Jean-Joseph Boillot est ancien conseiller financier en Inde et cofondateur de l'Euro-India & Economic Group (EIEBG).
La nouvelle place de l'Inde dans l'industrie
L'histoire du secteur manufacturier indien arrive sans doute à un tournant, alors que la croissance industrielle retombe. Mais, en dépit de ses handicaps tant en matière d'infrastructures que de formation, l'industrie indienne sera bel et bien une des grandes puissances industrielles du siècle avec des points forts très spécifiques.
Cela fait bien soixante ans que l'Inde « arrive » sur le terrain de l'industrie manufacturière. Dès l'indépendance, en 1947, l'industrie indienne est une réalité reconnue puisqu'on a l'habitude alors de la classer au 11e rang industriel mondial. Les paris stratégiques du Premier ministre, Jahawarlal Nehru, qui gouverne jusqu'en 1964, sont ensuite ouvertement pro-industriels, par opposition à son mentor Gandhi qui était sur ce point proche de son ami Tolstoi dans le rejet de la société industrielle. Armée du socialisme fabien britannique pour modèle de relations industrielles et de la planification soviétique pour les priorités à l'industrie lourde, l'Inde va connaître jusque vers 1965 un véritable décollage de son industrie lourde. Il s'accompagne en outre d'un redéploiement de sa géographie économique des deux grands centres coloniaux, Bombay et Calcutta, vers l'intérieur du sous-continent au profit des 18 États qui composent alors une jeune fédération fragile. L'Inde bénéficie alors d'une avance industrielle certaine sur la Chine.
Révolution verte et chocs pétroliers
Mais, comme pour cette dernière, vient aussi le temps des ruptures en faveur d'une agriculture qui a été délaissée au point de ne plus arriver à nourrir une population qui croît alors de près de 2,5 % par an. Par contre, alors que la Chine maoïste choisit plutôt la généralisation de la réforme agraire et le tout rural, l'Inde opte, après la grave crise alimentaire de 1965, pour une « révolution verte » concentrée sur quelques greniers céréaliers comme le Punjab ou l'Haryana, et gourmande en intrants chimiques et canaux d'irrigation. Le modèle industriel de Mahalabonis se déplace alors des biens d'équipement vers la filière chimique et construction, tout en restant très largement aux mains du secteur public tandis que les industries de main-d'oeuvre et le grand secteur privé souffrent d'un rationnement général sous la férule du « Licence Raj » qui n'accorde qu'au compte-gouttes les autorisations de production ou d'extension de capacités. Ce sont en outre les années de radicalisation de la jeune Indira Gandhi en faveur de la self-reliance ou quasi-autarcie industrielle d'une Inde qui tombe à moins de 0,4 % du commerce mondial.
C'est avec les chocs pétroliers de 1973 et 1980 que l'Inde comprend brutalement les limites de son modèle manufacturier d'import-substitution. D'autant que, si la Chine l'avait suivie sur ce point, les années 60 ont vu émerger une nouvelle classe d'économies : les Nouveaux Pays Industrialisés (NPI), tout particulièrement en Asie à la suite du Japon. La Corée du Sud, par exemple, enregistrera une croissance industrielle moyenne de 17 % par an entre 1960 et 1980, une performance exceptionnellement rapide qu'on attribue en général au modèle de promotion des exportations et d'ouverture économique qui permet d'éviter la pénurie chronique de devises que connaît l'Inde, et donc celle des importations de matières premières ou d'équipements performants.
Le modèle des Nouveaux Pays Industrialisés
C'est pourtant la Chine qui s'engouffrera sans complexe dans le modèle des NPI. Les réformes radicales de Deng Xiaoping, en 1978, et notamment la mise en place des fameuses zones économiques spéciales, vont déclencher un décollage industriel de la Chine (12 % par an de 1990 à 2006, par exemple, soit le double de l'Inde) qui va creuser un véritable fossé industriel entre les deux géants asiatiques, comme on le voit dans le tableau ci-dessus. Très largement grâce aux investissements étrangers et à une concentration de ses usines sur les zones côtières, la Chine devient en effet l'atelier du monde et elle remonte progressivement les filières technologiques et reconstitue son tissu entrepreneurial.
Paradoxalement, l'Inde ne rejoint pas alors la mondialisation industrielle en marche. Son paradigme manufacturier change, mais très graduellement, alors que son secteur des services modernes s'engouffre pourtant dès le milieu des années 80 dans la sous-traitance internationale (« offshoring/outsourcing ») qui lui fournit encore aujourd'hui près de 90 % de son chiffre d'affaires.
Source : Rajeev Anantaram & Mohammed Saqib, China’s Manufacturing sector since 1978: Implications for India, ICRIER, juin 2008.
