Emmanuel OLIVIER

Président de la société Ubiant.

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Cyberstructure et cinquième fluide : des révolutions dans le bâtiment

Les bâtiments, remplis de capteurs et de serveurs, sont traversés de données et de systèmes d'information connectés. En complément mais aussi en supervision des flux traditionnels d'eau ou d'électricité, la gestion intelligente de ce « cinquième fluide » que représente Internet est l'un des grands défis pour la filière du bâtiment. Des cyberstructures, véritables cerveaux locaux des bâtiments, peuvent se déployer, révisant en profondeur l'économie globale du secteur.

Visionnaire, le canadien Marshall McLuhan parla très tôt de village global (1967), alors qu'Internet n'était encore qu'un projet 1. Le théoricien de la communication comprit que ces technologies allaient conférer un certain don d'ubiquité, permettant de voir et d'agir à distance sans se déplacer. Anticipant le smartphone dès 1967, il déclara : « Nous serons tous interconnectés dans une conscience globale grâce à des ordinateurs portables de la taille d'audioprothèses. » Il en perçut aussi les risques de dérive.

Quarante ans plus tard, avec sa généralisation au niveau mondial, Internet est devenu un phénomène de société qui nécessite, entre autres, un renforcement de la protection de la vie privée. Les médias avaient été désignés comme le quatrième pouvoir, s'ajoutant à l'exécutif, au législatif et au judiciaire. Internet serait devenu le « cinquième pouvoir ».

Dans le bâtiment, la connexion des données est devenue, en quelque sorte, le « cinquième fluide », après l'eau, le gaz, l'électricité et le câblage voix-données-images (VDI). La gestion des données devient un actif immobilier en tant qu'élément déterminant de la création de valeur foncière et locative tout au long du cycle de vie du bâtiment. On parlera de « cyberstructure » connectée et permanente du bâtiment afin de permettre un traitement local même en cas de coupure d'Internet et de garantir la sécurité, la résilience et la protection de toutes les données produites par le bâtiment.

Ces progrès possibles ne sont pas sans danger, pour les libertés comme pour l'environnement. Au-delà du risque individuel de voir nos données exploitées sans notre consentement, la surconsommation d'énergie générée par les centres de données cause des impacts allant à l'encontre de la logique de développement durable et des différentes réglementations thermiques (RT 2012 et 2020). En effet, avec la généralisation des services hébergés dans le cloud, les centres de données (data centers) consomment déjà plus de 2 % de l'énergie mondiale.

Subsidiarité et décentralisation

Afin de mieux préserver la vie privée des occupants, tout en améliorant la performance énergétique des bâtiments, nous devons appliquer le principe de subsidiarité.

Le principe de subsidiarité consiste à laisser agir l'entité la plus compétente et la plus proche de ceux qui sont directement concernés. Cette logique, appliquée au bâtiment, implique prioritairement un traitement local des données avant d'exécuter l'action dans un data center sur le cloud.

Il en va de même au sujet des fonctions embarquées dans un matériel. Il est peut-être utile que l'objet sache agir seul sans dépendre d'un autre élément. En revanche, l'objet n'a pas forcement la vision sur le contexte global qui lui permettrait d'agir de manière plus pertinente. Dans ce cas, il doit laisser la tâche à un niveau supérieur qui, lui, possède la vue globale pour agir.

Cette approche distribuée nécessite l'abandon des silos traditionnels du bâtiment, organisés en lots spécifiques étanches, au profit d'une approche transversale et interopérable des systèmes. Aujourd'hui, le monde de l'Internet des objets apparaît à la fois bien trop global et bien trop peu local.

Concrètement, si un capteur de mouvement a été installé pour les besoins de l'éclairage, il doit pouvoir être utilisé pour la régulation thermique et réciproquement. D'une manière générale, la quantité de données à traiter, la protection des données sensibles (vie privée), l'efficacité énergétique ou l'aspect critique d'une tâche pour la vie humaine (sécurité incendie ou qualité de l'air) sont autant de raisons pour ne pas systématiquement transférer les calculs sur le cloud et laisser l'intelligence du bâtiment agir seule.

