Pascal ASSELIN

Président de l'Union nationale des économistes de la construction (Untec).

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Révolutions et innovations dans la filière construction

L'intelligence artificielle permet le temps réel et le partage de toutes les données. À toutes les phases d'un chantier et dans l'ensemble de la filière construction, l'IA révolutionne les outils et les procédures. Il en va de la maquette numérique comme d'une multitude d'autres applications et innovations. La construction reste cependant d'abord une aventure humaine, qui sera d'autant mieux accompagnée par l'IA que les formations sauront intégrer cette dimension désormais fondamentale.

Définir ce que chacun entend par intelligence artificielle (IA) et essayer d'en hiérarchiser les différents niveaux est un préalable nécessaire pour éviter de tomber dans un univers fantasmé. On distingue deux grandes familles d'IA. L'IA « faible » se définit par une approche pragmatique permettant de construire des systèmes de plus en plus autonomes. C'est le cas aujourd'hui dans de nombreuses applications. L'IA « forte » s'avère capable non seulement de produire un comportement intelligent, mais d'éprouver une impression, une conscience. Il s'agit d'une seconde étape de l'IA que certains chercheurs prédisent pour dans quelques années.

En ce qui concerne la filière construction, on peut définir l'intelligence artificielle par la reconnaissance et la création de différents systèmes basés sur des données initiales qui s'agglomèrent pour créer des ratios en matière de coûts, de temps de réalisation, d'efficience technique et de multiples analyses. Ces données sont le résultat d'éléments définis, éprouvés et contrôlés. Et, lorsqu'on en définit un mode opératoire, on crée des algorithmes qui, grâce à un langage de programmation, peuvent être traités par un ordinateur.

Nous parlons donc essentiellement d'une IA faible qui se traduit par des applications telles que : l'aide aux diagnostics (dans le domaine thermique par exemple), l'aide à la décision (analyse des offres, analyse des risques), l'aide à la conception et à l'exploitation (notamment la maquette numérique), la résolution des problèmes complexes (calcul des structures), l'automatisation de tâches (par exemple avec des machines à commande numérique). Toutes ces applications ont un impact sur l'ensemble des opérateurs de la filière construction.

Des impacts sur toute la filière

On trouve de multiples illustrations du côté des maîtres d'ouvrage. La facturation électronique (système Chorus par exemple) finira son déploiement en 2020. La prochaine étape, qui existe déjà pour certaines opérations, sera la facturation électronique « renseignée » sur des plateformes permettant de calculer les avancements de travaux sans erreurs de calculs, avec gestion des cotraitants, sous-traitants, retenue de garantie, avance forfaitaire, révision de prix... le tout en temps réel. Le temps de traitement est très fortement diminué et les erreurs quasiment nulles.

Pour les maîtres d'ouvrage exploitant leurs bâtiments, l'utilisation de la maquette numérique est un outil extrêmement utile qui, couplé à d'autres systèmes de monitoring (traitement d'air, chauffage, structure), permettra de suivre et d'analyser en temps réel le cycle de vie et d'entretien des bâtiments ainsi que le système de production d'énergie. À l'échelle d'un patrimoine important, cela aura des conséquences bénéfiques, non seulement pour le confort des usagers mais aussi pour la programmation des travaux de rénovation et d'entretien et, par conséquent, les procédures d'achat.

Du côté des entreprises de construction, nombre d'entre elles sont passées d'un mode de production manuelle de produits finis ou semi-finis à des systèmes industriels de production. En ce qui concerne les travaux de construction et d'usinage des façades, couvertures, charpentes et menuiseries, les outils numériques ont fait leur apparition depuis plus de vingt ans et se développent à grande vitesse. Les coûts d'achat de ces équipements ont fortement chuté et il n'est pas rare de constater que des petites et moyennes entreprises voire de très petites entreprises (moins de 10 salariés) sont équipées de ces dernières technologies. Les machines sont connectées à des logiciels de conception qui peuvent échanger des données avec d'autres équipes de conception qui oeuvrent à la construction du même ouvrage. La préfabrication des systèmes constructifs prendra certainement de l'ampleur. De même, pour la gestion des stocks, des équipes, de la rotation des matériels, il existe des applications intelligentes qui permettent de détecter des clashs, des ruptures de commande ou d'approvisionnement et d'envoyer des requêtes automatiques permettant d'agir en conséquence.

En ce qui concerne les équipes d'ingénierie, composées le plus souvent par l'architecte, les spécialistes ingénieurs et les économistes de la construction, les métiers sont fortement impactés par les outils permettant de développer une intelligence artificielle. La maquette numérique est ici encore l'élément emblématique de cette démarche. L'intelligence artificielle permet de réaliser des simulations complexes avec une aide à la décision renforcée. On peut déjà arbitrer plus rapidement le coût de construction par rapport au programme donné avec un logiciel qui réalise des approches économiques sans plans. L'outil numérique ne demande qu'à grandir et recevoir de plus en plus de données pour concevoir plus facilement, plus rapidement et avec un maximum de garantie de qualité en phase conception. Les données circulent très rapidement et on constate souvent que le frein au développement de cette intelligence artificielle puissante est le manque de coopération humaine entre les différents acteurs. La formation initiale et continue doit absolument en tenir compte.