Les trois étapes du développement industriel indien
Sur le plan manufacturier, on peut repérer trois étapes à ce jour :
1. La décennie 80 reste autarcique, mais l'Inde libéralise progressivement son marché intérieur en relâchant son système de licences industrielles, notamment dans quelques secteurs hautement symboliques comme les deux-roues ou les téléviseurs. De même, cette décennie pro-business voit réhabilités les partenariats avec des sociétés étrangères dont la fameuse JV Maruti-Suzuki, lancée par le fils aîné de madame Gandhi. Un véritable nouveau secteur privé émerge en quelques années, aux côtés des conglomérats traditionnels comme les Tata ou Birla, mais dans un jeu à somme quasiment nulle avec le secteur public industriel et la Small Scale Industry (SSI). Le premier voit ses ressources fondre brutalement au fur et à mesure que s'imposent les contraintes fiscales, jusqu'à quasiment disparaître aujourd'hui. Le second voit se réduire régulièrement la liste des « secteurs réservés » aux PME industrielles au point d'apparaître, de plus en plus, comme le refuge d'une économie informelle, de moins en moins productive ou socialement et écologiquement responsable.
2. La deuxième phase débute avec la crise fiscale et des paiements de 1991, qui permet à Manmohan Singh, alors simplement ministre des Finances, d'accélérer la libéralisation domestique et surtout d'entreprendre une libéralisation externe par une chute programmée des droits de douane qui étaient parmi les plus élevés du monde : 83 % en moyenne pondérée en 1990 avec des pics à 355 % et surtout 40 % des recettes fiscales, contre un peu moins de 15 % aujourd'hui pour les produits industriels. Le taux de protection effectif, qui comprend aussi certaines barrières non tarifaires, était lui encore de 149 % en 1990 contre moins de 40 % actuellement. Enfin, la part des secteurs industriels libérés des licences passe de 29 % à 94 % entre 1989 et 1997, tandis que le nombre de secteurs manufacturiers ouverts à 100 % aux investissements étrangers ne cesse de s'accroître (mais pas les services ni l'obligation d'obtenir l'accord de son partenaire indien historique en cas de nouveaux investissements).
C'est le moment que choisissent les entreprises nées dans les années 80 pour se lancer à l'attaque de nouveaux secteurs ou pour entreprendre des plans d'expansion considérables, leur permettant d'entrer enfin dans l'ère de la production de masse et de la chute des prix unitaires, seule solution pour atteindre des prix bas et donc ce vaste marché intérieur hélas très largement insolvable. De même, la nouvelle politique commerciale ainsi qu'un taux de change moins surévalué de la roupie permettent enfin à l'industrie indienne de voir son poids remonter progressivement dans les exportations mondiales, grâce à une spécialisation plus grande sur quelques niches comme certains textiles, certaines spécialités chimiques ou mécaniques (forge) et, enfin, la bijouterie. L'embellie sera hélas d'assez courte durée avec un pic atteint dès 1996, à la veille de la grande crise asiatique qui affectera, au moins indirectement, l'industrie indienne en faisant apparaître des surcapacités importantes dans un contexte mondial de guerre des prix, et notamment du made in China. Cette déflation, combinée à plusieurs mauvaises années agricoles qui limitent fortement la demande domestique, se traduit par un long plateau à bas régime de l'industrie indienne qui durera jusque mi-2002.
3. La troisième phase, assez euphorique, est celle des années 2000 avec la conjugaison d'un cycle international de surliquidités et d'un cycle indien de grande confiance : shining India. India Inc. adopte alors le mantra de la globalisation, non pas tant celui tout exportateur du Japon des années 60 ou de la Corée des années 70, mais plutôt celui des multinationales américaines. En quelques années, les surcapacités et les mauvaises dettes se résorbent et la croissance industrielle va même dépasser 12 % sur quelques mois, inspirant à de plus en plus de commentateurs une nouvelle comparaison avec la Chine. D'autant que certains groupes indiens commencent à acquérir une véritable visibilité internationale et pas seulement le légendaire Tata lors de ses achats remarqués du numéro deux européen de l'acier (Corus) et encore plus de l'ancienne icône du colonisateur britannique, Jaguar. Qui avait ainsi entendu parler de Lakshmi Mittal avant le coup de tonnerre de janvier 2006 où il se porte acquéreur inamical d'Arcelor, le hissant du même coup au premier rang mondial de la sidérurgie. Idem pour les frères Ambani, dont le père Dirubhai aura construit en trois décennies ce qui est aujourd'hui le premier groupe privé indien, Reliance. Même coupé en deux par le divorce bruyant des deux frères en 2005, il fait partie des grandes firmes mondiales dans l'énergie (Mukesh pour la pétrochimie et Anil dans les centrales électriques), les télécommunications et désormais la distribution (on parlait au printemps dernier d'une acquisition possible de Carrefour par RIL). Mahindra, le nouveau partenaire de Renault, désormais numéro un mondial des tracteurs, est de la même trempe.
