Jean-Louis Martin est responsable Pays émergents à la direction des études économiques du Crédit Agricole S.A.
est économiste senior en charge de la CEI, des Balkans et de la Turquie dans cette même équipe.
Les « Prochains 13 »
Pour les économistes du Crédit Agricole SA, treize pays disposent d'un potentiel et d'un poids économique suffisants pour suivre le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine (les BRICs). Ce sont les émergents de demain.
En 2003, Goldman Sachs publiait « Dreaming With BRICs: The Path to 2050 », un article dans lequel ses économistes montraient que sous des hypothèses raisonnables de croissance, d'épargne et de productivité, la taille cumulée des quatre grandes économies émergentes (Brésil, Russie, Inde et Chine) dépasserait celle du G6 (le G7 moins le Canada) un peu avant 2040. Un tel basculement aura des conséquences considérables sur les équilibres géopolitiques, sur les flux financiers et humains, sur les stratégies industrielles et d'investissement…
Mais le basculement ira au-delà. On avait pu croire que l'émergence des quatre « dragons » (Corée, Taïwan, Hong Kong, Singapour), et, dans leur sillage, de la Malaisie, de la Thaïlande, puis du Vietnam, était une exception asiatique : on y avait même trouvé des explications philosophico-religieuses ! Il est aujourd'hui clair que la croissance accélérée est possible partout, pour autant que certaines conditions soient réunies. Dans l'étude intitulée « Le temps des Prochains 131 », la direction des études économiques du Crédit Agricole a identifié treize pays ayant à la fois ce potentiel d'accélération et un poids significatif.
Une question de taille
Le potentiel des BRICs de l'article de 2003 était avant tout fondé sur leur taille. à elles deux, la Chine et l'Inde représentent presque deux cinquièmes de la population mondiale. Nettement moins peuplés, la Russie et le Brésil2 s'imposent par le poids de leur PIB, moindre que celui de la Chine mais légèrement supérieur à celui de l'Inde3.Pour établir la liste des « Prochains 13 », le premier critère est resté la taille, de la population ou du PIB. C'est incontournable pour l'investisseur qui veut évaluer les potentialités d'un pays. Il s'agit donc d'abord de se demander quels pays émergents pèsent aujourd'hui par le poids de leur population et celui de leur PIB sur la scène internationale. Les plus lourds sont la destination d'une part importante des échanges internationaux (de biens, de services et de capitaux).S'ils sont éclipsés par les économies développées et les quatre BRICs, ils comptent déjà dans l'économie mondiale.
Une affaire politique
La banque d'investissement américaine avait ensuite considéré « la conduite de politiques et le développement d'institutions favorables à la croissance », i.e. la politique économique et la gouvernance. Notre deuxième critère, estimé par la moyenne de quatre des six « indicateurs de gouvernance » calculés par la Banque mondiale (efficacité des pouvoirs publics, qualité de la réglementation, état de droit, contrôle de la corruption les deux autres, plus politiques, n'ont pas été pris en compte) et que l'on appellera ici « gouvernance », suit cette même logique.
Il faut introduire la notion de coûts de transaction. En postulant une rationalité limitée et des marchés imparfaits, toute transaction sur un marché a un coût plus ou moins important lié à la recherche d'informations, aux biais comportementaux des agents (choix non pleinement rationnels, opportunisme) ou encore au manque de transparence4. Les acteurs économiques peuvent alors instaurer des mécanismes institutionnels (loi de statut, droit coutumier, règlements, conventions, normes de comportement ou encore règles de conduite que l'on s'impose soi-même) visant à réduire ces coûts. D. North a introduit ce concept en économie du développement et a montré que les institutions, en modifiant les coûts de transaction, peuvent réguler les échanges et rendre plus ou moins aisées leur expansion, et plus largement la croissance et le développement économique.
Ainsi, les différences d'institutions constituent une explication fondamentale des disparités en matière de dynamique et de performances de long terme des économies5. Il faut sans doute distinguer là les institutions économiques, relatives aux droits de propriété et de contrats, des institutions politiques, relatives à l'application de ces droits. S. Borner, F. Bodmer et M. Kobler6 s'avancent à définir la qualité des institutions par un état « fort » et « engagé », capable de définir « un ensemble de droits de la propriété et de droits contractuels », de les appliquer et les faire respecter.
Nous avons ajouté un troisième facteur : la présence de ressources, naturelles (énergétiques, minières, agricoles), humaines et technologiques, ou liées à la situation géographique (la proximité des états-Unis est ainsi considérée comme un atout pour le Mexique). Ces trois éléments ont été pondérés à l'identique.
Des ressources en plus
Alors que la demande mondiale de matières premières et de produits de base croît rapidement et tire leurs prix à la hausse, et sans doute de façon durable, il va de soi qu'un pays bien doté en ressources naturelles dispose d'un avantage indéniable. Au contraire, les plus dépourvus risquent de se heurter à une contrainte financière plus sévère, qui freinera leur développement. Il n'échappe également à personne qu'une main-d'oeuvre qualifiée et adaptée aux besoins du pays (la qualité du système éducatif est en filigrane), ainsi que des infrastructures suffisamment développées, sont essentielles au décollage et à l'expansion d'une économie. Enfin, les cas dans lesquels le positionnement géographique est une clé du développement ne manquent pas. Zone d'attraction de taille, l'Union européenne stimule, même très graduellement, la convergence économique de ses voisins. Les pays côtiers, naturellement ouverts sur le monde, jouissent d'un potentiel de développement des échanges commerciaux plus important que celui de leurs voisins enclavés. De manière générale, une large littérature économique fait mention des déterminants géographiques de la croissance et du niveau de revenu par habitant.
