Philippe Askenazy est économiste, directeur de recherche au CNRS et professeur associé à l'École d'économie de Paris.
La recherche d'une main-d'oeuvre moins chère trouve ses limites
Alors que les délocalisations ont un impact sur l'emploi assez limité en France, la quête par les entreprises occidentales d'une main-d'oeuvre à bas coût dans les pays émergents semble plafonner.
Le développement rapide des pays émergents est souvent vécu dans de nombreux pays du Nord comme une menace pour les emplois nationaux. Il est même perçu comme la preuve d'un capitalisme débridé, en quête d'une main-d'oeuvre toujours moins chère.
Nike en est un symbole. La firme quitta un Mexique devenu trop cher pour sous-traiter en Asie où la totalité des salaires des ouvrier(e)s mobilisé(e)s est inférieure à la rémunération des dirigeants de l'entreprise mère. Maintenant que les téléviseurs ou les frigidaires sont produits dans une Chine disposant d'un réservoir considérable de main-d'oeuvre, ce sont les services qui partiraient en quête de travailleurs bon marché. Des centres d'appel irlandais se délocalisent en Inde. Les centres français migrent vers l'Afrique du Nord ou, encore moins cher, dans des îles francophones de l'océan Indien. Pire, les technologies de l'information accéléreraient le processus. Et la crise du pouvoir d'achat au niveau mondial ne pourrait que renforcer les stratégies low cost des entreprises.
L'impact des délocalisations
Face à cette mécanique implacable, une rhétorique appelle à dépasser l'économie ou l'économique. Il faudrait sensibiliser les entreprises afin qu'elles se construisent une éthique. Le consommateur est lui-même culpabilisé et se devrait de choisir le commerce équitable.
Mais quelle est l'ampleur de cette mécanique et est-elle aussi inéluctable?
En premier lieu, il convient de revenir sur le phénomène de délocalisation. Régulièrement, les médias se font l'écho du départ de telle ou telle entreprise. Régulièrement, on le ressort pour tenter d'imposer une modération salariale en France. Techniquement, on parle de délocalisation lorsqu'il y a transfert à l'étranger de tout ou partie de l'activité d'un producteur initialement implanté sur le sol national : développement, mise en place ou acquisition d'une unité de production à l'étranger ou appel à un sous-traitant étranger. L'Insee 1 a récemment proposé une quantification des emplois détruits par ce biais en France depuis 1995. Le nombre d'emplois délocalisés annuellement augmente, en particulier vers les pays émergents, Chine en tête. Mais cette tendance ne doit pas cacher que le flux d'emplois détruits est très faible, de l'ordre de 15 000 par an, soit moins de 0,1 % de l'emploi en France. Cette estimation ne porte que sur le secteur manufacturier, mais l'intégration des services (20 % des échanges) ne changerait probablement pas ce constat mesuré. Par ailleurs, la France elle-même est un pays vers lequel des entreprises étrangères délocalisent : elle est régulièrement sur le podium des pays d'accueil des investissements directs étrangers derrière les États-Unis.
Cependant, les délocalisations stricto sensu ne sont qu'une face de la mondialisation des échanges. Le consommateur ou une entreprise peut tout simplement acheter des biens et services produits à l'étranger, délaissant la production nationale. Mais ce phénomène peut être aussi compensé par la croissance des exportations, voire surcompensé comme en Allemagne qui fournit les équipements des usines des pays émergents. Importer des biens intermédiaires moins chers peut également permettre de renforcer la compétitivité des entreprises françaises de biens finals et ainsi préserver leur compétitivité.
La mesure quantitative de ces mécaniques est difficile. Cependant, l'estimation assez prudente de l'Insee est certainement proche de la réalité. Elle relativise largement l'impact net : autour de 20 000 emplois perdus par an dans la dernière décennie, alors que les créations totales d'emplois au sein de l'économie française ont été quatre fois plus importantes en moyenne. En fait, la concurrence des pays à bas salaire se traduit principalement par ce que les économistes 2 qualifient de Defensive innovation : elle pousse les entreprises nationales à innover pour rester compétitives, ce qui favorise la croissance.