Installer les serveurs dans les bâtiments s'inscrit aussi dans une logique d'économie circulaire, car la chaleur qui serait un « déchet » devient une ressource, qui sert à chauffer un local ou à produire de l'eau chaude sanitaire en l'associant à une pompe à chaleur.

La société Qarnot Computing produit un radiateur-calculateur sur ce principe. Il en ressort des « cyberstructures », hébergées dans les bâtiments, qui permettront de réduire l'empreinte carbone des data centers dont 40 % de l'énergie consommée sert à refroidir les machines. Au contraire, les cyberstructures coordonnées opéreront comme des centres de données distribuées, dont la chaleur servira de ressource énergétique pour les bâtiments.

Cyberstructure

La racine cyber est tirée du mot grec kubernêtikê, « gouvernail », c'est-à-dire instrument qui sert à guider. L'expansion des cyberstructures implique une nouvelle gouvernance des services et de nouveaux métiers.

Les premiers acteurs de l'immobilier qui ont produit des logements connectés ont mis sur le marché des logements qui ne possèdent ni cyberstructure native ni gouvernance intelligente. Ce qui devait générer des économies s'est transformé en une perte importante de valeur, car ces promoteurs ont dû gérer des problèmes de réserves qui auraient pu être détectés et traités avant l'entrée des occupants dans les lieux.

L'absence de cyberstructure à la livraison des logements est au mieux une perte de données, au pire une perte d'image de marque quand des problèmes sont découverts après la livraison. L'avenir réside dans les bâtiments connectés nativement, les défauts et défaillances y étant détectés avant livraison, ou avant qu'ils ne surviennent, à l'aide d'algorithmes de maintenance prédictive. Pour cela, le bâtiment doit optimiser le cinquième fluide dès la livraison, et l'exploitant doit être identifié en amont des travaux, car cette cyberstructure sert aussi à assister les entreprises en phase chantier par automatisation des contrôles et assistance à distance.

Une cyberstructure est composée d'un BOS (building operating system) qui est l'équivalent de l'OS (operating system), lesystème d'exploitation de nos smartphones ou PC. Ce BOSmet en relation les appareils connectés et les applications du bâtiment au travers d'API (application programming interfaces, interfaces de programmation), pour que des ESN (entreprises de services du numérique) puissent construire des services. Le BOS est prioritairement hébergé sur des serveurs locaux et communique à travers un réseau fédérateur que l'on peut vraiment qualifier de cinquième fluide du bâtiment, sur le modèle du label R2S (ready to services) de la SBA (Smart Building Alliance) 2.

La cyberstructure devient le centre cognitif d'un bâtiment tertiaire ou résidentiel. Son rôle est de surveiller en permanence les événements qui se produisent dans le bâtiment et d'agir pour décharger les usagers de tâches fastidieuses et répétitives afin d'assurer le meilleur équilibre entre confort, garantie de services et efficacité énergétique.

Cinquième fluide, BOS, BIM et équipements actifs sont des composants essentiels de la cyberstructure. Celle-ci n'est pas qu'une simple fonctionnalité technique pour rendre le bâtiment intelligent, elle opère aussi comme un média : le bâtiment produit des données comme source de création de valeur, et non plus uniquement comme charge d'exploitation.

Abandon des silos et dématérialisation

L'interopérabilité des systèmes permet de diminuer la matière première et l'énergie consommée du bâtiment par mutualisation des moyens matériels. En répercussion, cela permet de diminuer à la fois les dépenses d'investissement et de fonctionnement.

Ce changement de paradigme est vertueux, car il fait économiser de la matière et de l'énergie et écarte le risque d'obsolescence des produits physiques. Il implique cependant de repenser les processus et modes opératoires pour s'adapter à une économie décentralisée et dématérialisée. Cette transition numérique concerne tous les secteurs et représente un enjeu majeur pour la filière BTP.