Il faut aussi parler des plus discrets, comme un des leaders mondiaux des pièces mécaniques en fonte, Bharat Forge, ou encore celui qui a ravi le numéro deux allemand de l'éolien à la barbe d'Areva, Tulsi Tanti, à la tête de Suzlon Energy, petit industriel textile du Gujarat, désormais autour des 10 milliards de dollars US de capitalisation. Enfin, on peut citer Biocon pour illustrer cette montée de l'Inde dans les nouvelles technologies, avec Kiran Mazumdar-Shaw qui lance l'entreprise en 1978 avec son mari John Shaw et la conduit parmi les dix premiers mondiaux des nouvelles biotechnologies.
De fortes contraintes structurelles
Pourtant, et c'est le dernier paradoxe, quelques groupes d'excellence ne font pas une nouvelle usine du monde. Le cycle de croissance industrielle indien retombe depuis la mi-2007 et le ralentissement se confirme en cette fin d'année 2008 avec un rythme annuel autour de 7 % seulement. Renaissent aussitôt tout un ensemble d'interrogations sur les contraintes de l'industrie indienne que certains travaux récents tentent de cerner. D'autant qu'on croyait que la « libéralisation » interne et externe aurait été un sésame magique. Or, l'accélération depuis les années 90 serait insignifiante puisque la part de l'industrie manufacturière dans le PIB indien a été stagnante autour de 17 % avec une contribution à la croissance totale de l'Inde trois voire quatre fois inférieure à celle des services selon Poonam Gupta de l'ICRIER. De même, comment expliquer l'incroyable biais capital-intensif de l'industrie indienne, dont l'élasticité de l'emploi à la croissance est inférieure à 50 % ? En clair, de plus en plus de machines et de technologie dans un pays qui compte des millions de personnes à la recherche d'un emploi dans le secteur moderne. Toutes les études empiriques comme théoriques concluent à l'existence de trois séries de fortes contraintes structurelles.
La première, de très loin, concerne les infrastructures, largement par incompétence des autorités publiques centrales et locales. La seconde est le manque d'accès au crédit des industriels en raison d'un système financier encore très capté par la puissance publique pour elle-même et au profit de « secteurs prioritaires » qui représentent encore 40 % des crédits. Enfin, le marché du travail oui, mais ni la disponibilité en nombre, encore moins en coût, ni l'état des relations sociales comme on le croyait surtout, mais par contre la pénurie de travailleurs formés (trained et non skilled) par insuffisance criante d'établissements d'apprentissage (vocational training), un concept quasiment inexistant en Inde où les entreprises sont obligées de créer elles-mêmes leurs instituts de formation professionnelle.
Les atouts de ses handicaps ?
Le très médiocre état des infrastructures physiques ressort bien des enquêtes effectuées notamment par la Banque mondiale dans son Investment Climate Survey, avec près de 40 % des entreprises sondées le citant comme l'obstacle le plus important contre 6 % seulement pour le crédit, 4 % la disponibilité de main-d'oeuvre qualifiée et autant pour la réglementation du travail. Sur le plan des études empiriques, la Chine consacrerait près de 15 % de son PIB aux infrastructures, contre un objectif de 5 % dans le dernier plan quinquennal indien (2002-2006) loin d'avoir été atteint dans la production d'électricité, par exemple (- 40 % de l'objectif). Avec un écart de PIB d'environ 3 vis-à-vis de la Chine, on aurait ainsi un fossé de 1 à 10 dans les dépenses d'infrastructures des deux voisins asiatiques, auquel s'ajoute une concentration géographique beaucoup plus forte de l'industrie chinoise.
Que conclure de ce nouveau pessimisme alors même que l'Inde semble de plus en plus perçue comme un acteur industriel incontournable de la planète ? D'un côté, il est indéniable que l'Inde va progressivement lever les contraintes citées, en particulier sous la pression de l'emploi que les services modernes ne peuvent pas tous satisfaire. D'un autre côté, beaucoup des obstacles identifiés ne devraient pas être levés rapidement, et notamment pas « à la chinoise ». Cela nous laisse avec une dernière option : oui, l'industrie indienne devrait bien faire partie des grandes puissances industrielles du siècle, mais avec ses handicaps, et justement grâce à eux. Et ce autour de trois points forts : des groupes extrêmement compétents en management et agressifs ; un paradigme industriel très indien : une forte valeur ajoutée unitaire sur des séries courtes ; enfin, un Made in India exprimant la réponse spécifique de ce pays à ses propres défis et dont la découverte du concept de « dosette » par l'Oréal ou celui de la Nano par Renault sont de parfaits symboles.
En ce sens, l'Inde ne devrait pas être une « nouvelle Chine » mais une « autre Chine », non pas concurrente mais complémentaire autour d'un autre paradigme. Une nouvelle encore plus terrible peut-être pour les vieilles puissances industrielles qui ne voudraient pas se résoudre à la perte de leur monopole, ou au contraire une excellente nouvelle pour ceux qui voudraient en tirer parti.
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