Qui sont les « Prochains 13 » ?
Les « Prochains 13 » sont ainsi, par ordre de taille du PIB : le Mexique, la Turquie, l'Indonésie, l'Iran, l'Afrique du Sud, l'Argentine, la Thaïlande, la Malaisie, le Nigeria, les Philippines, l'Ukraine, l'égypte et le Vietnam. Il est important de préciser qu'il ne s'agit pas des seuls « marchés de demain », après les BRICs. Il y en a d'autres. Les critères de sélection conduiraient par exemple à inscrire la Pologne dans ce groupe. Mais les membres de l'Union européenne en ont été exclus. Le Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, émirats arabes unis, Koweït, Oman et Qatar) ou l'ensemble andin (du Venezuela au Pérou) constituent des pôles plausibles de développement. Mais il ne s'agit pas de pays.
Au total, les « Prochains 13 » regroupent une population de plus de 1 100 millions d'habitants (plus d'un sixième de la population mondiale), pour un PIB d'environ 3 900 milliards de dollars US (équivalant à 56 % du PIB des BRICs). Ils sont évidemment moins riches que le quatuor qui les précède. Ils constituent un groupe plus hétérogène en termes de poids du PIB, mais moins dispersé en termes de taille de la population. Certains sont forts en « gouvernance » : Malaisie, Afrique du Sud et Turquie. Là, les institutions et la relative efficacité des politiques des gouvernements offrent une visibilité et une stabilité propices à l'investissement et à l'intégration de ces économies au peloton de tête de l'économie mondiale. D'autres sont surtout dotés en « ressources » : Mexique, Vietnam, Argentine et, dans une moindre mesure, Philippines et Thaïlande.
Le Mexique en est pourvu de façon équilibrée, comme les Philippines et la Thaïlande. Le Vietnam est riche en eau douce et en sols fertiles, l'Argentine en « hommes » et en « technologie ». D'autres encore disposent d'atouts évidents : l'Iran, le Nigeria et l'Indonésie, de leur pétrole l'Ukraine, de ses richesses minières et de ses terres arables l'égypte, d'une position géographique privilégiée. Mais les perspectives à court terme de ces cinq pays sont moins favorables, en particulier en raison de leurs carences en « gouvernance ».
Des pays déjà bien engagés dans la mondialisation
à l'instar des quatre « dragons », les « Prochains 13 » fondent bien souvent leur essor sur le développement du commerce extérieur. Depuis une quinzaine d'années, la plupart d'entre eux ont connu une croissance spectaculaire de leurs exportations. De manière générale, la création de l'OMC, en 1995, semble avoir joué un rôle essentiel dans cette dynamique. Plus récemment,l'envolée des cours des matières premières a pris le relais. Les producteurs de pétrole ou de gaz en tirent des revenus substantiels : égypte, Indonésie, Iran, Malaisie, Nigeria et Vietnam.
Parmi les pays les plus dynamiques à l'export au cours des vingt à dix dernières années, la Turquie se distingue. Le rapprochement avec l'Europe a déjà produit des effets tangibles. De même, le Mexique a vu ses exportations progresser rapidement (+ 620 % depuis 1990) et se diversifier. On doit sans doute y voir les effets de l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain), même si le Mexique cherche de plus en plus à diversifier ses exportations au-delà des états-Unis.
Des atouts pour s'imposer
Les « Prochains 13 » ne forment pas un groupe homogène, loin s'en faut. Ils disposent néanmoins tous d'atouts pour réussir à s'imposer dans une économie mondialisée. La taille de leur population et le poids de leur PIB. Des ressources pour les uns, des institutions pour les autres, les deux pour les mieux lotis. Il leur faut à présent transformer l'essai.
Ce ne sera pas aisé. Des défis les attendent. Le monde d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui qui a vu émerger l'Europe, l'Amérique du Nord, et même l'Asie de l'Est. Ainsi, si la qualité et l'efficacité des institutions et de la gouvernance restent décisifs (on a vu qu'ils étaient discriminants au sein du groupe des « Prochains 13 »), la disponibilité en ressources naturelles a certainement plus d'importance qu'on ne le percevait il y a seulement cinq ans, précisément en raison du développement accéléré des BRICs. De même, la position géographique, dans un monde où le multilatéralisme est en recul et où semblent ici et là se mettre en place des pôles régionaux. La disponibilité en ressources humaines et en savoir-faire technique apparaît déjà comme une contrainte dans certains pays émergents, même très peuplés. L'évaluation du potentiel de chacun des « Prochains 13 » est ainsi plus complexe que la constatation de l'inexorable montée en puissance des BRICs. Mais ce potentiel existe : ces pays seront parmi les moteurs de la croissance future. Les « Prochains 13 » sont un pari à relever dès aujourd'hui.
- Voir la revue mensuelle éclairages (no 120, mars 2008) de la Direction des études économiques du Crédit Agricole SA.
- 5,2 % de la population mondiale en 2005 (source Pnud).
- Brésil (1 314 milliards de dollars US en 2007), Russie (1 290 milliards de dollars US 2007), Inde (1 099 milliards de dollars US en 2007) et Chine (3 251 milliards de dollars US en 2006) (source FMI).
- Les agents économiques ont un comportement rationnel, mais celui-ci est limité par les capacités cognitives et la disponibilité des informations.
- Voir D. North et R. Thomas, The Rise of Western World: a New Economic History, 1973 et D. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press, 1990.
- S. Borner, F. Bodmer et M. Kobler, L'Efficience institutionnelle et ses déterminants : Le rôle des facteurs politiques dans la croissance économique, OCDE, 2002.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2008-11/les-«-prochains-13-».html?item_id=2890
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