Frédéric REMOND

Directeur de projets, McKinsey & Company.

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Les compétences technologiques : pierre angulaire de la construction de demain

Si le secteur de la construction parvenait à porter sa maturité technologique à un niveau comparable à celui de secteurs tels que l'automobile ou les services aux collectivités, il accéderait à un potentiel de performance majeur. Pour y parvenir, ses défis prioritaires portent sur la montée en compétence des équipes, tant au stade de la conception que sur les chantiers. Dans ce secteur très fragmenté, ces impératifs concernent plus directement les PME et TPE, parfois moins avancées en termes de maîtrise et d'exploitation des opportunités technologiques.

Exploiter de manière plus systématique l'ensemble des potentiels offerts par le numérique demeure une priorité pour bon nombre d'acteurs de la construction. En 2016, le McKinsey Global Institute (MGI), centre de recherche de McKinsey, publiait une étude sur la maturité digitale des diverses activités économiques en Europe. À l'instar des secteurs très fragmentés et locaux, la construction affichait alors un certain retard en la matière sur l'ensemble des dimensions analysées 1. Par ailleurs, comparativement aux autres industries, la marge générée par la construction demeure modeste, avec un Ebidta de 4,4 % quand le secteur le plus performant génère en moyenne 19,8 % 2. De nombreuses innovations sont à même d'améliorer la qualité et la sécurité des chantiers tout en réduisant sensiblement les coûts et en améliorant la productivité globale du secteur. À titre d'exemple, une coordination plus forte dans la planification de projet entre bureaux d'études et chantiers pourrait être généralisée, en accompagnement d'une digitalisation plus systématique de ce processus de planification. Plus généralement, l'ensemble du secteur gagnerait à intégrer pleinement les nouvelles technologies pour lesquelles la lourdeur des investissements tend à être surestimée et les bénéfices à long terme insuffisamment perçus. De fait, les dépenses de R&D de la construction demeurent inférieures à celles des autres secteurs : moins de 1 % du chiffre d'affaires, contre 3,5 à 4,5 % pour les secteurs de l'automobile et de l'aérospatial. Il en va de même pour l'investissement dans les technologies de l'information, qui représente aussi moins de 1 % du chiffre d'affaires du secteur. La numérisation accrue des activités devient d'autant plus urgente que les projets gagnent en complexité, avec l'émergence de nouvelles contraintes réglementaires et de nouvelles exigences, notamment celles liées aux normes environnementales.

Le MGI estime que, pour pouvoir maintenir le rythme actuel de croissance du PIB mondial d'ici à 2030, le monde devra consacrer 57 000 milliards de dollars de dépenses aux infrastructures. Cette perspective constitue une puissante incitation pour les acteurs du secteur à intégrer les meilleures pratiques technologiques au profit de gains sensibles de productivité et d'une meilleure maîtrise de l'exécution des projets.

Cinq grands chantiers technologiques permettraient aux acteurs de la construction d'accomplir de manière optimale leur révolution numérique au cours des cinq prochaines années. Chacune de ces pistes repose sur une ou plusieurs innovations déjà applicables, ou en passe de l'être, dans le secteur de la construction.

Arpentage et géolocalisation à très haute définition

Bon nombre de projets de construction subissent des retards majeurs et des dépassements de budget en raison d'« impondérables géologiques ». Or sur ce point, les nouvelles techniques ayant recours à la photographie haute définition, la numérisation laser 3D et les systèmes d'information géographique, associés aux récents perfectionnement des drones, peuvent augmenter considérablement la précision et la rapidité de la construction.

La technologie d'arpentage moderne est aujourd'hui plus accessible que jamais, ses coûts ayant largement baissé. Les fournisseurs spécialisés proposent des solutions d'arpentage combinant à la fois le recueil d'image, le transfert et le traitement des données, ainsi que des logiciels permettant un pilotage automatisé des drones ou encore des tableaux de bord exploitant la visualisation de données.

Modélisation des informations du bâtiment en 5D de prochaine génération

La modélisation des informations du bâtiment (BIM) de prochaine génération permet d'obtenir une représentation en cinq dimensions des caractéristiques physiques et fonctionnelles d'un projet. Au-delà des paramètres standards de conception spatiale en 3D, elle intègre également le coût et le planning du projet. Elle prend aussi en compte de nombreux aspects, tels que les données des géomètres, et bien d'autres spécifications concernant l'esthétique, les conditions thermiques et les propriétés acoustiques des bâtiments. Par son caractère visuel et intuitif, le BIM 5D permet aussi aux maîtres d'oeuvre de mieux identifier les risques en amont, et d'optimiser la prise de décision. Maîtres d'ouvrage, maîtres d'oeuvre et sous-traitants se heurtent souvent, à l'heure actuelle, à une hétérogénéité entre leurs plateformes de modélisation, qui entrave la synchronisation de leurs activités et les prive d'une représentation intégrée et en temps réel de la conception, des coûts et du planning des projets. Et 75 % des acteurs qui ont adopté le BIM se disent satisfaits du retour sur investissement qu'ils en ont obtenu. En conséquence, bon nombre de gouvernements, dont ceux du Royaume-Uni, de la Finlande et de Singapour, imposent l'utilisation du BIM pour les projets d'infrastructures publiques.