Une main-d'oeuvre moins bon marché
En second lieu, la quête de main-d'oeuvre bon marché devient de plus en plus difficile. La croissance des pays émergents s'accompagne d'une rapide inflation salariale interne, voire d'une baisse des inégalités comme au Brésil. De fait, elle a participé d'une réduction spectaculaire de la pauvreté dans le monde. Les pays en transition d'Europe centrale et orientale connaissent même une accélération de la convergence des salaires avec l'Ouest. Par exemple, du premier trimestre 2007 au premier trimestre 2008, le coût du travail a crû de 10 % en République tchèque, 20 % en Roumanie et même 33 % en Lettonie. En parallèle, les normes sociales convergent 3 ; en particulier, la tolérance aux inégalités reflue. Il faut donc aller de plus en plus loin (des pôles de consommation ouest-européen et nord-américain) pour trouver une main-d'oeuvre très bon marché. Mais cette logique est de moins en moins rentable. Un faible coût du travail n'est, de fait, qu'une composante de la performance des entreprises.
Les atouts de l'économie de la connaissance
Fondamentalement, loin d'une disparition des distances, l'économie de la connaissance les renforce. Ce n'est pas un mécanisme nouveau. Le téléphone a ainsi été historiquement un facteur d'agglomération. Les nouvelles formes de concurrence par la qualité et le temps, rendues possibles par les technologies de l'information, commandent une proximité des firmes aux marchés 4.
La réactivité à des évolutions chaotiques de la demande et le juste-à-temps interdisent un éloignement trop grand des fournisseurs. La chaîne de vêtement Zara est l'emblème de cette dynamique, l'essentiel de la production étant localisé dans la péninsule ibérique.
Le cas des meubles exotiques, dont les ventes ont récemment explosé en Europe de l'Ouest, est plus éloquent encore. Initialement en provenance d'Asie du Sud-Est, ces meubles demandaient un long transport maritime qui provoquait des dégâts sur une proportion importante d'entre eux. Recherchant qualité et temps d'expédition courts, les donneurs d'ordres européens se fournissent désormais majoritairement auprès de producteurs d'Europe de l'Est, notamment bulgares, qui réalisent des copies « exotiques » ; c'est l'Europe qui copie l'Indonésie. La situation géographique redevient prédominante.
Outre cette mutation progressive des modes de production, l'évolution des prix de l'énergie redonne également du poids aux distances. Même en l'absence de préoccupation de développement durable, les entreprises sont obligées d'intégrer un coût de transport devenu plus onéreux dans leur stratégie de localisation.
Au total, l'ensemble de ces facteurs signe que rechercher un faible coût du travail n'assure pas les performances d'une entreprise. La quête d'une main-d'oeuvre toujours moins chère a probablement atteint son apogée.
- Muriel Barlet, Didier Blanchet, Laure Crusson, Pauline Givord, Claude Picart, Roland Rathelot et Patrick Sillard, « Flux de main-d'oeuvre, flux d'emplois et internationalisation », in L'économie française, édition 2007, Insee, Paris, pp. 108-131.
- Mathias Thoenig et Thierry Verdier, "A Theory of Defensive Skill-Based Innovation and Globalization," American Economic Review, vol. 93(3), pages 709-728, juin 2003.
- Irina Grosfeld et Claudia Senik, "The Emerging Aversion to Inequality: Evidence from Poland 1992-2005", IZA Working Paper, 2008.
- Philippe Askenazy, Bruno Amable, Daniel Cohen, Andréa Goldstein et David O'Connor, "Internet and the Three Digital Divides: the Elusive Quest of a Frictionless Economy", part II in The ICT Revolution, Oxford University Press: Oxford, 2004, pp. 141-231.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/la-recherche-d-une-main-d-oeuvre-moins-chere-trouve-ses-limites.html?item_id=2887
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