D'autres acteurs, comme les bureaux de contrôle ou les coordonnateurs SPS (sécurité et protection de la santé), utilisent et utiliseront des systèmes permettant de détecter des clashs et de proposer des alternatives d'organisation de chantier. Toutes ces applications permettent de réduire les délais mais aussi de définir les process de coactivité afin d'assurer la sécurité, les approvisionnements, les implantations de grue, la rotation de banches, bref de nombreuses activités structurantes des chantiers. Et la communication entre tous ces systèmes ira grandissant, ce qui permettra d'optimiser et d'améliorer de façon significative la façon d'aborder l'organisation et le suivi des chantiers complexes.

Précurseurs des systèmes robotisés permettant d'optimiser leur production, les industriels fabricants de matériaux proposent de plus en plus des solutions de conception intégrées. Ils ne vendent pas simplement des produits bruts mais bien des systèmes complexes, associant plusieurs types de matériaux et matières avec des performances techniques et environnementales éprouvées. La plupart d'entre eux fournissent aujourd'hui des banques d'« objets numériques ». Ces données permettent déjà aux concepteurs de tester en temps réel l'efficience des produits à l'aide de maquettes numériques. Elles permettront aussi d'augmenter considérablement les analyses par l'ajout de paramètres tels que le calcul du poids carbone, la qualité de l'air ou le cycle de vie.

Qu'en sera-t-il des pratiques ?

Derrière ces quelques exemples l'IA, on le sait, va changer nombre de pratiques et de métiers. Au-delà du BIM, la valeur ajoutée de la maquette numérique se portera sur le suivi de la maintenance et de l'exploitation des bâtiments. La recherche de l'efficience énergétique y pousse et la puissance des logiciels facilitera la tâche.

Mettons le focus sur la mise en place d'un monitoring complet sur un bâtiment comprenant, non seulement le suivi des consommations d'énergie, mais aussi la pathologie et l'obsolescence des matériaux employés, les flux des usagers, leurs habitudes. Ce n'est pas de la science-fiction car les outils deviendront accessibles et le coût, aujourd'hui significatif, sera très bientôt abordable, très abordable. Tout cela générera une masse formidable de données, les fameuses big data.

Mettons aussi le focus sur un patrimoine complet. Qu'il s'agisse de l'État, de collectivités territoriales, d'un bailleur social, la masse impressionnante d'informations permettra de piloter et d'arbitrer en temps réel la gestion du patrimoine. Formidable ! Enfin, la notion de coût global va-t-elle pouvoir être prise en compte. Mais qui sera l'opérateur et le propriétaire des données ? Le propriétaire maître d'ouvrage ou la société concessionnaire ? Qui managera ces dernières ? Qui sera en mesure d'arbitrer les choix ?

Admettre que certains bâtiments puissent se concevoir en conception-réalisation-exploitation n'a rien d'illogique. Mais sur chacun des projets, quid de la bataille entre les « grands » et les « petits » ? À grande échelle, avec l'IA, c'est une tout autre analyse, et le séquençage des missions par différents opérateurs prendra tout son sens pour la défense des intérêts communs et permettre au maître d'ouvrage de garder la maîtrise de son patrimoine.

L'IA : révolution partagée ?

On peut faire une conclusion hâtive et dire que l'IA ne sera bénéfique que pour un seul acteur : celui qui possède la valeur ajoutée dans sa fonction. Mais, avec du recul, nous avons constaté les trente dernières années des gains de productivité énormes, donc une baisse des coûts et, surtout, une revalorisation de fonctions qui se sont transformées en tâches expertes. Mais alors, quelles perspectives pour des assistants qui exécutaient les activités à moins forte valeur ajoutée ? Eh bien, depuis trente ans, ces emplois ont évolué dans d'autres fonctions, comme le marketing, la communication, le juridique.

L'IA ne cesse de nous faire évoluer vers plus d'expertise humaine. Et le vrai défi d'aujourd'hui, qui pour nombre d'acteurs se vit comme une angoisse, c'est l'accélération phénoménale de ce processus. Aurons-nous le temps de nous former et de changer nos process, nos emplois et nos métiers ?

L'intelligence artificielle est un changement de paradigme qui affecte l'ensemble de l'industrie de la construction, que ce soit dans les modes de prescription, d'analyse, de construction, de suivi de chantier et de management des employés.

Se poser la question d'y aller ou pas ne sert à rien. On y est déjà ! Si nous gardons notre esprit créatif et coopératif, c'est une grande opportunité qui nous est offerte

Il reste une exigence, toujours la même : la formation continue qu'il faudra renforcer et la formation initiale qui devra, elle aussi, être réformée. Cette formation sera de plus en plus transversale et évolutive, engendrant, d'ores et déjà, des méthodes collaboratives d'apprentissage. On se trouve confronté à un double défi en matière de formation. D'abord, celui d'apprendre et de retenir ce qu'on appelle les fondamentaux : lire, écrire compter. Ensuite, celui de faire face à son époque : révolution numérique et IA.

Finalement, ce qui fera le succès et la réussite de l'IA dans l'industrie du bâtiment, ce ne sont pas simplement les outils, mais la façon dont nous serons amenés à collaborer. La transmission des savoirs reste au coeur de cette problématique pour prendre le train de l'intelligence artificielle. Restons des acteurs et non pas des observateurs.

L'avenir des missions et des métiers liés à l'industrie de la construction relève de services dont nos clients auront toujours besoin. Certes l'IA modifie et modifiera nos approches, analyses, procédés, relations contractuelles et assurantielles, mais elle nous permettra de travailler sur la valeur ajoutée de notre expertise, de notre connaissance, de nos procédures et de notre créativité, pour offrir à nos clients un service adapté.

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