La plus-value de la technologie BIM 5D sera d'autant plus importante que lui sera adjointe la technologie de la réalité augmentée. Dans cet environnement de « réalité mixte », les utilisateurs peuvent intégrer des hologrammes aux objets physiques et interagir avec les données par des commandes gestuelles, visuelles et vocales.

Collaboration digitale et mobilité

Des solutions de collaboration en ligne et de mobilité commencent à se déployer sur le terrain. Les géants mondiaux de la construction ont conclu avec des éditeurs de logiciels leurs premiers contrats portant sur le développement de plateformes dans le cloud afin d'assurer la supervision opérationnelle. Celles-ci intègrent la technologie mobile, de même que la planification, la budgétisation et la gestion documentaire des grands projets.

La digitalisation des flux de travaux offre des avantages substantiels. À titre d'illustration, dans le cadre d'un projet de construction d'un tunnel aux États-Unis impliquant près de 600 fournisseurs, le maître d'oeuvre a développé une solution reposant sur une plateforme unique pour les appels d'offres, les soumissions et la gestion des contrats. Cette plateforme a permis d'économiser plus de vingt heures de temps-homme par semaine, de réduire le temps d'établissement des rapports de chantier de 75 % et d'accélérer les remises de documents à hauteur de 90 %.

Optimisation des chantiers par l'Internet des objets et l'analytique

Les grands chantiers génèrent des volumes croissants de données, qui, faute d'être intégralement enregistrées, mesurées et traitées, demeurent insuffisamment exploitées.

Un déploiement plus massif de l'Internet des objets permettrait de surveiller et de contrôler les machines, les équipements, les matériaux et les structures et d'agréger l'ensemble de ces données sur une plateforme centralisée intégrant tous les paramètres de performances critiques.

Les applications de telles technologies sont multiples :

  • Surveillance et réparation des équipements. Grâce aux capteurs avancés, les machines peuvent détecter et communiquer les besoins d'intervention, et envoyer des alertes automatiques garantissant leur maintenance préventive.
  • Gestion des stocks et passation des commandes. Les systèmes connectés peuvent anticiper les risques d'épuisement des stocks et favoriser la gestion optimale des commandes par les chefs de chantier.
  • Évaluation de la qualité. Les « structures intelligentes » qui utilisent des capteurs de vibrations pour tester la résistance et la fiabilité d'une structure pendant la phase de construction sont capables de détecter les déficiences et permettent de les corriger de façon précoce.
  • Efficacité énergétique. Les capteurs de nouvelle génération permettent d'améliorer l'efficacité énergique des chantiers en surveillant la consommation de carburant des équipements et des engins.
  • Sécurité. Les bracelets connectés préviennent contre les risques de somnolence ou d'accident en détectant toute anomalie sur le chantier.

Conception et construction évolutives

Les nouveaux matériaux de construction, tels que le béton autocicatrisant, les aérogels et les nanomatériaux, de même que les méthodes de construction innovantes telles que l'impression 3D et les modules préassemblés, peuvent également contribuer à réduire les coûts et à accélérer la construction, tout en améliorant la qualité et la sécurité. L'industrie des matériaux de construction a connu au cours des dernières décennies une vague d'innovations dont :

  • Le béton autocicatrisant. Ce matériau utilise les bactéries comme agent cicatrisant, pour refermer les fissures apparaissant sur le béton.
  • Topmix perméable. Alternative au ciment, ce matériau est capable d'absorber très rapidement d'importants volumes d'eau.
  • Nanomatériaux. À terme, ces matériaux ultrarésistants et ultralégers pourraient servir de substitut aux renforts en acier dans les structures et les fondations.
  • Aérogel. Ce matériau ultratransparent et ultra-isolant est composé à plus de 95 % d'air. Il est disponible dans le commerce.

Certains de ces « matériaux du futur » pourraient redéfinir la façon de concevoir et d'exécuter les projets. Si leur taux d'adoption reste cependant faible, les entreprises qui ont réussi à les mettre en oeuvre ont dû opérer des changements radicaux dans leurs processus internes de planification, de conception, d'achat et de construction.

La généralisation des technologies digitales nécessitera une adoption par le secteur de méthodes de travail profondément renouvelées.

Le développement à grande échelle des compétences numériques constitue une condition sine qua non de l'amélioration de la productivité du secteur de la construction. Toutefois, la fragmentation du secteur (entre géants industriels, PME, artisans) souvent liée au recours à la sous-traitance et à l'hétérogénéité des degrés de sophistication, accroît la difficulté d'obtenir une maîtrise des savoir-faire et des usages digitaux, et, à moyen terme, le secteur pourrait être exposé à une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée Cette hétérogénéité entre acteurs en matière de maturité digitale étant très souvent corrélée à la taille des entreprises concernées, il conviendra par ailleurs de veiller à ce que les PME et TPE ne subissent pas un effet de décrochage par rapport aux grands acteurs, souvent plus avancés dans la maîtrise et l'exploitation des opportunités technologiques. L'impératif d'une montée en compétence massive ne pourra être satisfait que par une collaboration étroite entre acteurs de l'ensemble de la chaîne de valeur et pouvoirs publics, portant à la fois sur la formation et la montée en compétence du capital humain.



  1. McKinsey Global Institute, « Digital Europe: Pushing the frontier, capturing the benefits », juin 2016.
  2. McKinsey Global Institute, « Reinventing Construction: a route to higher productivity », février 2017.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-10/les-competences-technologiques-pierre-angulaire-de-la-construction-de-demain.html?item_id=5716
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