À l'instar de l'industrie automobile qui doit vendre des services de mobilité à des personnes qui ne sont plus propriétaires de leur véhicule, voire qui ne passent plus le permis de conduire (comme les jeunes urbains par exemple), l'industrie du BTP devra dégager des revenus de services sur le cycle d'exploitation du bâtiment, et plus uniquement sur la phase travaux.

Aujourd'hui, certains industriels du bâtiment font le choix de déléguer aux Gafa la gestion de leurs données et services dématérialisés sur des services cloud externes. Ce choix de court terme peut se révéler dangereux à long terme. Au CES 2019 (Consumer Electronics Show, à Las Vegas),les assistants vocaux étaient partout, y compris en standard dans les appareillages muraux comme les interrupteurs ou les thermostats. Cela signifie que les usagers ont des micros allumés en permanence chez eux, ce qui pose un problème évident d'intrusion dans la vie privée, qui a un moment donné provoquera un rejet de ces technologies par les habitants.

Une cyberstructure avec traitement local des données est un facteur de confiance. Une telle posture n'empêche pas de collaborer avec les Gafa quand cela est pertinent. Il est évident que l'utilisation de leurs instruments peut aussi créer de la valeur. Mais la gestion des données du cercle privé et intime doit être effectuée au plus proche des intérêts de l'occupant.

Le BOS du bâtiment (jumeau numérique), sa maquette BIM, son DOE (dossier des ouvrages exécutés), le carnet de santé du logement et les données produites tout au long du cycle de vie doivent être sécurisés, stockés et exploités en tant qu'actifs immobiliers, potentiellement dupliqués dans plusieurs lieux, par sécurité, mais exécutés selon les principes de subsidiarité et de cybersécurité réclamés pour le traitement des données personnelles et selon les réglementations en vigueur (RGPD, RT).

La réglementation thermique à venir (RT2020) impliquera que les bâtiments produisent plus d'énergie qu'ils n'en consomment. C'est la logique des bâtiments à énergie positive (Bepos). La généralisation de l'autoconsommation renforcera la nécessité d'une cyberstructure autonome, annonçant progressivement la bascule d'un modèle centralisé de production énergétique et de gestion des données vers un modèle décentralisé tant pour la production et le stockage de l'énergie que pour le traitement et le stockage des données produites par le bâtiment et ses usagers.

Le transfert des plateformes centralisées vers une logique distribuée rétablirait l'équilibre entre une économie globalisée et une économie locale, revalorisée autour des villes et territoires intelligents.

Le cinquième fluide transforme les bâtiments, dont les qualités ne résidaient que dans l'enveloppe et dans les matériaux utilisés, en bâtiments intelligents qui possèdent une cyberstructure créatrice de valeur.

Dorénavant, une notice descriptive d'un immeuble pour un acquéreur ou un investisseur ne sera pas uniquement la description de l'infrastructure (sous le niveau du sol) et de la superstructure (au-dessus du niveau du sol). Elle contiendra également la description de la cyberstructure qui innerve le bâtiment, en tant que réseau fédérateur de l'ensemble des flux de données (transactions énergétiques, vidéosurveillance, contrôle d'accès, visiophonie, éclairage, domotique, réseaux sociaux du bâtiment, etc.).

Une telle cyberstructure implique de nouvelles expertises. Tout au long de la phase d'exploitation, des relais d'entreprises locales vont être indispensables pour l'installation, la maintenance et l'accompagnement des utilisateurs, en partenariat avec les FM (facility managers, services généraux) et les syndics de copropriété. Les modèles d'affaires vont évoluer et les services numériques pourraient devenir la principale source de revenus des industriels.



  1. Voir son ouvrage Message et Massage, un inventaire des effets, Jean-Jacques Pauvert, 1968. L'édition originale date de 1967.
  2. Le référentiel R2S est un guide précieux pour la mise en oeuvre d'une gestion optimisée du cinquième fluide (www.smartbuildingsalliance.org).
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2019-10/cyberstructure-et-cinquieme-fluide-des-revolutions-dans-le-batiment.html?item_id=5714
© Constructif
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