du système de la santé, ou contre la hausse des loyers. Mais parfois aussi dans les campagnes, tant au plan local (contre tel ou tel projet de « développement ») que national (contre la pression fiscale, notamment).

En un mot, donc, la contestation s'est élargie et renforcée. Sans doute demeure-t-elle contrainte d'éviter les principaux donjons du pouvoir. Mais elle est cause de véritables mouvements d'opinion que le pouvoir est contraint d'écouter et auxquels il obéit parfois : ainsi, en avril 2003, le ras-le-bol de la population a conduit les autorités à renforcer sa lutte contre le Sras.

Un contrat implicite et accepté

Il y a plus. Ces concessions locales et momentanées s'inscrivent dans une négociation implicite, mais beaucoup plus générale, que Deng Xiaoping avait lui-même initiée : celle, présente dans tous les esprits, tant à l'intérieur du pouvoir que dans la population, qui propose la suffisance matérielle en échange de l'obéissance. La véritable histoire du régime chinois depuis trente ans, celle qu'ignorent ses adversaires comme ses thuriféraires, c'est l'histoire de la solidité du contrat implicite que cette négociation a engendré, qui a permis l'extraordinaire croissance chinoise, mais aussi ses avatars, erreurs autoritaires du pouvoir ou indisciplines populaires.

Ainsi, un effet très important de ces avatars est, depuis la fin des années 90, l'ascension du nationalisme sur la scène chinoise. Ainsi, chaque fois que la croissance économique paraît menacée, plutôt que d'en payer le prix politique, le pouvoir détourne l'attention populaire vers un ennemi supposé du pays : l'impérialisme américain, en 1999, le soi-disant « révisionnisme » japonais, en 2005, et, en 2008, les manifestations protibétaines en Occident.

On peut même penser que la composante nationaliste du régime chinois augmentera dans les prochaines années pour deux séries de raisons : d'une part, l'épuisement de l'idéal « communiste » au contact de la réalité capitaliste, et, d'autre part, l'inéluctable réduction du taux de croissance. Si l'on prend en compte le retour en force des thèmes moraux confucéens, très sensible depuis quelques années, alors la « renationalisation » d'un communisme, déjà passé partiellement au capitalisme mondialisé, progresse et peut être interprétée comme la troisième grande caractéristique du modèle politique chinois contemporain.

En tout cas, ces trois grandes mutations confirment que, malgré ses ridicules et ses violences, le modèle politique chinois n'échappe pas à l'Histoire. Il se modifie, de façon à la fois subie et voulue, et son histoire n'est ni catastrophique ni triomphale. Sous Mao Zedong, il était ambitieux et simple, mais échouait. Aujourd'hui, moins ambitieux idéologiquement, il triomphe dans de nombreux domaines, mais subit des évolutions et des hybridations qui préparent un avenir probablement plus compliqué.

http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/les-incertitudes-du-modele-politique-chinois.html?item_id=2879
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